« Il faut travailler sur un audit adapté aux PME ! »

Publié le 15/03/2017

Jean-Luc Flabeau a été réélu cette année pour un mandat de deux ans à la tête de la Compagnie régionale des commissaires aux comptes de Paris. Il va donc devoir accompagner ses confrères dans la mise en œuvre de la réforme européenne de l’audit, entrée en application en juin dernier. Une réforme dont il espère qu’elle sera rapidement remise en chantier car il la juge, et il n’est pas le seul, globalement mauvaise. Il nous confie également son souhait de voir développer en France un audit proportionné à la taille des PME. Enfin, sur un terrain plus politique, Jean-Luc Flabeau est déterminé à défendre la survie des compagnies régionales des commissaires aux comptes.

Les Petites affiches – La réforme européenne de l’audit avait pour objectif de déconcentrer le marché. Or les premiers mois d’application semblent montrer que le marché se crispe, comme le prédisaient les auditeurs lors de la conception de celle-ci. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Luc Flabeau – La réforme est entrée en application le 17 juin dernier, nous manquons donc encore de recul, il faudra à mon sens trois ou quatre ans pour vraiment en mesurer ses effets. Mais on commence en effet à ressentir une concentration sur les entités d’intérêt public (EIP). Le marché des grands comptes était déjà très concentré, c’est plus inquiétant sur celui des petites et moyennes EIP car cela va priver les cabinets moyens d’une partie de leur clientèle et potentiellement les détourner de l’audit. Dans mon cabinet, nous avons perdu l’an dernier un beau mandat EIP à cause de la nouvelle réglementation qui oblige les entreprises à changer régulièrement de cabinet. Nous aurions pu obtenir un ultime mandat de six ans, mais l’entité concernée a voulu faire ce qu’on appelle un tuilage, autrement dit échelonner le renouvellement de ses deux cabinets. Avant la rotation obligatoire, il n’existait pas de limite de durée de sorte que la question ne se serait pas posée. J’ajoute que l’entreprise concernée nous a remplacés par un Big Four, de sorte que ses deux cabinets sont désormais des Big. On voit donc bien dans cet exemple que la réforme a effectivement entraîné un changement, mais au lieu d’ouvrir le marché à de nouveaux intervenants, elle l’a au contraire concentré davantage dans les mains des grands réseaux internationaux.

LPA – Outre la rotation, les appels d’offres sont également pointés du doigt. Pourtant ils existaient avant la réforme. Qu’y a-t-il de nouveau et en quoi est-ce lourd pour les cabinets ?

J.-L. F. – La réforme a institutionnalisé les appels d’offres sur les EIP et en a donc renforcé le poids. Cela a pesé en faveur de l’argument du prix, mais aussi bénéficié aux Big Four, mieux outillés que les autres pour y répondre. Les appels d’offres sur des dossiers importants imposent de mobiliser beaucoup de ressources. Il faut se documenter sur l’entité, évaluer le volume de travail, et souvent cela doit être fait en un temps record et donc ça désorganise les cabinets moyens. À l’inverse, les plus grands ont des départements dédiés qui ne font que ça. Répondre sérieusement à un appel d’offres est consommateur de temps : cela peut prendre une semaine sur un dossier de taille moyenne. Tous les cabinets ne disposent pas de telles ressources.

LPA – À vous entendre, on se dit qu’il faut déjà songer à réformer la réforme….

J.-L. F. – Je pense en effet que la réforme est globalement mauvaise pour les entreprises comme pour la profession de commissaire aux comptes et qu’elle devra nécessairement être révisée pour deux raisons. La première, c’est qu’elle a raté l’objectif d’harmonisation. De très nombreuses options ont été proposées aux États membres de sorte que tous les pays n’ont pas choisi la même durée maximale de mandat à l’intérieur de la limite de dix ans, tous n’ont pas mis la double option comme en France, il y a des différences sur les services autres que la certification des comptes… La deuxième raison, c’est qu’on voit se dessiner une réflexion générale sur le niveau de régulation que l’on peut imposer à l’économie sans pour autant tuer la croissance. Or, précisément, cette question se pose de façon aiguë en matière d’audit du fait de la réforme : concentration, pression à la baisse sur les prix, risque sur la qualité, menace de disparition d’acteurs…Il convient donc de bien placer le curseur sur le niveau de régulation, ce que nous n’avons pas du tout réussi avec cette réforme de l’audit.

