« Il faut en finir avec le dogme suicidaire “un audit est un audit” ! »

Publié le 15/11/2017

Jean-Luc Flabeau a présidé la Compagnie régionale des commissaires aux comptes de Paris pendant trois années. Olivier Salustro prend sa suite et entend s’inscrire dans la logique de la politique menée par son prédécesseur, notamment en défendant un audit proportionné à la taille des entreprises, en veillant à ce que les réformes de l’audit ne vident pas le métier de son attractivité et de sa substance ou encore en défendant les seuils actuels d’audit contre la tentation de s’aligner sur les seuils européens. De son côté, Jean-Luc Flabeau prend la tête du deuxième syndicat de la profession, ECF. Les deux hommes ont proposé de s’entretenir ensemble dans une interview exclusive aux Petites Affiches pour exprimer leur approche commune des grandes questions d’actualité de la profession.

Les Petites affiches 

Jean-Luc Flabeau, vous prenez vos fonctions à la tête d’ECF et vous Olivier Salustro, à la tête de la CRCC de Paris à un moment charnière de la vie de la profession, puisque la réforme européenne de l’audit vient d’être transposée. Où en est-on exactement ? Tous les textes sont-ils adoptés ?

Jean-Luc Flabeau 

Cela fait plus d’un an que la réforme a été transposée, mais il est vrai que certains textes se sont fait attendre. Aujourd’hui, le dispositif est complet, nous avons l’ordonnance, le décret, mais aussi le Code de déontologie qui a été un peu plus long à être promulgué. Enfin, au début de cette année sont intervenues les trois conventions par lesquelles le Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C) accorde des délégations à la Compagnie nationale, pour gérer à sa demande et selon ses consignes le contrôle qualité, la formation et l’inscription. La réforme européenne a en effet transféré au Haut conseil ces trois fonctions auparavant dévolues à la profession. Le H3C en est désormais le responsable final, mais il a choisi pour des questions d’organisation d’en déléguer la mise en œuvre à la Compagnie nationale avec la nécessaire participation des compagnies régionales qui sont les acteurs effectifs et de proximité. Le cadre réglementaire est donc stabilisé et nous sommes dans le temps de la mise en pratique au niveau des institutions des conventions de délégation entre la compagnie nationale et le H3C. Si l’ordonnance de transposition avait prévu un système de subdélégation permettant au H3C de traiter directement avec les compagnies régionales, cela aurait évité la mise en place d’une mécanique inutilement complexe et coûteuse.

Olivier Salustro 

En effet, nous ne sommes pas dans une relation tricéphale avec la Compagnie nationale et le H3C, mais dans des rapports bilatéraux H3C/Compagnie nationale et Compagnie nationale/compagnies régionales. Prenons l’exemple des contrôles de qualité des cabinets détenteurs de mandats auprès d’entreprises qui ne sont pas des entités d’intérêt public – le contrôle des cabinets EIP est exercé directement par le H3C. Le H3C émet des directives sur le contrôle qualité qu’il souhaite voir mis en œuvre à la Compagnie nationale qui nous les répercute. Résultat, cette année, nous allons débuter les contrôles avec 5 mois de retard ce qui pose un problème au regard de la saisonnalité de l’activité des cabinets. On peut espérer que la situation va s’améliorer avec l’expérience car cette année est celle de la première mise en œuvre, mais de toute façon chaque année il y aura probablement de nombreuses navettes entre le H3C et la compagnie nationale et les CRCC qui vont nous faire perdre du temps.

LPA 

Avec cette réforme, votre profession est passée d’une régulation partagée à une régulation presque entièrement extérieure à la profession. Le H3C est en effet compétent pour la formation, la qualité, la conception des normes d’exercice professionnel, la discipline…Comment appréhendez-vous ce changement ?

