« Je suis devenu magistrat grâce au mentorat »

Publié le 05/07/2021
Toque de magistrat
Toque de magistrat (Photo : ©P. Cluzeau)

Originaire du Val-d’Oise, fils de parents marocains analphabètes, Youssef Badr est magistrat. Après avoir exercé au parquet en région parisienne, il a été porte-parole de l’ancienne ministre de la Justice, Nicole Belloubet. Il est aujourd’hui coordinateur de formation du pôle communication judiciaire de l’ENM, et passe son temps libre à coacher les étudiants de milieux populaires qui veulent devenir magistrats. Il a accepté de revenir sur son parcours, à condition de parler du manque d’accessibilité de l’école, un sujet qui le mobilise au plus haut point. Son téléphone a vibré tout au long de l’interview. Les SMS arrivaient des dizaines d’étudiants qu’il accompagne.

Actu-juridique : Vous souhaitez parler de l’accessibilité de l’École nationale de la magistrature (ENM). Donne-t-elle sa chance à chacun ?

Youssef Badr : Ce sujet divise les magistrats. Certains estiment que le public d’étudiants de l’école s’est diversifié et mettent en avant qu’il y a plus d’étudiants boursiers qu’auparavant. Pour ma part, je ne suis pas certain que le nombre de boursiers permette de dire que les origines sociales sont diverses. Une étude portant sur la sociologie de la magistrature a été rendue publique en 2019 (Demoli Y. et Willemez L., L’âme du corps. La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail, Mission de recherche Droit & Justice, 2019). Ses auteurs écrivent noir sur blanc qu’il s’agit d’un corps qui se reproduit socialement.

« Pour mesurer l’accessibilité de l’ENM, il faut s’intéresser avant tout au concours d’accès classique »

L’école recrute, il est vrai, mais est-ce que cela permet de toucher les enfants d’ouvriers, d’agriculteurs, des classes moyennes ou pauvres ? Je ne pense pas. Je crois qu’il faut, pour mesurer l’accessibilité de l’école, s’intéresser avant tout au concours d’accès classique. Et je ne crois pas du tout que n’importe quel étudiant puisse le passer.

AJ : Qui arrive à obtenir le concours ?

Y.B. : Les étudiants de Sciences-Po le décrochent. On leur a tout appris : le style, l’ouverture d’esprit, la méthodologie. Les étudiants venus des grandes facultés, telles que Paris 1 et Paris 2, ont également leurs chances. Pour les autres, c’est très difficile.

J’ai fait mes études à Villetaneuse, il y a 20 ans. J’ai eu le concours en 2007, une autre étudiante l’a eu l’année d’après. Depuis, aucun étudiant de l’IEJ de Paris 13 n’a intégré l’ENM. Je pense que les étudiants ne l’ont même pas passé. Le constat est similaire pour les étudiants de Paris 8 à Saint-Denis.

« Ce n’est pas l’école qu’il faut changer »

L’ENM est unanimement reconnue, copiée à l’international. Ce n’est pas l’école qu’il faut changer. Il faut en revanche poser la question de son accessibilité. La magistrature doit être plus représentative de la société française pour que chacun se sente représenté par la justice.

AJ : Que faites-vous aujourd’hui ?

Y.B. : J’ai exercé au parquet à Meaux, Bobigny et Paris, avant que Nicole Belloubet me propose de devenir porte-parole de son ministère, ce dont j’avais été le premier surpris. J’ai ensuite reçu une proposition d’Olivier Leurent, le prédécesseur de Nathalie Roret à la tête de l’ENM. Il m’a proposé de rejoindre le pôle formation de l’école. L’ENM dispose de deux antennes : celle des auditeurs de justice à Bordeaux, et l’antenne parisienne qui s’occupe de la formation continue à destination des magistrats. Je suis coordonnateur de la formation et m’occupe de monter et organiser les formations sur le pôle communication judiciaire de l’ENM à Paris. Je passe du temps avec les classes préparatoires « égalité des chances », mises en place par l’ENM pour favoriser la diversité dans le recrutement de la magistrature. Nous avons aussi un partenariat avec l’association Nos quartiers ont du talent (NQT) et pouvons parrainer un élève. Je suis en lien avec eux et je pense accompagner plusieurs étudiants pendant les prochains mois, en les aidant à trouver des stages. C’est surtout sur mon temps libre que je m’investis.

AJ : Pourquoi les enfants des classes populaires peinent-ils autant à entrer à l’ENM ?

