L’avocat en entreprise enfin pour demain ?

Publié le 30/08/2019

Le rapport du député Raphaël Gauvain intitulé : « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale » recommande de créer un statut d’avocat en entreprise. Quelles sont les chances de trouver une solution à ce problème de confidentialité qui dure depuis 40 ans ?

Il y a eu le rapport de l’avocat Jean-Marc Varaut en 1998 sur un Code des professions juridiques et judiciaires, de l’ancien ministre de la Justice Henri Nallet en 1999 sur « Les Réseaux pluridisciplinaires et les professions du droit », de l’avocat Jean-Michel Darrois sur « Les professions du droit » en mars 2009 et puis le rapport de l’ancien président de l’AMF Michel Prada sur la compétitivité juridique de la Place de Paris en 2011. Voici que le député Raphaël Gauvain vient, le 26 juin dernier, d’ajouter sa voix à celle de ses prédécesseurs en recommandant la création de l’avocat en entreprise. Ce rapport a été rédigé à la demande du Premier ministre Édouard Philippe (lettre du 11 juillet 2018), soucieux de trouver des solutions pour protéger les entreprises françaises confrontées aux procédures judiciaires ou administratives en vertu de lois extraterritoriales étrangères. Quarante ans d’échec n’ont ne semble-t-il pas découragé le député Raphaël Gauvain d’apporter sa pierre à l’édifice en préconisant à son tour l’avocat en entreprise. Si le projet ne parvient jamais à déboucher, au moins évolue-t-il au fil des rapports. Les premiers travaux, inspirés par la fusion des avocats et des conseils juridiques de 1991, se plaçaient uniquement sous l’angle de l’intérêt des professionnels et dans la perspective de créer une grande profession du droit. Le rapport Prada a marqué une rupture en prenant comme point de départ la compétitivité de la place juridique de Paris. Le rapport Gauvain achève cette mutation en raisonnant sur le terrain de la défense des entreprises françaises face à la concurrence agressive des autres pays – essentiellement des États-Unis – utilisant le droit et la justice pour promouvoir l’intérêt de leurs propres entreprises. C’est au fond ce que les juristes français ne cessent de répéter depuis des décennies aux gouvernements qui se succèdent : le droit est une arme stratégique. Il semblerait que le message ait enfin été entendu.

Les entreprises européennes dans la ligne de mire de la justice américaine

Il faut dire que le rapport Gauvain dresse un diagnostic sans concession de la guerre livrée par les États-Unis aux entreprises européennes. Depuis la fin des années 1990, constate le rapport, on assiste à la multiplication de lois extraterritoriales, essentiellement aux États-Unis, permettant de poursuivre n’importe quel individu ou entreprise sur les sujets de corruption, blanchiment et sanctions internationales. Plusieurs tableaux publiés dans le rapport recensent les entreprises européennes victimes des sanctions financières souvent très lourdes prononcées par la justice américaine. Voici ce qu’il en est pour les groupes français : Total 398 millions de dollars en 2013, Alstom 770 millions et BNP Paribas 964 millions en 2014, Technip 338 millions en 2010, Société Générale 293 millions en 2018. Le rapport note à ce sujet que les entreprises européennes sont les premières cibles des autorités judiciaires américaines, avec 14 entreprises européennes et seulement 5 entreprises américaines sur les 26 entreprises condamnées aux plus lourdes sanctions entre 2008 et 2018. Il souligne également que les entreprises européennes portent l’essentiel du poids des amendes prononcées par le Department of justice (DOJ) et la Securities and exchange commission (SEC) entre 2008 et 2018 (5,339 Md$ sur un total de 8,872 Md$, soit  60, 17 % du montant total des amendes prononcées). Or, ces procédures ont beaucoup de défauts : violation de la souveraineté des États, mise en péril des entreprises en raison du montant disproportionné des sanctions, procédures diligentées par des procureurs sous l’autorité de l’exécutif sans recours possible devant un juge, violation des conventions d’entraide judiciaire et de coopération administrative… Et Raphaël Gauvain de relever par-dessus tout : « les poursuites engagées semblent être motivées économiquement et les cibles choisies à dessein. Les grandes entreprises américaines sont, pour la plupart, épargnées de toute poursuite et seules de grandes entreprises européennes et asiatiques, en concurrence directe avec des entreprises américaines, sont visées ».

