« J’écris des méditations d’idées comme j’écris les clauses d’un contrat »

Publié le 24/08/2018

Il affiche un sourire à toute épreuve mais se défend d’une quelconque forme de naïveté. Avec son livre Journal intime d’un touriste du bonheur (éditions La Martinière) Jonathan Lehmann, ancien avocat d’affaires converti aux vertus de la méditation, tirant les leçons de son expérience à Wall Street, estime que le droit fait toujours partie de lui, mais différemment, et veut partager sa « science » du bonheur, en apprentissage constant, pour permettre aux autres de bénéficier du même apaisement. Et pourquoi pas à des avocats ! « C’est drôle, cette interview va tomber dans les mains de gens avec qui j’ai travaillé par le passé et qui ne savent pas que j’ai pris cette voie », s’amuse-t-il. Plongée dans une quête intérieure, que Jonathan Lehmann partage au quotidien avec ses Antisèches du Bonheur (www.lesantiseches.com) une méthode pour apprendre à créer plus de moments de bonheur et réduire les émotions négatives.

Les Petites Affiches

Comment et pourquoi êtes-vous devenu avocat ?

Jonathan Lehmann

J’étais un peu programmé pour faire des études de droit et devenir avocat, mais aussi, quelque part, programmé pour quitter la profession. Mes deux parents ont été avocats… et mes deux parents ont quitté la profession. Ma mère a été avocate pénaliste, elle a fait des commissions d’office. C’était une jeune et jolie femme, qui a eu du mal à s’intégrer dans le milieu carcéral, et cela a généré de la frustration chez elle. Elle a enseigné le droit en institut technique, puis elle a arrêté pour s’adonner à des activités beaucoup plus créatives. Mon père était Américain, il a fini troisième de sa promotion à Harvard et a été le premier avocat juif d’un gros cabinet de Los Angeles. Il a fini entrepreneur ! J’avais donc cet héritage du raisonnement juridique à la maison, qui débordait largement la sphère professionnelle. Quand on formate son mental de façon juridique, c’est quelque chose qui reste : comprendre comment fonctionnent les règles, comment les faire appliquer — ou, dans certains cas, comment les contourner —, c’est un type de perspective sur la vie qui est particulier. J’ai fait des études de droit, je ne savais pas vraiment quoi faire, je n’avais pas vraiment l’intention de devenir avocat. Il s’est avéré que j’ai adoré l’étude du droit, ce fut une passion ! Je n’étais pas un bon élève avant, et en fac de droit je suis devenu l’un des meilleurs. J’ai gagné le concours de plaidoirie en première année, ce qui m’a permis de partir en formation à Columbia, alors que j’avais 20 ans. C’était un cadeau incroyable de 50 000 dollars. Je me suis retrouvé propulsé dans un monde inconnu, puisque la fac de droit aux États-Unis n’a rien à voir avec la fac de droit en France. Là-bas, ce sont des études faites à partir de bac + 4, plus en général deux ans d’expérience professionnelle, puis l’on revient faire la fac de droit pendant 3 ans. Je me suis retrouvé catapulté dans ce que je pensais être des films américains de campus, avec des filles et des pétards, pour me retrouver finalement dans l’un des climats les plus élitistes, où dès le premier jour on se faisait inviter par les plus grands cabinets de Wall Street. Soit on avait une idée précise, soit le tapis roulant vous emmenait directement à Wall Street.

C’est comme ça que je me suis retrouvé à travailler dans l’un de ces cabinets. Mais ce n’était pas pour moi. J’ai su dès le premier jour où je me suis retrouvé dans cet immeuble à Wall Street que je n’étais pas à ma place. Je me suis retrouvé avec des gens qui lisaient le Wall Street Journal pour le plaisir, et ce n’était pas mon cas (rires), même si je le respecte. Le paradoxe c’est que cela m’a énormément appris : être dans ce cabinet, être dans l’excellence du droit, m’a appris à écrire. Ce qu’on apprend dans les grands cabinets d’avocats, c’est que les mauvais avocats écrivent de façon compliquée et ampoulée, alors qu’un bon avocat écrit de façon claire et simple. Aujourd’hui, quand je rédige des méditations d’idées, j’écris comme j’écris les clauses d’un contrat à l’époque. Et même pour mon livre, même s’il s’inscrit dans un registre très oral, j’ai fait attention à chaque mot. Cela vient de l’écriture juridique. En même temps, les fusions-acquisitions, les entrées en bourse ne m’intéressaient pas, et en même temps, j’ai appris des choses et acquis des valeurs inestimables, qui sont aujourd’hui encore complètement intégrées à ce que je fais. Un contrat qui est bien écrit est un contrat qui se lit facilement du début à la fin. Alors bien sûr, parfois il y va de l’intérêt d’une partie de mal rédiger un contrat pour essayer de duper la partie adverse dans des négociations, dans certaines clauses, à certains endroits. Mais quand on écrit un mémo, sur une question de droit, il doit se rédiger comme un Marc Levy, comme Raphaëlle Giordano. C’est un vrai talent d’écrire simplement. Il est plus facile d’écrire en rajoutant des propositions à droite à gauche, en faisant des phrases de dix kilomètres. C’est à la portée de n’importe qui, alors qu’écrire simple sans qu’on voit l’auteur, ça demande du travail, quitte à appliquer une forme de dureté avec le texte. Pour mon livre, j’ai sorti tout ce que j’avais à sortir, puis j’ai taillé 25 % de ce que j’avais écrit, pour ne laisser que l’essentiel, et on a même dû m’arrêter !

