Justice : « Je suis devenue une machine à jugements ! »
L’union syndicale des magistrats (USM) n’en finit plus de recevoir des témoignages. Actu-Juridique les publie depuis une semaine pour rendre compte de l’état de l’institution et de ceux qui la servent. En ce 15 décembre, jour de mobilisation nationale pour la justice, voici les confidences bouleversantes d’une magistrate, ancienne avocate, issue de la même promotion que Charlotte dont le suicide en août dernier est à l’origine du mouvement de révolte qui secoue le monde judiciaire.
« Issue de la promotion de Charlotte (2019), j’ai signé sans aucune hésitation la tribune le 20 novembre 2021, lors de sa diffusion dans les groupes de discussion de notre promotion. Sa signature s’est imposée à moi comme une évidence, tant au regard du drame que constitue la disparition tragique de Charlotte, que du cri d’alarme dénonçant nos conditions indigentes de travail et notre souffrance au travail.
Exerçant en qualité de juge des contentieux de la protection au sein d’un petit tribunal judiciaire (groupe 4), j’ai en charge la gestion d’un cabinet de tutelles, le contentieux civil de moins de 10 000 €, le tribunal paritaire des baux ruraux, le surendettement, les saisies des rémunérations, le départage prud’homal, les élections politiques, les élections professionnelles, les contestations de funérailles, les ordonnances sur requêtes, les injonctions de payer ainsi que la participation au service général (audiences collégiales correctionnelles et permanences instruction un week-end tous les deux mois).
« Je n’ai jamais éprouvé pareille souffrance »
J’ai rejoint le corps de la magistrature, après avoir exercé durant 13 années la profession d’avocat en libéral, par conviction et par souhait de participer autrement à l’œuvre de justice. Je n’ai jamais regretté cette reconversion professionnelle dont je suis personnellement fière. Cependant, bien qu’habituée à travailler énormément et m’étant toujours considérée comme une machine de guerre pouvant abattre, sans compter, des dossiers et encore des dossiers, je n’ai jamais éprouvé pareille souffrance au travail que depuis mon entrée dans la magistrature.
Je travaille sans relâche depuis mon entrée en fonction, y compris les soirs et les week-ends. Je commence ma journée de travail à 8h30 pour l’interrompre à 18h00, pour récupérer mon enfant à la sortie de l’école (avec au mieux une pause déjeuner de 30 min) et pour la reprendre à 21h00 après avoir couché mon enfant, et la terminer à 23h30, soit 11 heures de travail par jour. Mes vacances sont sacrifiées depuis deux années, à la rédaction de mes jugements, à l’exception de celles d’été, seules vacances durant lesquelles je n’emporte aucun dossier dans ma valise.
Je suis devenue une machine à jugements ! A chaque sortie d’audience civile, c’est le même scénario : compter les dossiers en délibéré, classer les dossiers par piles, estimer le temps de rédaction pour que le stock soit épuisé avant la prochaine audience civile ou de surendettement, à n’importe quel prix, autrement dit en sacrifiant soirées et week-ends, pour essayer ne pas voir les dossiers s’empiler à l’infini.
Suis-je lente ? Suis-je perfectionniste ? Suis-je tatillonne ? NON ! Rien de tout cela ! Je ne fais que mon travail. Mais à quel prix ?
« Je suis navrée mais je n’ai plus que 15 minutes à vous accorder »
Souvenir de cette dernière audition tutelles débutée à 14h et terminée à 18h30 à laquelle était fixée la dizaine de dossiers habituels (15 min par dossier aboutissant en principe à terminer en 3 heures les auditions) mais un dossier conflictuel nécessitant l’audition durant une heure de la majeure à protéger et de son fils durant le même temps et de sa fille à laquelle je me suis entendue dire : « Madame, je suis navrée, mais je n’ai plus que 15 min à vous accorder ; l’école de ma fille fermant ses portes dans 15 min ». Et ensuite quitter le tribunal en état de stress pour courir récupérer mon enfant à l’école qui était inquiète et pensait que sa maman l’avait oubliée parce qu’elle était très en retard.