J-LF

Et ces pouvoirs singulièrement accrus sont confiés en plus à un collège qui ne comprend plus de commissaires aux comptes en exercice, mais seulement trois anciens professionnels. C’est, semble-t-il, une tendance actuelle dans les autorités administratives indépendantes d’écarter les professionnels. On peut comprendre les préoccupations d’indépendance et la crainte des conflits d’intérêts, mais il faut prendre garde à ne pas se couper totalement de la réalité du métier que l’on prétend réguler. Heureusement, l’élaboration des normes est confiée à des commissions mixtes qui comprennent des professionnels. D’une manière générale, les textes nous sont très défavorables, mais cela peut être, je l’espère, compensé par la qualité du dialogue entre le H3C et nos institutions professionnelles.

OS

À ce sujet, la présidente du H3C, Christine Guegen, s’inscrit clairement dans une démarche constructive et d’écoute. Je pense que nous avons un crédit d’intention positif. Mais elle nous rappelle, avec raison, qu’elle n’est pas l’auteur des textes et que par ailleurs elle doit les appliquer. C’est pourquoi, nous serons vigilants sur la manière dont les choses vont s’organiser et fonctionner dans les mois qui viennent. Il ne faut pas décourager les vocations. Le fait que le H3C puisse par exemple prononcer des sanctions pécuniaires contre les auditeurs personnes physiques peut inquiéter légitimement les professionnels. C’est une nouveauté de la réforme : jusque-là les sanctions disciplinaires se traduisaient par des interdictions temporaires ou définitives d’exercer. Aujourd’hui, on ajoute un chapitre pécuniaire, l’un n’étant pas exclusif de l’autre. De même, le H3C prend la formation en mains, il ne faudrait pas que des exigences trop théoriques la rende rebutante. Nous subissons déjà une pression intense sur les honoraires et de très lourdes contraintes réglementaires, ce qui nous oblige à gérer une forme d’effet ciseau. Le régulateur doit en tenir compte et faire en sorte de ne pas déstabiliser une profession qui a su se montrer irréprochable.

J-LF

Non seulement on risque d’être moins attractifs auprès des jeunes diplômés, mais on s’expose aussi à décourager les professionnels en exercice. Les plus grands cabinets se plaignent de la lourdeur des contrôles qualité. Dans les plus petits c’était jusqu’ici supportable mais les nouvelles consignes passent mal. Le contrôleur qualité qui est un confrère ne peut plus aller déjeuner avec le contrôlé au nom du dogme d’indépendance. À première vue c’est un détail, mais en réalité cela change complètement l’esprit des contrôles. À la CRCC de Paris, nous avons toujours préféré un contrôle confraternel et pédagogique, bâti sur le dialogue, plutôt qu’un contrôle désincarné. Nous allons devoir pourtant passer au contrôle pur et dur. Le risque c’est de décourager les confrères qui ont quelques mandats. Ils vont considérer que l’investissement professionnel qu’on leur impose est disproportionné au vu de l’intérêt de la mission et de la rémunération. Il y a énormément de confrères qui n’ont qu’un ou deux mandats et à qui on demande des efforts disproportionnés. Et pour cause ! Cette réforme est une réponse à la crise financière de 2008, elle a été taillée sur-mesure pour les grands groupes internationaux et les cabinets mondiaux qui les auditent. Or si ces règles paraissent déjà lourdes aux grands acteurs, que dire des petits à qui on impose à peu près les mêmes contraintes ! Et quand on dit au H3C qu’il faut tenir compte de la taille des cabinets, on nous répond que le contrôle qualité des cabinets non EIP doit être équivalent au contrôle de ceux qui auditent des EIP… Faisons très attention à ne pas avoir un système de régulation « hors sol ».

LPA

Cela nous renvoie à la question de la proportionnalité des audits, autrement dit de l’adaptation de l’audit à la taille des entreprises. Une idée chère à Jean-Luc Flabeau…

OS

Je suis à ce sujet totalement sur la même ligne que mon prédécesseur. On nous martèle « un audit est un audit » depuis des années pour écarter toute possibilité d’adapter les pratiques à la taille des entités. Je suis de ceux qui pensent que le système peut trouver une fluidité si on sort de ce dogme et si on applique aux petites et moyennes entreprises des règles différentes de celles en vigueur pour les grandes. On ne peut pas comparer un groupe du CAC 40 et une PME familiale ou même une ETI. Ce ne sont pas les mêmes dossiers ni les mêmes diligences. La Compagnie a lancé un chantier sur l’audit des petites entreprises (PE). Le vrai sujet c’est celui-là. Mais ira-t-on jusqu’au bout de la démarche ? D’ailleurs, certains pays européens se sont engagés déjà dans cette voie, par exemple la Norvège qu’on ne peut pas taxer de laxisme. Nous avons eu l’occasion d’avoir une discussion avec le directeur des affaires civiles et du Sceau, Thomas Andrieu, à ce sujet, qui s’est montré à l’écoute.

