« La justice est sur la même voie que l’hôpital »
La crise du Covid-19 aura largement ébranlé le monde judiciaire. Quelques jours après la réouverture des tribunaux, la présidente du CNB, Christiane Féral-Schuhl a accepté de faire, pour les Petites Affiches, le bilan de ces deux mois de confinement. Elle tient un discours d’apaisement et appelle à l’union des professions judiciaires pour reconstruire une justice plus forte et efficace tout en garantissant son caractère démocratique.
Les Petites Affiches : Quel bilan faites-vous de ces deux mois de justice confinée ?
Christiane Féral-Schuhl : Pendant deux mois, en dehors des contentieux dits “essentiels”, du contentieux des libertés et des étrangers, la quasi-totalité des contentieux a été suspendue. Cela a occasionné deux difficultés pour les avocats. Ces suspensions d’audience au civil et au pénal ont provoqué l’arrêt d’activité dans les cabinets qui pratiquent essentiellement le judiciaire. L’autre difficulté majeure que nous avons eue tient au fait que la garde des Sceaux avait fait le choix de confier aux chefs de juridiction le plan de continuité d’activité, qui ont fait ce qu’ils pouvaient avec les moyens dont ils disposaient. Nous avons, par conséquent, eu le sentiment d’avoir affaire à une justice à 164 vitesses. Nous avons demandé des directives nationales à plusieurs reprises sans obtenir gain de cause. Nous nous sommes aussi étonnés que les juridictions n’aient pas reçu des moyens exceptionnels pour une situation exceptionnelle. Moyens humains, mais aussi informatiques.
La Chancellerie nous a répondu que les bâtonniers sont le relais des informations pour les avocats. Nous n’avons pas réussi à faire comprendre que, comme l’avocat plaide devant plusieurs juridictions, il peut se retrouver en dehors du ressort de son barreau. Il lui est donc difficile d’accéder à l’information.
LPA : Cette crise a-t-elle eu pour effet de tendre les relations entre les différentes professions judiciaires, notamment celles entre les avocats et les magistrats ?
C. F.-S. : Vous avez eu des tensions ici et là. Mais ces réactions isolées d’avocats, de magistrats, ou même de greffiers ne donnent pas la tonalité d’ensemble. Ce qui ressort c’est que les magistrats, les greffiers, les avocats, se sont retrouvés seuls face à la crise sanitaire. C’est grâce à leur énergie et à leur conscience professionnelle que la justice ne s’est pas purement et simplement arrêtée. Dans une période aussi perturbée, il y a forcément des moments de tension. Au niveau institutionnel nous n’avons jamais arrêté d’échanger avec les magistrats et fonctionnaires de justice. J’ai eu régulièrement au téléphone les présidents des deux syndicats de la magistrature et des contacts avec les fonctionnaires de justice. Le lien existe. Nous avons en fait tous été confrontés aux mêmes difficultés : l’absence de directive nationale et la suspension d’un contentieux important en mars.
LPA : Cette crise sanitaire est arrivée après une longue grève pour les retraites, qui avait parfois provoqué des tensions…
C. F.-S. : Ce barreau, pour en arriver à faire grève, était au bout de ses ressources. Les avocats sont trop perçus comme des perturbateurs alors qu’ils défendent des valeurs qui sont essentielles pour une société démocratique. Cette grève a permis de mettre en lumière un barreau de proximité qui est indispensable pour l’accès à la justice, un barreau qui donne vie au droit, pour chaque citoyen, d’accéder à la justice, par l’aide juridictionnelle ou par des permanences pénales. Ce barreau accepte de travailler à des conditions parfois invraisemblables, en termes d’heures de trajet et de temps passé pour une indemnité qui n’est pas décente. Nous avons vu le résultat de ces pratiques à l’hôpital. Nous sommes sur la même voie dans le domaine de la justice. Nombre de greffiers et de magistrats partagent le constat fait par les avocats au sujet des dysfonctionnements de la justice. Pendant cette période de grève, nous avions d’ailleurs prévu de nous réunir une journée, qui était fixée au 12 mai, pour analyser ensemble les difficultés et les moyens d’y remédier. Les groupes de travail n’ont pas pu se réunir, mais l’idée n’est pas abandonnée ! C’est ensemble que nous allons pouvoir élaborer des propositions constructives.
LPA : Vous dites que la crise a mis en lumière le manque de moyens…
C. F.-S. : La justice manque de personnels. Les magistrats et les fonctionnaires de la justice souffrent d’une surcharge de travail évidente. Le besoin de droit et de justice est de plus en plus fort depuis 30 ans dans la société. Le nombre des avocats a augmenté significativement, pas celui des magistrats ni des greffiers. Il y a nécessairement un décalage et un goulot d’étranglement qui se crée. Quand on attend plusieurs mois des décisions de justice, nous sommes bien conscients que ce n’est pas à cause du magistrat mais bien à sa charge de travail. Nous sommes aussi conscients que beaucoup de magistrats se sont investis pendant cette période de Covid-19 comme ils ont pu. Le manque de moyens technologique est également évident. Beaucoup de greffes sont sous équipés depuis longtemps sur le plan numérique. Il faut des moyens. Il faut moderniser l’institution, recourir au numérique, sans pour autant toucher aux valeurs essentielles.
