« La justice du Bénin n’est plus libre ! »
Depuis six ans, ils collaborent ensemble, père et fils, dans un cabinet familial. Droit des affaires et droit pénal sont leurs domaines de prédilection. Par leur double casquette, Marc et Julien Bensimhon sont devenus les avocats de Sébastien Ajavon, homme d’affaires et opposant béninois à l’actuel président Patrice Talon. Très loin de leur cabinet du XVIIe arrondissement, c’est directement au Bénin, dans un pays où ils ont pu constater que la justice n’était plus libre, car sous la coupe du pouvoir, que les deux avocats sont allés plaider devant la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET). Suite à la condamnation à 20 ans d’emprisonnement de leur client accusé de trafic de drogue en octobre dernier, c’est ensuite devant la plus haute juridiction africaine, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (DADHP) qu’ils se sont rendus. Le 29 mars dernier, elle a reconnu les violations dont a été victime leur client… Pour les deux avocats, l’affaire Sébastien Ajavon constitue sans doute l’un des dossiers les plus exaltants qu’il leur ait été donné de plaider. Un complot à démonter, un défi intellectuel autant qu’un engagement humain… Et au final : une victoire. Sébastien Ajavon a été réhabilité, blanchi, et a même obtenu le statut de réfugié en France, un tour de force alors que l’OFPRA considère le Bénin comme un pays sûr depuis 2015. Bien que la situation démocratique ne cesse de se dégrader…
Entre le père et le fils, la ressemblance physique n’est pas frappante. Certes, les silhouettes sont assez similaires, mais c’est surtout dans la tessiture de la voix qu’il y a un petit quelque chose d’identique. Une pondération ferme, une douceur déterminée. C’est d’ailleurs le credo de Marc Bensimhon, qui a prêté serment en 1986 : un bon avocat doit faire preuve de « pondération et d’affirmation ».
Depuis six ans, il a été rejoint dans son cabinet par son fils Julien. Agé de trente-deux ans, Me Bensimhon, fils, n’a pas toujours voulu être avocat. Il a pensé un temps au journalisme, tout en menant des études de droit. L’épiphanie viendra lors d’un procès pour viol aux assises de Nanterre, pendant sa troisième année d’études. Son père défend la partie civile, une jeune Japonaise. L’étudiant est saisi, devant la puissance du spectacle qui se déroule sous ses yeux. « J’ai trouvé ça passionnant. Aux assises, on touche à l’humain, à la stratégie, à une cause. Lors de ce dossier, il fallait expliquer qu’une jeune femme japonaise qui ne dit pas expressément « non » mais dont tout le corps démontre qu’elle dit « non », n’est pas consentante. C’est ce qui m’a donné envie d’apprendre aux côtés de mon père, dans ce type de dossier ».
Rares sont les duos familiaux dans le milieu des avocats. Pour Marc et Julien Bensimhon, la question ne se pose pas. Leurs relations sont aussi fluides que possible. De leur aveu, il n’y a qu’une dispute restée mémorable, « et non pas sur la stratégie, confie le père, mais sur de l’organisationnel ». Pour exercer ensemble, il faut évidemment « partager une même vision, des valeurs identiques », reconnaît Julien. Et être complémentaires. C’est bien leur cas.
L’aventure du « Roi du poulet »
Cette symétrie les a beaucoup aidés par le passé. Et a de nouveau été indispensable lorsqu’ils se sont retrouvés au cœur de l’affaire du « Roi du poulet ». Ce sobriquet qui prêterait volontiers à sourire est celui de Sébastien Ajavon, un homme d’affaires béninois de 54 ans. Ce dernier a fait fortune dans le coton, avant d’investir dans des centres de production de poulet à l’international. Il a bâti un empire entre le Bénin, son pays d’origine, et la France, son pays d’adoption. En 2015, Forbes le classait 17e des plus grandes fortunes subsahariennes francophones avec un patrimoine estimé à 350 millions de dollars. Il a développé son activité en France, notamment en Bretagne, jusqu’à détenir une dizaine de sociétés et de truster le secteur du poulet. Pourtant, Sébastien Ajavon revient de loin. En 2016, tenté par l’aventure politique, il termine troisième au scrutin des élections présidentielles béninoises, avec 23 % des voix. En octobre de la même année, celui qui est devenu un opposant politique au président Patrice Talon est interpellé par les forces de l’ordre, accusé de trafic de stupéfiants, après la découverte de 18 kg de cocaïne dans un conteneur destiné à sa société, dans le port de Cotonou.