LPA – Avant la réforme, tout était normé en France et notamment les missions accessoires susceptibles d’être confiées aux cabinets sans porter atteinte à l’indépendance de leur jugement. Bruxelles a fait sauter cet encadrement en décidant que tout serait autorisé, à charge pour les comités d’audit de décider ce que les cabinets peuvent faire, avec pour seule limite un plafond d’honoraires. Or, les comités d’audit sont, dit-on, paralysés, de peur de commettre une erreur et ne confient plus de missions accessoires. Qu’en pensez-vous ?

J.-L. F. – L’obsession des pouvoirs publics de garantir l’indépendance des commissaires aux comptes est à l’origine des règles de plus en plus complexes qui encadrent l’exercice du métier. Mais, parallèlement, il faut que notre réglementation sache s’adapter aux transformations de notre économie et puisse répondre le plus intelligemment possible aux besoins des entreprises, tout en respectant le principe d’indépendance des auditeurs. La Compagnie a réagi très rapidement sur la question que vous soulevez en publiant dès juillet dernier avec les entreprises, un guide pour accompagner les comités d’audit. Et ce, bien avant que le code de déontologie – que nous attendons toujours – soit sorti. D’une certaine manière, cela a permis de prendre la main. La situation est délicate dans la mesure où l’on passe d’une liste limitative d’activités autorisées à une autorisation de principe sauf exception. La solution simple aurait consisté à s’inspirer des règles anciennes – les diligences directement liées (DDL) – mais certains acteurs souhaitent profiter de la réforme européenne pour desserrer le carcan réglementaire. J’ai une double inquiétude au sujet des SACC (services autres que la certification des comptes). D’une part, que certains cabinets répondent trop largement aux besoins des clients et s’éloignent dangereusement de la réglementation de l’audit et de son principe de séparation de l’audit et du conseil ; d’autre part, que des cabinets petits et moyens franchissent la ligne jaune sans le savoir. Le rôle de surveillance des institutions ainsi que du régulateur seront déterminants sur le périmètre, la pratique et la maîtrise des SACC. Les comités d’audit préfèrent confier des missions accessoires à d’autres personnes que leurs commissaires aux comptes. Ce sont les premiers effets collatéraux d’une régulation trop forte. D’où, encore une fois, la nécessité d’atténuer rapidement son niveau avant que les effets négatifs ne s’installent durablement et soient irrémédiables.

LPA – Fin décembre, le Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C) a publié un communiqué indiquant qu’il ne signerait pas les conventions de délégation qui sont censées déléguer certaines missions à la Compagnie nationale des commissaires aux comptes en matière de formation, discipline et contrôle qualité. Qu’en est-il exactement ?