LPA : Comment s’amorce la reprise de l’activité judiciaire pour les avocats ?
C. F.-S. : Nous sentons la reprise d’activité, par la fixation d’audiences et les contacts que les magistrats prennent avec nous. Les cabinets se remettent en ordre de marche. Cette reprise se fait cependant de manière différente selon les juridictions. Nous avons toujours le même problème lié à l’absence de directives nationales. Nous avons des ordonnances de roulement pour chaque juridiction, que nous devons nous procurer. La Conférence des bâtonniers a réussi l’exploit de centraliser l’information pour l’ensemble des juridictions de région. Le barreau de Paris le fait pour son ressort. Le CNB a rendu ces éléments disponibles par lien hypertexte à l’ensemble des avocats.
Nous préparons également un nouveau sondage à leur adresse, après ceux que nous avions faits au début du confinement. Nous avions alors recueilli les réactions pendant la phase de sidération des avocats. Aujourd’hui, nous avons le sentiment – que nous voulons vérifier – que l’activité des cabinets est bien repartie, même s’ils rencontrent de nouveau des difficultés.
LPA : Vous appelez à construire l’unité dans la justice. Que cela signifie-t-il ?
C. F.-S. : Il ne faut pas se tromper de combat. Avocats et magistrats sont des partenaires naturels et permanents, des professions complémentaires au service de la justice. Il n’y a pas lieu de s’affronter. Il y a des dysfonctionnements que nous dénonçons depuis longtemps, d’une même voix que nous soyons magistrats, greffiers, avocats. Nous sommes nombreux à dire qu’il faut penser la justice en termes d’investissements et non d’économies. Nous sommes nombreux à constater que les mesures qui sont prises visent à pallier le manque de moyens et à réaliser des économies sur un budget qui est déjà l’un des moins élevés de l’UE. Nous considérons que nous n’en sortirons pas sans un véritable plan de sauvegarde et de reprise avec des investissements en ressources humaines et des moyens financiers. Par ailleurs, j’avance d’ailleurs une idée : pourquoi ne pas créer une réserve de professionnels du droit, comme il en existe dans d’autres professions ?
LPA : À quoi ressemblera la justice au lendemain de cette crise ?
C. F.-S. : Je suis d’un naturel optimiste. Je constate que cette crise du Covid-19 a mis en exergue les fragilités et les limites du système judiciaire tel qu’il existe depuis longtemps et démontre l’urgence d’un plan de sauvegarde de la justice. À travers les liens que nous avons créés avec les magistrats et fonctionnaires de justice, un bloc se constitue. Ensemble, nous pouvons faire vivre cette institution que nous avons choisi de servir, et qui continue de susciter de nombreuses vocations – il n’y a qu’à voir l’enthousiasme des jeunes pour la profession d’avocats. Si cette profession attire, c’est qu’être avocat dans une société démocratique a du sens. La réforme voulue par le gouvernement inquiète car elle touche à des valeurs auxquelles les avocats sont profondément attachés. J’en prends pour exemple les cours criminelles, composées de juges professionnels et destinées à remplacer les cours d’assises. Il avait été convenu qu’il s’agirait d’une expérimentation limitée à 7 cours criminelles dans 2 départements. Une commission parlementaire devait dresser un bilan d’évaluation. Or les députés ont voté, dans la nuit de jeudi 14 à vendredi 15 mai, une loi en faveur de l’extension des cours criminelles puisqu’on évoque trente cours criminelles sans passer par la commission d’évaluation prévue. On passe ainsi directement de l’expérimentation à la généralisation, avec des arguments d’efficacité. On nous objecte également que les avocats demandent eux-mêmes de correctionnaliser certaines affaires comme les viols. Mais si les avocats acceptent que de telles affaires soient jugées en correctionnelles, c’est bien parce que, faute de moyens investis dans les cours d’assises, ils n’ont pas tellement le choix s’ils veulent que les affaires soient jugées plus rapidement. Or des générations d’avocates se sont battues pour criminaliser le viol et qu’il soit jugé devant des jurés. C’est une réforme de la justice vécue comme un recul.
LPA : Pourquoi cela vous inquiète-t-il autant ?
C. F.-S. : Les avocats restent viscéralement attachés à des valeurs fondamentales, notamment l’oralité des débats, le débat contradictoire… Or les réponses de la Chancellerie s’orientent vers les audiences par visioconférence et le dépôt des dossiers sans débat contradictoire. Cela nous gêne et nous inquiète en effet. Qu’on puisse y déroger en période de crise sanitaire, on le comprend. Qu’on prévoit des exceptions, on le comprend également. Mais surtout, que cela ne devienne pas la règle. Les avocats ont, dans ce débat, un rôle de rempart et de sentinelle.
LPA : L’audience pourrait-elle être la grande perdante de cette crise ?
C. F.-S. : Nous serons vigilants pour que cela ne soit pas le cas. Les avocats souhaitent développer le numérique tout en préservant les valeurs fondamentales de l’oralité, du débat contradictoire, de l’unicité du procès. Pour un certain nombre d’affaires, il est important que toutes les parties soient réunies au même endroit et au même moment. Vous ne pouvez pas reproduire en visioconférence l’ambiance que vous avez dans une juridiction pendant une plaidoirie. Les silences, les postures, les émotions… cela fait partie du procès. Cela participe de la recherche de la vérité.