Quinze minutes de temps d’audition pour un juge des tutelles peut-il être considéré comme satisfaisant et répondant à l’obligation d’attention à autrui ? Aucunement. Des drames humains se jouent devant nous chaque jour sans que nous ayons le temps de consacrer aux justiciables le temps d’écoute nécessaire.
Cette femme, usée et épuisée de s’occuper de son époux lourdement handicapé à domicile, à laquelle s’impose un choix cornélien : placer son époux en institution et déléguer sa prise en charge ou continuer à s’en occuper au péril de sa propre santé. Ce fils qui demande la mise en place d’une habilitation familiale pour sa mère qui, atteinte de la maladie d’Alzheimer, ne le reconnaît plus et s’effondre en larmes lorsque je lui pose la question de l’état de sa mère. Cette fille qui s’est occupée de sa maman durant des années pour respecter le choix de cette dernière de demeurer à domicile mais qui ne peut plus poursuivre son accompagnement à la suite du cancer diagnostiqué à son époux et qui n’a d’autres choix que demander dans la douleur la mise sous protection de sa mère et la désignation d’un tiers pour exercer la mesure.
« Peut-on dire à cette femme qui s’effondre en larmes devant vous, je n’ai que 5 min à vous consacrer ? »
Comment peut-on ne pas prendre le temps d’entendre ces justiciables qui s’effondrent à notre barre en audience de surendettement parce que leur dossier est pendant devant notre juridiction depuis plus de 10 ans et qu’enfin on va mettre un terme à leur souffrance en prononçant une décision finale à cette procédure de rétablissement personnel avec liquidation judiciaire ouverte il y a plus de 10 ans ? Peut-on dire à cette femme qui s’effondre en larmes devant vous, je n’ai que 5 min à vous consacrer, alors qu’elle vous annonce qu’après avoir perdu son mari d’une grave maladie, qu’elle est en train de se reconstruire et de rechercher un emploi, tout en s’occupant de son enfant handicapé et qu’elle souhaite qu’on lui laisse du temps pour pouvoir régler ses dettes ?
Que dire des audiences correctionnelles collégiales que nous débutons à 9h00 et terminons à 22h00 au minimum ? Cette audience collégiale que je n’oublierai jamais qui a débuté à 9h00 pour se terminer à 1h00 du matin parce que nous nous refusions à renvoyer les dossiers des justiciables qui avaient eu le courage d’être encore dans la salle d’audience en fin de soirée, alors qu’ils avaient été convoqués à 13h30. Peut-on encore rendre une bonne justice à plus de minuit ? La réponse est évidemment négative. Ces conditions sont indignes tant pour les justiciables que pour les professionnels de la justice qu’il s’agisse des avocats, des greffiers et des magistrats.
C’est un cercle vicieux……. Et il n’y a aucune porte de sortie ….
J’aime ma fonction qui est au plus près du justiciable, mais je fais le triste constat après deux années de fonction que je m’épuise en voulant simplement faire mon travail et que je n’ai en réalité que deux alternatives qui s’offrent à moi : accomplir mon travail consciencieusement et dignement mais en sacrifiant tout, absolument TOUT ou rogner sur la qualité en ne motivant plus mes jugements et en n’écoutant peu ou plus les justiciables, pour ne pas m’épuiser au travail. Jusqu’à présent, j’ai choisi la 1ere option. L’épuisement au travail ayant eu raison de moi, je n’ai plus qu’à me résoudre à l’avenir à l’option une, ce qui me désole …
Mon épuisement au travail m’a conduit à me résoudre, dans la douleur et la culpabilité, à dire STOP.
Jeudi 25 novembre 2021, je quitte mon domicile pour me rendre au tribunal et m’aperçois, après 2 minutes de route, dans le rétroviseur, que des papiers s’envolent à l’arrière de mon véhicule. J’ai tout simplement oublié les dossiers posés sur le toit de ma voiture, lesquels s’éparpillent dans toute la rue….
Cet évènement m’a fait comprendre que j’étais arrivée au bout du rouleau… »
Référence : AJU261590