Les deux défenseurs se trouvent être alors ses avocats d’affaires, et accompagnent le développement de ses sociétés basées dans l’Hexagone. L’heure est grave : il faut réagir. Lorsque le commissaire aux comptes de Sébastien Ajavon lui précise que les Bensimhon sont aussi des avocats pénalistes reconnus, leur client décide de faire appel à leurs services. « Nous avons été avocats du Nigeria où nous avons été désignés par le procureur général du pays pour poursuivre les ressortissants nigérians ministres, dont l’ancien ministre du Pétrole qui avait détourné des fonds publics à des fins personnelles. Nous avons plaidé dans l’affaire Abdelkader Merah, également dans les gros procès d’antiterrorisme antisémites en France, dont une affaire plaidée en 2017 (une grenade jetée dans un hypermarché juif de Sarcelles). Ainsi Sébastien Ajavon a su que, nonobstant le fait que nous soyons avocats d’affaires, nous étions également pénalistes, et sur de gros dossiers », précise Marc Bensimhon, qui parle toujours avec passion de son métier, plus de trente ans après ses débuts.
À l’assaut du Bénin
Le continent africain ne leur est alors pas étranger. « Nous avions connaissance de l’Afrique à travers d’autres dossiers en contentieux commercial, en Mauritanie et en Côte d’ivoire, où nous avions travaillé sur une affaire de concession publique retirée à l’un de nos clients, à la suite de la chute de Laurent Gbagbo », détaille Julien Bensimhon. L’affaire nigériane a abouti à une situation inédite. Car dans la poursuite de l’ancien ministre du Pétrole, « c’était la première fois qu’une juridiction française pénale, la 11e chambre correctionnelle de Paris, a condamné un ministre étranger, pour des faits commis à l’étranger. Cependant, juridiquement, nous avions un moyen, puisque l’ensemble des détournements avait permis à ce ministre d’acheter une multitude de biens immobiliers en France. Cela nous avait permis d’asseoir la compétence géographique nationale française sur une affaire commise à l’étranger. Mais du Bénin, nous ne connaissions que le port de Cotonou, par lequel transitent les poulets qu’exportent les sociétés de notre client ».
Avec les attaques subies par Sébastien Ajavon, l’accompagnement qu’ils prodiguent prend désormais une tournure politique. Cette affaire les emmène plaider dans différentes juridictions en Afrique. D’abord, devant la CRIET, en octobre 2018, « où nous avons vu la violence judiciaire subie par Sébastien Ajavon ». De son aveu, Marc Bensimhon a été désarçonné par la façon dont s’est passée la plaidoirie, à tel point qu’il s’est demandé où étaient passés ses idéaux. « Quand on se retrouve devant une juridiction maîtrisée par l’État, aux ordres du pouvoir, on a beau plaider, on a le sentiment que cela ne sert à rien » ! Deux heures après la fin du procès, leur client est condamné à 20 ans d’emprisonnement pour trafic de drogue. Julien Bensimhon se rappelle les « soldats munis de kalachnikov, le président du tribunal qui nous a parlé comme si nous étions des élèves dans une école, à la limite de l’insulte, sans nous laisser la parole, en considérant que nous n’avions pas de mandat de représentation, alors que c’était faux ». Les deux avocats regrettent profondément la procédure irrégulière de l’audience : ils n’ont pas eu accès au dossier pénal, ne connaissaient même pas l’infraction reprochée à leur client, convoqué pour « affaires le concernant », le « degré zéro de l’information en matière judiciaire, où l’on doit savoir de quoi on est accusé pour se défendre », rappelle Julien Bensimhon. Ils ne se démontent pas pour autant, pugnaces, et décident d’aller plaider la cause de Sébastien Ajavon devant la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples (CADHP), à Arusha en Tanzanie.
