« L’avocat est l’interprète de la société »
Avocat calme, et à la logique implacable, François Saint-Pierre exerce comme pénaliste depuis le milieu des années 1980. Il a notamment été l’un des avocats de Jean-Marie et Christine Villemin, parties civiles dans l’affaire du petit Grégory. Le 1er mai 2017, il fait partie des avocats qui ont signé l’appel à voter pour Emmanuel Macron lors du second tour des élections présidentielles, en vue de « faire barrage au Front national ». Car François Saint-Pierre a beau exercer son art dans les cours d’assises, il est aussi un avocat très impliqué dans la vie de la cité, préoccupé de l’état de notre démocratie. Auteurs de plusieurs ouvrages, dont un Guide de défense pénale, qui contient tous les outils juridiques pour les avocats avec mise à jour permanente de la jurisprudence, il a signé en janvier l’ouvrage Le droit face aux démons de la politique (éd. Odile Jacob). En mêlant étroitement histoire, politique et droit, il décortique le système judiciaire français et pose cette question : en cas de faillite démocratique des institutions, serions-nous protégés contre un nouveau Vichy ? S’il se place définitivement du côté de l’optimisme, et affirme que nous avons les outils judiciaires nécessaires, il n’en estime pas moins que le devoir de vigilance doit rester constant.
Les Petites Affiches
Vous n’en êtes pas à votre premier ouvrage. Vous écrivez aussi régulièrement dans la presse juridique. Mais comment est née précisément l’idée de ce livre ?
François Saint-Pierre
C’est en juillet 2016 que le sujet de ce livre s’est imposé à moi. Juste après l’attentat de Nice, Laurent Wauquiez, depuis président du parti Les Républicains, a pris la parole à l’Assemblée nationale pour demander à Manuel Valls, alors Premier ministre, de « changer la loi », afin de pouvoir interner les fichés S. Et Manuel Valls, quoique chacun puisse penser de son action politique, a, ce jour-là répondu très fermement non. Parce que dans un État de droit, on n’embastille pas les gens. Seul un procès équitable au tribunal peut ordonner l’emprisonnement de quelqu’un. Lors des présidentielles de 2017, ce thème était toujours d’actualité. François Fillon, candidat des Républicains, a demandé que la France se retire de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), tout comme Marine Le Pen. Tous deux avaient les mêmes éléments de langage, à savoir qu’il y avait en France un problème avec le « gouvernement des juges », et notamment des juges européens. Il se trouve que le seul candidat à s’être prononcé en faveur du maintien de l’adhésion de la France à la Convention des droits de l’Homme, est Emmanuel Macron, puisque les candidats multiples du Parti socialiste n’ont pas dit un seul mot à ce sujet, et que Jean-Luc Mélenchon a stipendié l’Europe, certes sans cibler spécialement la CEDH, mais sans la défendre non plus.
Mon livre s’inspire de Stephen Breyer, le juge francophone de la Cour suprême américaine, qui avait écrit De la démocratie active, livre dans lequel il expliquait très bien le rôle de la justice et du droit dans une société démocratique moderne. Or, j’ai constaté que dans notre monde judiciaire, nombreux étaient les avocats qui se prononçaient pour un parquet subordonné au pouvoir politique, donc contre l’indépendance du parquet. Chacun pense ce qu’il veut, c’est la vertu du débat démocratique, mais quant à moi j’ai décidé d’être l’avocat de l’État de droit, dans sa conception moderne.
LPA
Vous parlez de trois dates-clés, relativement récentes, qui ont changé le visage de la justice en France…
F. S.-P.
Dans ce livre, je ne fais que raconter une évolution contemporaine du droit et des institutions. Trois dates sont particulièrement significatives.
2010 : la question prioritaire de constitutionnalité (QCP) a permis au Conseil constitutionnel de devenir une véritable cour suprême. Après huit ans, environ 800 décisions ont été rendues, dont 200 décisions d’inconstitutionnalité. C’est remarquable ! Par exemple, la réforme de la garde à vue, le délit de fraternité, la procédure pénale des mineurs…
2011 : une décision de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation exprime, pour la première fois sous cette forme-là, que les juges français sont tenus d’appliquer la jurisprudence de la CEDH, quel que soit l’État concerné par la décision. Ainsi les juges français ont le pouvoir et le devoir d’écarter une loi française qui serait contraire à l’exercice d’une liberté fondamentale.
Enfin, la loi de 2013 fait interdiction au ministre de la Justice de donner des ordres aux procureurs de la République, autrement dit, les procureurs sont dotés d’une indépendance fonctionnelle par la loi. Et le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 décembre 2017, l’a confirmé.