J.-L. F. – Le H3C a reçu de la réforme européenne des pouvoirs renforcés qu’il ne peut tous assumer. Il entend donc procéder par voie de délégation en confiant à la Compagnie nationale, l’inscription, la formation et le contrôle qualité des mandats non EIP (entités d’intérêt public). Je fais observer au passage que cela revient à confier à la Compagnie nationale des missions actuellement dévolues aux compagnies régionales. L’interdiction de subdélégation vers les 33 compagnies régionales est absurde et dénuée tout simplement de bon sens. L’instance nationale n’a pas les moyens d’assurer ces missions, les CRCC si, c’est leur rôle depuis toujours. En clair, on va demander à la Compagnie nationale d’inscrire le confrère de Clermont-Ferrand. Il faut rapidement que nous demandions aux pouvoirs publics d’autoriser une subdélégation de la CNCC vers les CRCC pour ces trois prérogatives. Et si ce n’est pas la CNCC qui porte cette revendication, j’entends bien agir, avec d’autres présidents de CRCC, pour rectifier cette situation aberrante. Pour en revenir au sujet du communiqué du H3C du 16 décembre 2016, nous sommes aujourd’hui dans une impasse totale. Le H3C, n’ayant pas de garantie sur le niveau de son budget de fonctionnement, refuse actuellement de déléguer ces missions à la CNCC. Face à cette situation très inquiétante, remettant en cause l’ensemble des dispositifs de nos institutions, le tout nouveau président de la CNCC, Jean Bouquot, négocie actuellement ce sujet avec le régulateur et la Chancellerie. J’espère que nous réussirons à sortir de cette impasse dans les toutes prochaines semaines. Pour la CRCC de Paris, nous avons un corps de contrôleurs qualité comptant plus de 50 confrères. Nous avons des permanents attachés au service contrôle qualité. Nous n’aurons pas les moyens de maintenir ce dispositif si 2017 devait être une année blanche sans contrôle ! Sur la question des finances, Il faut savoir que le budget du H3C devrait déjà être de 17,5 millions d’euros pour 2017, autrement dit supérieur à celui de la CNCC. Tout un symbole ! Tous les budgets de la Compagnie nationale et des CRCC vont devoir être repensés à l’aune de cette réorganisation afin que l’augmentation des cotisations auprès des professionnels qu’entraînera cette nouvelle organisation de l’audit légal soit la plus amortie possible.

LPA – Pour l’instant, la France a des seuils particulièrement bas en matière d’obligation de faire auditer ses comptes. Mais certains, dont vous faites partie, redoutent que ceux-ci ne soient relevés sous la pression européenne.

J.-L. F. – Les seuils européens au-dessus desquels l’audit est obligatoire sont : huit millions de chiffre d’affaires, quatre millions de total de bilan, 50 salariés. Certains pays vont même jusqu’à douze millions de chiffre d’affaires ! C’est très au-dessus des seuils français compris entre un et trois millions de chiffre d’affaires1. On estime qu’en France, sur un total de 220 000 mandats d’audit, entre 140 000 et 150 000 concernent des petites entreprises. Un relèvement des seuils aurait donc un impact très significatif sur la profession. On nous assure aujourd’hui qu’il n’est pas dans les projets de la Chancellerie de les modifier. Mais d’abord, les élections présidentielles vont amener de nouvelles équipes qui penseront peut-être différemment, et puis l’avis de Bercy pèse lourd sur ce type de sujet. Aujourd’hui, je suis dans l’incapacité de vous dire si les seuils évolueront ou pas, mais il est certain que c’est un sujet d’attention.

LPA – Vous êtes aussi un ardent défenseur d’un audit qui serait plus adapté à la taille des petites entreprises. Pourquoi ?

J.-L. F. – Depuis plus de dix ans, le syndicat ECF auquel j’appartiens demande la création, au sein de la Compagnie, d’un département PME comme il existe un département EIP. On nous rétorque que cela aboutirait à la scission de la profession. Jean Bouquot vient de lancer un plan Petites entreprises. Ce n’est pas un département inscrit dans le Code de commerce mais déjà une très belle avancée, que je salue. Mais que de temps perdu ! L’important maintenant est de travailler sur un audit adapté aux PME. Là encore on nous répond : « un audit est un audit, ne donnons pas l’impression qu’il existe différents niveaux et qualités d’audit ». Ce n’est pas le sujet. Il faut que les confrères puissent mieux adapter leurs travaux pour correspondre réellement aux besoins et aux spécificités de l’entité concernée. C’est pour moi le point majeur. D’ailleurs Bruxelles nous montre l’exemple, d’une part en produisant un texte pour les EIP et un autre pour les petites entreprises et, d’autre part, en précisant que l’audit des PME doit être proportionné à leur taille. Sur ce sujet de l’audit dans les PME, tout le reste me paraît somme toute, assez secondaire. Sachons être pratiques et pas trop conceptuels.