Y.B. : Beaucoup d’étudiants se présentent sans avoir compris ce qu’on attend d’eux. Nombreux sont ceux qui pensent que le concours d’entrée à l’ENM est un concours de connaissances, alors que, comme tous les grands concours de la fonction publique, c’est un concours de méthodologie. Celle-ci, encore faut-il qu’on vous l’apprenne. C’est par ailleurs un concours qui fait peur, difficile d’accès, très sélectif. Il attirerait plus si les étudiants se permettaient d’y croire. Aujourd’hui, seule une certaine catégorie d’étudiants s’autorise à penser que c’est pour eux. Tout un pan de la faculté de droit s’en ferme l’accès. Pourquoi se disent-ils que ce n’est pas fait pour eux, quand d’autres se demandent simplement dans quel tiers ils seront ?

AJ : La formation en faculté de droit est-elle mauvaise ?

Y.B. : Les enseignements à la faculté ne sont pas mauvais, mais ils ne sont pas pensés en vue d’un objectif final, tel que l’obtention d’un concours. Peu d’étudiants ont des bases solides. Je suis en lien avec des étudiants qui passent le concours pour la troisième fois. Ils arrivent au bout de cinq années de droit et savent seulement recracher un cours. Ils n’ont pas appris à écrire, à faire une dissertation, ou même à rédiger un CV. Très peu pratiquent la note de synthèse ou le cas pratique. Ensemble, on reprend tout à zéro. Ce n’est pas normal que la faculté ne donne plus ces clés-là !

« Avoir ses années au rattrapage, ce n’est pas grave si on sait où on va »

Il faut créer des cours pour préparer au concours. Que celui-ci ne reste pas destiné à une seule catégorie d’étudiants repérés comme brillants. On devrait créer des cours de méthodologie dans toutes les facultés de France, proposer aux étudiants des cours de connaissance du monde contemporain. Un de mes anciens professeurs de procédure civile, Dany Cohen, arrivait en amphi et nous demandait de commenter l’actualité et de prendre parti. Un débat se lançait, des opinions divergentes s’exprimaient. Il nous demandait d’argumenter et, au bout d’un temps, nous disait pourquoi on l’avait ou non convaincu. Cela m’a énormément aidé pour les oraux. Il faut dire aux étudiants qu’ils ne viennent pas pour être incollable sur la procédure, mais pour voir si la matière leur plaît et définir à quel concours ils vont se préparer. Valider ses années, c’est du vent. Avoir ses années au rattrapage, ce n’est pas grave en revanche, si on sait où on va.

AJ : Comment ces étudiants vous contactent-ils ?

Y.B. : Mon parcours fait que je suis en lien avec beaucoup de gamins de banlieue, qui ont les mêmes caractéristiques sociales que moi. Lorsque j’étais porte-parole du ministère de la Justice, j’ai été le parrain d’honneur de l’association La grande famille, qui accompagne des étudiants issus de quartiers populaires. J’ai toujours été très proche d’eux. Ceux que j’ai parrainés sont le premier cercle des étudiants que j’accompagne aujourd’hui. S’y sont ajoutées leurs connaissances, des jeunes que j’ai rencontrés lors d’interventions dans des facultés. Et puis, il y a Twitter. Des dizaines d’étudiants me contactent chaque semaine en message privé. Au final, je suis en lien avec énormément d’étudiants. J’en ai aidé certains à décrocher l’ENM sans les avoir jamais vu. Cet accompagnement me prend énormément de temps. Il n’y a pas une journée au cours de laquelle je n’essaie pas de rapprocher des étudiants de ce métier. Je le fais bénévolement. Il n’y a rien de plus plaisant pour moi car j’ai moi aussi bénéficié de l’enseignement bénévole de gens qui ont cru en moi. C’est ce qui a le plus de sens dans ma vie, avec mes enfants. Cela me permet d’être en paix avec moi-même, en rendant ce qu’on m’a donné. Vous n’avez pas idée du nombre de personnes que j’ai usées dans ma vie !

AJ : Que faites-vous pour eux ?

Y.B. : Je suis là pour relire leurs CV et lettres de motivation, les aider à trouver des stages, les écouter. Certains n’ont besoin que de se confier et d’être soutenus.

« Un étudiant a besoin qu’on soit là au moment-clé de son parcours universitaire, qu’on le mette en relation avec les bonnes personnes »

Je suis moi-même passé par là. Quand je bossais tout seul dans ma chambre, j’avais de gros coups de mou. Je pensais à mon prêt à la banque, au fait que je vivais chez mes parents. J’appelais un professeur qui me remettait les idées au clair. Une conversation d’une heure peut être plus importante que n’importe quel appui financier. Un étudiant a besoin qu’on soit là au moment-clé de son parcours universitaire, qu’on le mette en relation avec les bonnes personnes. Celui qui a tout mis dans son concours, celui qui s’est planté, celui que sa famille ne comprend pas, a, encore plus que d’argent, besoin qu’on lui redonne confiance en lui.

