La plaidoirie, pour quoi faire ?

Publié le 24/03/2017

Le 10 mars dernier, la plaidoirie était sur le banc des accusés. Avocats et magistrats s’étaient réunis dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne pour débattre de son utilité, évaluer ses qualités et ses défauts. Faut-il la supprimer ? La rénover ? À quoi sert-elle ? Telles étaient les grandes questions de cette rencontre passionnante, organisée par le barreau et le tribunal de grande instance de Paris.

Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, debout au micro, le bâtonnier de Paris semble tout petit. Sous les coupoles dorées de la prestigieuse salle, sa voix résonne pour défendre une accusée particulière : la plaidoirie. Depuis quelques mois, celle-ci fait l’objet de débats houleux dans le monde judiciaire. Accusée pêle-mêle d’être inutile, rébarbative ou encore narcissique, cette prestation, qui semblait constitutive du métier d’avocat, ne semble plus aller de soi dans des tribunaux désormais largement engorgés. « Nous devinons vos angoisses devant des audiences interminables, alors qu’il serait si simple de se contenter de quelques observations en ligne, ou pourquoi pas d’un hologramme, puisque c’est à la mode », pose le bâtonnier Frédéric Sicard, avant de développer. « Notre barreau plaide pour l’innovation. Mais les robots ne sauraient effacer quelques phrases pour un peu d’humanité ». Théâtral, chuchotant presque, il conclut avant d’aller prendre place sur les bancs en bois : « Notre peine sera peut-être de nous taire. En attendant votre délibéré, je pars, monsieur le président, m’asseoir. Je ne pars pas seul. Je pars avec mes mots ».

À l’origine de ce colloque, co-organisé par le barreau et le tribunal de grande instance de Paris, le malaise ressenti par de nombreux avocats quant au nouveau palais de justice. « Beaucoup d’avocats pensent que le futur palais va éloigner les deux professions », a rappelé le président Jean-Michel Hayat, modérateur du débat, en guise de préambule. « De toute façon, les magistrats ne supportent plus d’entendre les avocats plaider, disent-ils. Il y avait donc urgence à rapprocher nos professions ».

Toute la matinée, la plaidoirie allait donc être examinée, décortiquée, tant par ceux qui la disent, que par ceux qui l’écoutent. Chacun restant généralement dans son rôle : les avocats défendant l’oral, les magistrats faisant valoir leurs contraintes, en premier lieu le manque de temps d’écoute. Solange R. Doumic, signataire en septembre 2016 de la tribune J’entends plaider, monsieur le président dans la Gazette du palais (Gaz. Pal., 20 sept. 2016, n° 32, GPL 274u3, p. 3), est l’une des premières avocates à s’exprimer. « Pour le justiciable, qu’est-ce que la plaidoirie ? C’est sa voix, sans être lui-même », rappelle-t-elle. Refusant de se laisser intimider par le peu de temps d’audience, la rationalisation des tâches, elle réaffirme haut et fort le besoin d’« humanité » et d’« oralité » à l’audience. « Le jour où il n’y aura plus que des règles de droit, il n’y aura plus besoin d’avocats. Les ordinateurs les auront remplacés. Mais il n’y aura plus non plus de juges, ils auront été remplacés », conclut-elle ainsi.

François Ancel, premier vice-président adjoint, lui succède au micro. S’il assure partager son point de vue, et reconnaître l’utilité et le talent des plaideurs, il insiste sur la nécessité de poser tout de même « la question qui fâche ». « Le problème, c’est quand même la plaidoirie trop longue et redondante ! », explicite-t-il. Il soulève ensuite la question de l’utilité de la plaidoirie pour les contentieux civils. Dans un premier temps, il détaille les « outils » donnés par le Code de procédure civile pour se passer de plaidoirie. L’article 779 du Code du procédure civile permet au président de l’audience d’estimer qu’un dossier se passe de plaidoirie, mais celui-ci ne peut le faire qu’avec l’accord de l’avocat, qui reste in fine « maître de la parole ». L’article 441 invite à limiter le temps de la plaidoirie à la « décence convenable ». « Ces textes ont le mérite de fixer un axe dans lequel la plaidoirie doit s’inscrire », estime le magistrat. « Dans certains dossiers, on arrive à des temps de plaidoirie de quatre heures. La plaidoirie doit être préparée comme une phase nouvelle de la procédure, avec sa propre autonomie et sa propre utilité ».

Le premier vice-président adjoint Hugues Adida-Canac, auditeur à la Cour de cassation, va encore plus loin. « En procédure orale, on peut ne pas plaider. C’est extrême, mais la procédure classique est un autre extrême », estime-t-il. Il dénonce les plaidoiries longues, les avocats qui ne s’écoutent pas entre eux, les audiences qui virent à la juxtaposition de monologues, avec, dans la position du spectateur, le juge. « Interrompre une plaidoirie est vécu comme un incident d’audience. Ça ne devrait pas l’être », dit-il avant de conclure : « dans les procédures orales, qui sont assez simples, la procédure classique n’est tout simplement pas adaptée ».