LPA

L’une des inquiétudes majeures de la profession à l’heure actuelle concerne le risque d’un relèvement des seuils en-dessous desquels l’audit légal n’est pas obligatoire. Cette inquiétude nait du fait que les seuils européens sont très au-dessus des seuils français. Qu’en est-il avec le nouveau gouvernement ?

J-LF

Il est vrai que le nouveau pouvoir en place et son gouvernement posent clairement la question et qu’il va y avoir débat dans les prochains mois sur le maintien ou non de la présence des commissaires aux comptes dans les PME. Il semble aussi que rien ne soit tranché pour le moment. Ce débat prendra réellement forme dans les toutes prochaines semaines dans le cadre du projet de loi, dit Le Maire, sur la simplification de la vie des PME. C’est donc à nos institutions de démontrer toute l’utilité de la mission du CAC dans beaucoup de ces PME. L’enjeu est considérable pour la profession et, pour être très clair sur le sujet, l’hypothèse d’un alignement brutal de nos seuils sur les chiffres européens constituerait un cataclysme dans la profession, et certainement sa disparition dans sa forme actuelle. C’est un scénario catastrophe à la fois pour la profession et l’économie de notre pays à qui on retirerait, pour une large part, de la sécurité financière et je continue à penser que nous pouvons l’éviter si nous sommes tous mobilisés. Pour illustrer mes propos par quelques chiffres, je rappelle que les seuils européens au-dessus desquels l’audit légal est obligatoire sont : 8 millions de chiffre d’affaires, 4 millions de total bilan, et 50 salariés. Alors qu’en France, le déclenchement de la présence obligatoire d’un CAC se fait entre 2 et 3 millions de chiffre d’affaires selon les structures juridiques. Ce scénario catastrophe est facile à quantifier : l’alignement de nos seuils sur les préconisations européennes — qui ne sont pas des règles puisque chaque État membre reste décideur de ses seuils d’audit — « sortirait » environ 150 000 entités du contrôle d’un commissaire aux comptes sur les 220 000 mandats actuels. Encore une fois, rien n’est fait pour l’instant et j’espère bien que nos arguments sauront être entendus par nos décideurs politiques. C’est très pénible d’avoir, régulièrement, depuis plus de 20 ans, cette épée de Damoclès sur la tête de la profession. Comment voulez-vous que notre profession soit forte avec toujours de telles menaces sur son avenir ? Mais le malaise ne vient pas que des autres et nos institutions ont une part de responsabilité. C’est ce que rappelait à l’instant Olivier avec ce dogme « un audit est un audit », autant imbécile que suicidaire. Hélas, le syndicat ECF que je préside n’a jamais été majoritaire à la Compagnie, sinon, cela fait bien longtemps que nous aurions mis en place un département PME à l’instar du département EIP. Seulement voilà, depuis des années on nous répond non, sous prétexte que cela aboutirait à créer deux audits. Finalement, le nouveau président Jean Bouquot a créé un département petites entreprises et en a fait une priorité de son mandat, mais cela vient bien tard. En 10 ans, nous aurions pu réellement bâtir une véritable approche audit PME, et nous n’en serions certainement pas là. Mais les regrets ne servent à rien, maintenant il faut faire ce boulot et explorer toutes les pistes d’adaptabilité de nos missions dans les PME.

OS 

Sur ce sujet, Thomas Andrieu a une démarche très pragmatique, il nous a demandé de lui apporter les études économiques démontrant que le tissu économique français est essentiellement composé, contrairement à l’Allemagne par exemple, de petites entreprises. À nous de démontrer ensuite que la présence d’auditeurs légaux dans les entités de petite et moyenne taille permet de réduire les risques de défaillances, de favoriser leur développement, de lutter contre la fraude et notamment de fiabiliser l’assiette fiscale.