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Vous ne trouviez plus le sens de votre travail ?

J. L.

Pour moi, c’était difficile de trouver du sens en travaillant pour des trop grands groupes. Quand je travaillais pour des sociétés pétrolières ou les plus grandes compagnies d’assurance, ce n’était pas évident de trouver du sens. J’avais imaginé la pratique du droit comme Tom Cruise dans le film « Des hommes d’honneur ». Pour moi, il y avait un rapport humain, et j’avais du mal avec le rapport trop hiérarchique, entre l’avocat junior et l’avocat senior, entre le client junior et le client senior, cette sorte de dureté avec les subalternes et les ronds de jambe avec les supérieurs. Tout cela était différent de la façon dont j’avais envie de vivre ma vie.

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Vous racontez un moment déclencheur, où votre boss tyrannique, lors d’une énième soirée passée au bureau pour travailler, vous prend un sushi, vous faisant passer le message « tu es corvéable à merci ». Combien de temps entre ce moment et votre nouveau départ ?

J. L.

J’ai mis du temps ! Deux bonnes années se sont écoulées pour que je parte. C’est difficile de partir, car il y avait de très bonnes choses, des collègues qu’on adore, l’argent qu’on gagne, la situation sociale. C’est difficile de les quitter pour devenir un marginal de la société. J’avais l’impression d’être dans une prison dorée. Mais disant cela, je réalise que je suis dur avec ce monde.

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Restez-vous en contact avec le monde juridique ?

J. L.

La page est tournée, mais il y aura toujours un avocat en moi. Quand je me retrouve aujourd’hui à analyser un contrat pour mon application, ou un contrat d’édition, tout ce que j’ai appris ressort. Et aujourd’hui, je ne garde que le bon de mon expérience passée. C’est comme une rupture amoureuse. Le bon reste avec moi, il est là quand j’écris, quand j’arrive à gonfler ma confiance, dans la rigueur, dans l’esprit critique. Et puis, il y a une différence entre l’étude du droit et la pratique du droit, et entre la pratique du droit et la culture du cabinet d’avocat : le côté hiérarchique et matérialiste reste moins, mais cela n’a rien à voir avec le droit lui-même.

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Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la méditation, la spiritualité ?

J. L.

Ma mère avait déjà commencé à avoir une démarche spirituelle, et m’avait mis un livre de contes zens entre les mains quand j’avais 20 ans. Cela avait changé ma façon de voir les choses. Partir en Californie n’était pas anodin, car là-bas, cet État est le fief de tout ce qui est new age, spiritualité, méditation, yoga, développement personnel. Il y avait quelque chose dans l’héritage de mon père, qui avait beaucoup lu les auteurs de la Beat Génération. Et s’y sont rajoutées mes questions personnelles. Par ailleurs, mon parcours festif m’a amené au festival Burning Man (grande expérience artistique qui se tient chaque année dans le désert, au Nevada), à l’intersection de la fête et de la spiritualité. Certes, il y a beaucoup de substances, mais aussi beaucoup de yoga, c’est dans le désert, dans un cadre incroyable. En gros, la substance et la méditation, c’est la même chose : il y en a une qui est mauvaise sur le long terme, et qui est immédiate, et l’autre qui est bonne sur le long terme, et qui demande de la discipline. Mais l’intention est la même, c’est la connexion à l’instant présent.

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Vous livrez un journal intime plein d’autodérision où vous n’hésitez pas à vous moquez de vous-même. Est-ce important de garder cette distance à soi-même ?