AJ : Vous semblez vous reconnaître dans le parcours de ces étudiants…

Y.B. : Je suis devenu magistrat grâce au tutorat et au mentorat. Un jour, en quatrième année de droit, je plaisantais avec un ami dans le couloir. Je disais, sur le ton de la blague, que je serais magistrat et mon ami qu’il deviendrait avocat et millionnaire. Un professeur qui passait nous a entendus, et a voulu nous en reparler le lendemain. Nous lui avons dit que nous n’étions pas sérieux, mais il est revenu avec une liste de livres et de films. Je n’en avais lu aucun. Il nous a pris sous son aile de manière informelle. Il nous invitait à des colloques, à des conférences. Il m’a présenté un professeur qui m’a aidé à la méthodologie pendant un an et demi. J’ai bossé comme un abruti. Il m’a mis en relation avec un magistrat avec lequel j’allais déjeuner dans une brasserie en face du Palais de justice à Paris. Cet homme, président de chambre à la cour d’appel de Paris, prenait le temps de discuter avec moi, de déconstruire tous mes préjugés. En arrivant à l’IEJ, j’ai moi aussi passé des mois à cumuler les échecs, jusqu’au jour où un professeur m’a dit que ma méthodologie n’était pas bonne. J’ai eu le concours à la deuxième tentative. Cela se joue à rien. Je ne l’ai pas volé car j’ai énormément travaillé, mais j’ai eu de la chance ! Une fois à l’ENM, je passais encore mon temps à cavaler, à courir après le savoir. Je passais mon temps à la bibliothèque, à lire ce que je n’avais pas lu. J’y suis retourné avec Nicole Belloubet un jour d’inauguration d’un nouvel amphithéâtre. Les bibliothécaires m’ont reconnu tout de suite.

AJ : Pouvez-vous nous parler du projet associatif que vous voulez créer ?

Y.B. : Je cherche une structure pour continuer à faire avec d’autres ce que je fais déjà : mettre en relation des étudiants et des professionnels du droit. Il manque dans le judiciaire une courroie de transmission entre le monde étudiant et le monde professionnel des avocats et des magistrats, encore très fermé. Je pense qu’on peut créer des ponts. Je voudrais trouver des collègues susceptibles d’accepter de passer du temps avec des étudiants. Certains m’ont déjà assuré qu’ils le feraient. Beaucoup d’étudiants n’ont besoin que de cela.

AJ : Vous intervenez en milieu scolaire. Comment les collégiens et lycéens que vous rencontrez perçoivent-ils la magistrature ?

Y.B. : Ils ont des milliers de questions. Quelle est l’affaire la plus dure que vous ayez jugée ? Avez-vous fait l’objet de menaces de mort ? Ils regardent des séries sur la justice sur Netflix et sont fascinés par cet univers. J’ai reçu des lettres de collégiens hallucinantes.

« Ce métier attire à juste titre »

La réalité, c’est que ce métier attire à juste titre. Les fonctions de magistrat sont aussi riches que diverses. Imaginez la différence d’activité entre le juge de l’application des peines de Brest, le juge d’instruction de Marseille et le juge des enfants de Paris ! On apprend tous les jours. S’il y a autant d’inscrits, c’est que ce concours inspire.

AJ : Vous êtes présenté dans les médias comme « le magistrat qui vient de loin ». Que pensez-vous de cette appellation ?

Y.B. : C’est caricatural, mais il est vrai que mon parcours est hors norme dans le monde d’où je viens et auquel je reste très attaché. Je n’étais pas prédestiné à devenir magistrat. Tous les week-ends, je suis dans le Val-d’Oise, je retrouve mes copains d’enfance. Peu d’entre eux ont le bac. Être présenté comme une exception, c’est une preuve que ce système ne fonctionne pas. Aujourd’hui, tous ceux qui font des études devraient pouvoir passer un concours de la fonction publique. Je ne veux pas être une caution, et je trouve à vrai dire que j’ai été trop exposé à partir du moment où j’ai été nommé porte-parole du ministère. Mais peut-être qu’il faut montrer des exemples comme le mien pour dire aux autres que c’est possible. Quand je suis arrivé à l’ENM, la direction de l’école m’a demandé de participer à un documentaire télévisé, Permis de juger, sur les auditeurs de justice. J’ai accepté et aujourd’hui encore, des étudiants m’en parlent pour me dire que cela leur a donné envie de passer le concours.

AJ : Que peut-on vous souhaiter ?

Y.B. : Qu’un maximum des élèves que je suis obtiennent leur concours. Et quant à moi, de retourner sur le terrain. J’aimerais exercer au siège, en correctionnelle ou à l’instruction. La vie en juridiction me manque cruellement.

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