LPA – La révolution technologique semble être l’enjeu majeur du développement de votre profession. Comment les institutions peuvent-elles accompagner ces évolutions ?

J.-L. F. – La Compagnie a travaillé ces dernières années presque exclusivement sur la réforme européenne, délaissant certains autres sujets majeurs. Il faut maintenant en effet concentrer les réflexions et travaux sur les évolutions technologiques et leur incidence sur nos missions d’auditeur. L’écart entre les réseaux mondiaux et les autres s’est creusé, les premiers ont pris beaucoup d’avance en procédant à des acquisitions dans les nouvelles technologies. Il faut donc que la Compagnie nationale et les compagnies régionales puissent accompagner et former les confrères. Nous avons mis en place à la CRCC de Paris un groupe de travail sur ces problématiques et Jean Bouquot en a fait de même à la CNCC. Ces évolutions, nous le savons, vont complètement révolutionner nos approches d’audit. Jusqu’à présent nous fonctionnions par la technique du sondage ; le Big Data permet à l’inverse une approche exhaustive. On peut tout contrôler. C’est, pour les auditeurs, la perspective d’un travail plus enrichissant et pour les entreprises d’une plus forte valeur ajoutée. Mais cela nécessite que nous embauchions des profils très qualifiés et notamment des ingénieurs pour concevoir des programmes d’audit dans ce nouvel univers. Et pour cela, nous avons besoin que l’audit soit correctement rémunéré. Or si les honoraires continuent de baisser, nous allons rencontrer très vite un problème de qualité. Je considère que la révolution numérique dans les entreprises est un excellent vecteur pour nos métiers d’audit. À la condition de prendre la vague au bon moment et de se préparer à ce que cette mutation soit aussi une révolution dans nos cabinets et un changement profond de nos approches d’audit.

LPA – Quelles seront vos priorités à l’occasion de ce second mandat ?

J.-L. F. – Mon programme de travail s’articule autour de quatre axes. Je ne me résous pas à l’idée que la réforme est actée, qu’il faut s’y faire et l’appliquer au mieux. Je pense au contraire qu’il convient d’en identifier les failles dans la perspective de la réformer et la faire évoluer. Le deuxième axe consiste, en attendant la réforme, à accompagner au mieux les professionnels dans l’application des nouveaux textes européens. Troisième axe : poursuivre et amplifier nos relations avec notre environnement pour défendre le rôle des commissaires aux comptes. Et enfin, développer l’attractivité de la profession. Le niveau de réglementation qu’on nous impose complique singulièrement l’exercice de l’activité, de sorte que les professionnels se réalisent davantage dans l’expertise comptable et le conseil que dans l’audit. Je reste par ailleurs convaincu de l’utilité des 33 CRCC : elles apportent le lien nécessaire entre le régulateur et les confrères sur le terrain et dans toutes les régions. Mais je sais aussi qu’un danger de marginalisation pèse sur elles. Avec plusieurs présidents de CRCC, nous allons défendre le rôle de proximité des CRCC, avec ou sans l’aide de la CNCC.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Les entreprises soumises en France à l’obligation de faire certifier leurs comptes sont :
  • 2.
    - toutes les SA ;
  • 3.
    - les SARL qui réunissent deux des trois seuils suivants : chiffre d’affaires hors taxes supérieur à 3 100 000 € ; total bilan supérieur à 1 550 000 € ; nombre de salariés supérieur à 50.
  • 4.
    - les SAS qui dépassent à la clôture de l’exercice deux des trois seuils suivants : chiffre d’affaires hors taxes supérieur à 2 000 000 € ; total bilan supérieur à 1 000 000 € ; nombre de salariés supérieur à 20.
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