J. L.

L’essentiel quand on fait un tel travail, c’est d’être honnête avec soi-même. Beaucoup portent un masque de spiritualité, et il est fréquent que l’on se mente souvent à soi-même. Ce que je voulais partager, c’est que l’on peut faire un travail honnête et sincère, tout en se plantant. Le but est de déculpabiliser des gens comme moi qui ont de bonnes intentions, mais ont aussi des travers, qui sont généreux, mais peuvent aussi être radins, ont de l’empathie et sont égocentriques. Parfois il n’est pas évident de s’identifier avec des personnes comme Mathieu Ricard (docteur et moine bouddhiste) ou Christophe André (psychiatre et psychothérapeute médiatique) qui sont sur leur piédestal, j’avais envie de montrer une perspective différente. Mon intention c’est de responsabiliser. Ce n’est pas parce que tu es un avocat, que ce n’est pas pour toi. Au contraire. Et dans l’autodérision, il y a un peu de mon héritage d’humour juif, un peu de ce avec quoi j’ai grandi, de Groucho Marx à Woody Allen, sans oublier Jerry Seinfeld. Se moquer de soi, cela permet aussi de connecter.

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Quel impact aimeriez-vous avoir auprès de vos lecteurs ?

J. L.

ll y a un maître-mot dans tout mon travail : c’est l’impact. Moi je me fiche d’être intéressant, ce qui compte, que ce soit une application ou une conférence, c’est que je puisse aider la vie des gens comme cela m’a aidé moi. Faire qu’il y ait moins de stress, moins d’angoisse. Avec le pouvoir vient la responsabilité, c’est ce que son oncle dit à Spiderman. Au début, j’ai partagé mon travail pour voir si ça connectait et ça connectait. J’ai vu qu’il y avait des gens qui se servaient de mes outils. La vie m’avait donné quelque chose, que ce soit le langage, l’écrit, l’utilisation technologique. J’ai la possibilité aujourd’hui de partager des choses, petitement, au sens du cordonnier et du professeur dans « Il chantait la vie » de Jean-Jacques Goldman. L’ingrédient, la colonne vertébrale du bonheur, c’est le sens. Quel sens je lui donne ? Est-ce que je suis un parent qui éduque des enfants équilibrés dans le monde ? Un avocat qui défend des personnes vulnérables ? Celles qui sont embarquées dans un mauvais mariage ? Moi, j’étais en mal de sens quand je travaillais dans des grands groupes. Ça peut être le sens de quelqu’un d’autre, mais ce n’était pas le mien. Puis, j’ai trouvé mon sens. Il me reste un nombre limite d’années sur cette terre, qu’est-ce que je vais en faire ? J’ai passé tellement d’années à me demander comment cumuler des biens matériels, — non pas que j’ai arrêté —, mais il y a quelque chose au-delà. Car quand on est capable de donner à quelqu’un, c’est quelque chose de magnifique, ça donne un autre sens à la vie. Et égoïstement, c’est une bonne stratégie de bonheur : on est plus heureux quand on fait le bien autour de soi.

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C’est un secteur très porteur et populaire. Comme séparer le bon grain de l’ivraie ?

J. L.

En écoutant sa sensibilité, avec son bon sens. En écoutant, en appliquant, en voyant si ça fonctionne. En droit, nous avons cette formule latine « res ipsa loquitur », la chose parle d’elle-même. Que les gens essaient et voient si cela fonctionne. Si cela ne fonctionne pas, qu’ils passent leur chemin et qu’ils essaient autre chose.

LPA

Comme ce que vous avez fait en Inde, lors de votre « road trip » spirituel ?

J. L.

Exactement. Que les gens soient des touristes du bonheur. Certains adorent les méditations guidées, d’autres méditent seuls. Le sport, la marche, l’escalade, il y a plein de possibilités différentes. Mais personne ne peut vous retirer la vérité de ce qui vous fait du bien. Ce que je propose, c’est du bon sens spirituel, des exercices de respiration, autour de la peur, de la confiance, du stress.

LPA

Et pas besoin d’être un ascète pour trouver le bonheur !

J. L.

Le maître-mot c’est équilibre. Dans quelle mesure je trouve un équilibre entre l’indulgence et le perfectionnisme. Il n’y a pas de vérité absolue. J’adore mon ordinateur et mes écouteurs. Mais je ne structure pas ma vie autour de l’acquisition, de l’entretien, de la rénovation ou de la valeur de ces objets. C’est une chose de savoir apprécier des objets et de savoir les empêcher de devenir les maîtres.