« Nous sommes les premiers avocat français à aller plaider devant cette juridiction, de surcroît dans une configuration père-fils complètement inédite ». Cette expérience les a durablement marqués. « C’est une juridiction importante en Afrique et qui déroule un cérémonial assez particulier. Tous les débats sont filmés et transmis en direct sur Facebook. La veille de l’audience, nous prenons la décision d’aller voir un dossier qui y est débattu, afin de prendre le pouls de la juridiction. Là, nous découvrons des avocats ghanéens plaider. Et nous sommes très surpris : alors que leur client est dans le couloir de la mort et qu’il s’agit là de l’ultime recours, ils plaident leur dossier comme un dossier de droit administratif ou d’urbanisme ! Nous comprenons alors que c’est la pratique habituelle devant cette juridiction », se souvient Marc Bensimhon. Dès lors, la stratégie des deux avocats français va se dessiner selon d’autres contours. « Nous venions dénoncer un complot ourdi au plus haut sommet de l’État pour abattre notre client, dans tous les sens du terme, humain, patrimonial ou même au niveau de son honneur. Nous ne pouvions pas plaider de façon factuelle. Nous sommes aussi des avocat d’assises : nous savons monter au créneau. Nous savons que c’est l’oralité des débats qui prédomine. Alors, nous avons fait comme si notre client était la victime d’un procès d’assises. Nous sommes montés au créneau, nous avons grommelé quand les confères plaidaient… Et nous avons plaidé selon nos personnalités », explique encore Julien Bensimhon. « Moi je suis généralement le jeune chien fou qui n’hésite pas à aller au contact de la juridiction et à embêter les témoins. Quitte à me faire rabrouer, je n’en ai rien à faire, car je sais que c’est dans l’intérêt du client. Mon père prend ensuite la parole, avec plus de hauteur, avec une vision stratégique, sur du plus long terme, et cette technique marche assez bien. Elle est utile à ce qu’on veut faire passer comme message : l’émotion et ensuite, la raison ». Ce fut un moment exaltant. « Combien d’avocats vont en Afrique ? Très peu. Combien plaident devant la CADHP ? Encore moins. Plaider devant une juridiction supranationale, c’était encore plus grand qu’aux assises ! », reconnaît Marc Bensimhon.
Un combat juridique remporté
Grand bien leur en a pris. « Le dossier était intéressant en soi, mais nous avons réussi à réellement captiver les juges. D’habitude, la majorité des affaires traitées à la CADHP se fait par écrit, et les juges décident en fonction des mémoires qui leur sont déposés. Or nous avons été convoqués en audience », détaille Marc Bensimhon. La décision du 29 mars leur est extrêmement favorable, et reconnaît la plupart des violations des droits de l’Homme dont a été victime Sébastien Ajavon. « Le gouvernement du Bénin n’en sort pas grandi. Patrice Talon, l’actuel président, est même nommément cité comme ayant atteint l’honneur de notre client ».
Après cette étape déterminante, viendra la nécessité de protéger leur client, exilé en France. Les deux avocats se mettent en tête de lui faire obtenir un statut de réfugié, ce qui est loin d’être gagné, puisque pour l’OFPRA, le Bénin est un pays sûr politiquement. Résultat : elle est censée refuser tout dossier en provenance de ce pays. « Mais nous, nous avons été témoins des dangers auxquels Sébastien Ajavon a échappé ». Convaincus de leur bon droit, ils abreuvent l’OFPRA de documentation, fournissent un mémoire de 80 pages, 288 documents pour illustrer la fragilisation de la démocratie béninoise. Leur but ? « Réussir à leur démontrer que le Bénin n’est plus un État de droit », lâche Marc Bensimhon. « Nous avons également dû sécuriser la position de notre client en France, prendre contact avec les différents services du quai d’Orsay et de la justice, qui s’occupent des demandes d’extradition en leur disant “Attention, vous allez recevoir une demande d’extradition, qui est totalement illégale. Nous vous demandons de la rejeter d’office’’. Les tenir informés de toutes les évolutions fut un énorme travail », raconte Julien Bensimhon. Mais un travail payant. Contre toute attente, Sébastien Ajavon a obtenu son statut de réfugié politique en juin 2019. Désormais, l’homme d’affaires et opposant « récupère sa liberté de parole comme politicien. Si les prochaines élections ne sont pas confisquées, il pourrait être le futur président du Bénin, et nous serons alors le conseil du président », confie Marc Bensimhon.
Cette victoire reflète l’engagement des deux défenseurs. « Tout au long de ma vie professionnelle, j’ai défendu des causes de façon bénévole, en rapport avec mes idéaux. Mais la priorité des priorités reste la même : je me sens toujours honoré quand un client passe la porte de notre cabinet, alors qu’on est 26 000 avocats à Paris », estime-t-il. Dès lors, « je mets tout en œuvre pour défendre la cause de l’être humain qui est devant moi, quel que soit le domaine du droit que cela concerne. Je respecte profondément celui qui vient nous voir et nous sollicite, qui expose dans la confidentialité du cabinet, sa vie, son histoire, parfois extrêmement violente ou scabreuse. Nous n’avons pas que des saints qui viennent nous voir, mais même celui qui a commis les pires crimes reste un être humain. C’est un grand classique des avocats : lorsque notre client est rejeté par l’ensemble de la société, le seul qui lui donne une dignité, encore, reste son avocat ».