La menace ne va aller qu’en s’aggravant

Face à ce phénomène, les entreprises françaises sont vulnérables car le droit ne les protège pas suffisamment. C’était déjà pour contrer la tendance américaine à juger les entreprises étrangères que la France s’était dotée dans la loi Sapin 2 de la convention judiciaire d’intérêt public, l’équivalent des fameuses transactions menées par le procureur américain. L’idée consistait à dire : nous avons une procédure aussi efficace que la vôtre de sorte que rien ne justifie que vous jugiez nos entreprises à notre place. Seulement la menace est trop importante pour se satisfaire d’un seul remède. Le rapport Gauvain souligne ainsi que d’autres pays pourraient être tentés d’adopter aussi des lois extraterritoriales. Par ailleurs le Cloud Act fournit désormais la possibilité aux autorités judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage des données numériques (qui sont tous américains), sur la base d’un simple « warrant » d’un juge américain, toutes les données non personnelles des personnes morales de toute nationalité quel que soit le lieu où ces données sont hébergées. Le Cloud Act organise ainsi  un accès illimité des autorités judiciaires américaines aux données des personnes morales, rendant obsolètes et inutiles les traités d’entraide judiciaire. 

L’urgence de la confidentialité

Pour contrer ces dangers, le rapport préconise trois mesures principales : la modernisation de la loi de blocage de 1968, l’extension du RGPD aux données des entreprises et… la confidentialité des avis juridiques en entreprise. Sur ce dernier point, il existe trois solutions traditionnellement envisagées. Accorder aux juristes d’entreprise le bénéfice de la confidentialité de leurs avis, créer une profession de juriste d’entreprise dotée notamment d’un secret professionnel et, enfin, créer un statut d’avocat en entreprise. Ces dernières années, la tendance étant plutôt à réduire le nombre des professions du droit, la deuxième hypothèse n’est guère en cours. Reste donc une solution a minima, la confidentialité, et un projet plus ambitieux qui n’aboutit jamais : l’avocat en entreprise. L’avocat en entreprise est soutenu par le barreau d’affaires et les juristes d’entreprise. Mais le barreau traditionnel y est historiquement farouchement opposé. D’abord, il redoute que la réforme ne fasse entrer dans la profession d’avocat des professionnels en nombre indéterminé dont ils ignorent le niveau de compétence et la nature des activités. Ensuite et surtout, ils estiment que la qualité première d’un avocat est son indépendance et qu’on ne peut être indépendant quand on est le salarié de son client. Du côté des juristes d’entreprise, on soutient le projet, mais il achoppe régulièrement sur les aspects pratiques car les avocats sont tentés de multiplier les précautions pour isoler en leur sein cette catégorie un peu à part de professionnels.

Parmi les nouveaux éléments de contexte qui pourraient changer la donne figure évidemment l’angle adopté par le rapport et l’importance de la menace qu’il décrit. De quoi responsabiliser les professions mais aussi inciter les pouvoirs publics à sortir de leur position de simple observateur se limitant jusqu’à présent à accepter d’entériner l’éventuel schéma qui se dégagerait des négociations entre avocats et juristes d’entreprise. Le temps pourrait aussi être un allié. À mesure que les années passent, la pédagogie sur la réforme s’améliore et les esprits s’habituent. Enfin, la culture de l’actuel gouvernement très orientée sur la compétitivité des entreprises dans le marché mondial pourrait peser en faveur d’une approche enfin stratégique voire offensive du droit. Il reste néanmoins beaucoup d’obstacles. Les entreprises elles-mêmes ne sont pas forcément prêtes à accueillir en leur sein des salariés se comportant potentiellement comme une profession indépendante. Les régulateurs n’ont pas du tout envie qu’on leur oppose le secret professionnel dans le cadre de leurs enquêtes. Les avocats eux-mêmes demeurent majoritairement opposés à ce statut.

Ceux qui connaissent bien le dossier assurent que pour toutes ces raisons, l’on s’oriente au mieux vers une réforme a minima consistant à accorder aux juristes d’entreprise le bénéfice de la confidentialité pour certains de leurs avis. En fait, tout dépendra du degré de volonté politique dans ce dossier. Si le gouvernement décide d’avancer, prépare un projet et impose aux avocats et aux juristes de travailler dessus, alors les choses auront une chance d’évoluer. Dans le cas contraire, il conviendra d’attendre le prochain rapport en se souvenant de la fameuse maxime shadok : « Ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir. En d’autres termes, plus ça rate, plus on a de chances que ça marche ».

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