LPA

Votre métier, comme beaucoup, est très concerné par les nouvelles technologies. L’audit passe de la technique du sondage à la capacité, grâce aux nouveaux outils de traitement des données, d’examiner l’ensemble des informations. Est-ce à vos yeux une évolution ou une révolution ? Comment aidez-vous vos confrères à s’adapter ?

OS

Ce n’est pas une révolution dans la mesure où l’on ne change pas nos objectifs, on adapte simplement les outils. Il est vrai que l’on va aller plus loin que le sondage mais fondamentalement la démarche demeure la même. Et ça fait trente ans que nous observons ces évolutions et que nous travaillons à nous y adapter. La seule nouveauté c’est que tout le monde aujourd’hui comprend l’importance qu’ont pris ces technologies. Pour accompagner nos confrères, on met à leur disposition des formations gratuites ou quasi gratuites pour leur permettre de s’adapter à ces changements. La question sous-jacente est celle de la réponse à apporter à la cybercriminalité, sur laquelle nous organisons des conférences et des formations.

J-LF

Les petits et moyens cabinets n’ont évidemment pas les mêmes moyens que les grands réseaux internationaux mais chacun est en mesure d’adapter ses méthodes. Je suis convaincu que cela va enrichir le métier d’auditeur. Aujourd’hui, on constate que la lutte contre la cybercriminalité est devenue une priorité pour nombre d’entreprises. Or précisément les auditeurs peuvent jouer un rôle utile dans ce domaine. D’ailleurs, on constate toujours une forte affluence lorsqu’on organise des formations et conférences sur ce thème.

OS 

C’est une autre raison pour laquelle je pense que relever les seuils d’audit pour simplifier la vie des entreprises serait un mauvais calcul.

LPA

L’affaire William Saurin pourrait bien être, dit-on, le premier gros sinistre d’audit en France. Qu’en pensez-vous ?

J-LF

Je ne souhaite pas commenter un dossier judiciaire en cours. En revanche, la réaction des médias appelle des commentaires que j’ai d’ailleurs fait à l’époque où l’affaire a éclaté. On peut créer toutes les règles les plus sévères du monde, l’audit zéro risque n’existe pas. Il y a déjà eu et il y aura encore des gens qui voudront frauder et des auditeurs qui ne les verront pas faire. Ce n’est pas une raison parce qu’il y a une défaillance dans un dossier pour en conclure comme j’ai pu le lire dans la presse que l’audit ne sert à rien. C’est un dossier sur 220 000 ! Arrêtons de simplement parler que des trains qui arrivent en retard.

LPA

Votre profession est gouvernée par deux instances, le Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables et la Compagnie nationale des commissaires aux comptes. Elle relève par ailleurs de deux ministères. Pensez-vous souhaitable à terme de simplifier cette gouvernance via la création d’une entité unique ?

J-LF

C’est ma conviction. Il faudra bien à un moment se résoudre à poser sur la table le sujet de la fusion de nos institutions avec, pourquoi pas, une double tutelle de Bercy et de la Chancellerie pour le volet CAC. Elle existe déjà en pratique car depuis la loi de sécurité financière de 2003 toutes les modifications significatives du commissariat aux comptes ont été réalisées sous l’impulsion de Bercy alors que la tutelle de notre profession de commissaire aux comptes est le ministère de la Justice. J’ai réellement du mal à imaginer comment la Compagnie nationale pourrait continuer de fonctionner avec de moins en moins de pouvoirs et de moyens. Quand le conseil de l’ordre, qui compte 18 000 membres, organise un congrès annuel, il y a entre 3 000 et 5 000 personnes. Nous sommes 13 000 et ne réunissons à nos assises que 700 à 900 confrères. On voit bien que ce n’est plus tenable à terme et qu’il faut rationnaliser notre organisation professionnelle. Pas pour que la profession de commissaire aux comptes soit moins forte, mais plus forte dans les prochaines années.

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