Première vice-présidente du TGI de Paris et juge aux affaires familiales, Florence Lagemi est, elle, venue témoigner de ses matinées d’audience, au cours desquelles elle doit examiner pas moins de quinze dossiers en trois heures et demie. Au-delà de la contrainte posée par ce timing très serré, les audiences sont des moments de tensions, marquées par « des émotions qui se libèrent dans le cabinet du juge ». « Il n’est pas question que la plaidoirie surajoute des tensions. Les avocats doivent se démarquer des rancœurs des parties », précise-t-elle. À l’entendre, pourtant, la plaidoirie contribuerait parfois à mettre de l’huile sur le feu, les avocats en profitant pour régler leurs comptes entre eux. Ils desserviraient alors leurs clients. « Aucune partie ne sortira perdante ou gagnante de ce procès. Le juge doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant », a-t-elle ainsi précisé pour souligner le côté déplacé de ces échanges.  

Après ces charges successives, la parole est de nouveau à la défense. Avocate spécialisée en contentieux civil et commercial, Emilie Vasseur est venue parler de la place faite au débat oral dans les procédures écrites. Comme entrée en matière, elle raconte une scène vécue au tribunal de Brest. D’abord séduite par l’apparente cordialité des rapports entre avocats et magistrats, elle déchante en réalisant que les avocats brestois se contentent de déposer leurs conclusions sur le bureau du juge. Seuls son dossier et celui porté par un confrère d’un barreau extérieur seront plaidés, précise-t-elle. Une pratique qu’elle dénonce fortement. « Après tout, le juge sait lire, nous dit-on. Après tout, peut-être. Mais pas avant tout. La plaidoirie est un droit du justiciable, pas un plaisir narcissique ou égotique. C’est un droit, non pas de l’avocat, mais du client. La plaidoirie est le doute sur le droit qui sauve le droit ». En plaidant, insiste-t-elle, les avocats tiennent également un rôle important dans le débat de société. En défendant des particuliers, ils feraient au passage « bouger des lignes » et permettraient des avancées sociales. « Les lois qui ont changé la société ont souvent commencé par de vives controverses dans les cours de justice ».

Vient ensuite le tour de Fabienne Siredey-Garnier, présidente de la 17e chambre au TGI de Paris.

Seul magistrat siégeant au pénal présente à ce colloque, elle croque, dans un discours brillant et plein d’humour, les travers de la plaidoirie, mais aussi ses grandeurs. « Le juge pénal peut parfois regretter de ne pas avoir les mêmes outils que le juge civil. Quand l’avocat ne connaît pas son dossier, ou alors quand à l’inverse, il le connaît trop bien et reprend tous les points, même ceux qui ne sont pas discutés ou pas discutables. Quand il subit — et le mot n’est pas trop fort — ces plaidoiries circulaires et interminables ponctuées de phrases telles que “ j’y reviendrai dans quelques instants ”. Mais le juge peut également être subjugué — là non plus, le mot n’est pas trop fort — quand une plaidoirie le captive. Il peut être éclairé, quand on appelle son attention sur un point de droit dont il n’avait pas connaissance, et qu’il peut ainsi entrer en délibéré avec une connaissance pleine et entière du dossier ».

La charge la plus violente viendra finalement d’un avocat. « Allez-vous enfin plaider coupables ? », tonne le vice-bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, debout, devant les autres intervenants restés sagement assis dans leurs fauteuils en velours rouge. Avant-dernier à prendre la parole, il s’est levé, explique-t-il, pour briser « le fond de délicieuse courtoisie où les choses sont dites mais ne sont pas entendues ». Le discours est au moins aussi iconoclaste sur le fond que sur la forme. Si la plaidoirie s’impose comme une évidence au pénal, il n’est pas évident, affirme-t-il, qu’il en aille de même dans toutes les procédures. Dans des tribunaux engorgés par des « problèmes juridictionnels de masse », il invite ses confrères à faire une « nécessaire distinction entre la plaidoirie impérative et la plaidoirie facultative voire superfétatoire ». À l’en croire, les avocats doivent s’effacer quand leurs mots sont superflus, afin de libérer du temps d’audience pour les plaidoiries « inévitables, nécessaires et fondamentales ».

En comparaison, le discours de François Molins, procureur de la République de Paris, invité à clore le colloque, a pu sembler un brin convenu. « Nous devons nous attacher à ce qui nous unit », a-t-il commencé, rappelant sa bonne entente avec le bâtonnier et la vice-bâtonnière. Dans une allocution en forme d’hommage aux avocats, il a rappelé les différences fondamentales entre les missions du ministère public et celles des avocats, et insisté sur leur complémentarité. « Nous n’avons pas d’adversaires, que des contradicteurs. Les avocats sont des empêcheurs de tourner en rond, indispensables pour faire œuvre de justice », a-t-il conclu.

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