Nous avons donc complètement changé les paradigmes de notre système judiciaire et légal, à la fois concernant le droit mais aussi la justice. J’ai compris que cette évolution qui s’est faite progressivement et discrètement n’avait pas été comprise par le plus grand nombre, ce qui est normal pour des non-juristes, mais préoccupant pour les avocats, magistrats et journalistes dont c’est le métier.
LPA
La question de la « souveraineté nationale » est régulièrement brandie par certain.e.s politiques. En quoi le droit y est-il lié ?
F. S.-P.
C’est un débat de fond qui va se reposer lors des prochaines échéances électorales. Laurent Wauquiez comme Marine Le Pen sont entourés d’équipes qui réfléchissent sur ces sujets. Et je ne sous-estime pas du tout ni leur détermination, ni leurs compétences, ni leur intelligence, car je n’aime pas le dénigrement. Parmi les équipes des LR, je note les interventions d’Éric Ciotti et de Guillaume Larrivé, qui en juillet 2018 ont déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à redonner pleins pouvoirs au Parlement, qui pourrait revoter une loi censurée, soit par le Conseil constitutionnel, soit par la CEDH, soit par la Cour de cassation. Dans ce cas-là, il n’y aurait plus de discussion. Les verrous qu’ils souhaitent faire sauter, afin de retrouver cette « souveraineté politique nationale », permettraient à un futur régime politique extrémiste de mener des politiques complètement indignes. Je pense qu’en matière de libertés publiques, les retours en arrière peuvent être fracassants. Je voudrais rappeler, dans cette période de « Gilets jaunes », notamment à l’avocat Juan Branco, qui revendique l’autodestitution du pouvoir, que nous avons déjà connu un précédent. Il s’est produit le 10 juillet 1940 lorsque le gouvernement réuni a remis les clés du pouvoir au Maréchal Pétain. La nature a horreur du vide : si les institutions défaillent, c’est très clairement une dictature qui s’installera. Je me pose ainsi comme un partisan prononcé de la démocratie parlementaire, représentative. Mon livre n’a rien d’anti-politique, au contraire c’est un éloge du politique et du droit. Il faut garder en tête que toute notre histoire politique, sociale et juridique résulte de deux grands événements, d’une part, 1789 et, d’autre part, 1940.
LPA
Dans son arrêt du 15 avril 2011, la Cour de cassation , vous l’avez souligné, impose aux juges français de respecter les décisions de la CEDH. Est-ce justement perçu comme une atteinte au droit national selon vous ?
F. S.-P.
Dans le monde politique, il y a plus que des réticences, mais une incompréhension totale. Qui a dit : « Si le droit ne nous convient pas, changeons le droit » ? Qui a dit : « Les juges ne sont pas légitimes, ils ne sont pas élus » ? Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon et Matteo Salvini tiennent tous trois ce type de discours. Lorsque je plaidais devant la cour de Bordeaux dans l’affaire Mediapart-Bettencourt, la question s’est posée : quid de publier des enregistrements de conversation, clandestins, dans un domicile privé ? Mais si les juges ont relaxé les journalistes de Mediapart, c’est parce que je leur ai demandé d’appliquer la jurisprudence de la CEDH, comme le leur demande la Cour de cassation. Et ils l’ont fait, quelle que soit leur opinion sur ce journal. Car je ne suis pas sûr qu’ils soient tous des abonnés ! On attend des juges qu’ils fassent du droit, qu’ils pensent droit, et penser droit, ce n’est pas penser politique…
LPA
Concernant les trois « cours suprêmes » françaises (Cour de cassation, Conseil constitutionnel et Conseil d’État), comment fonctionnent-elles ? Ensemble ou en opposition sur certaines questions ?
F S.-P.
Nous avons vécu ces dernières années un moment très intéressant de convergence de la CEDH, de la Cour de cassation, du Conseil constitutionnel et Conseil d’État. Les magistrats se rencontrent sur les sites des juridictions, afin de coordonner leurs actions et d’organiser une véritable gouvernance juridique des pays européens, ce que je trouve remarquable. Par ailleurs, la CEDH cite abondamment dans les arrêts qu’elle rend pour la France les jurisprudences des trois cours suprêmes, pour définir ce qu’est l’État du droit en France et elle se positionne au plan de la Convention de la Cour européenne.
De la même façon, la Cour de cassation a rendu un arrêt très intéressant du 19 décembre 2018 pour définir le régime juridique des auditions tenues en garde à vue avant 2011. Ainsi la Cour de cassation adopte une solution juridique en intégrant l’ensemble de cette jurisprudence. C’est tout à fait intéressant. Le 16 avril dernier, une décision de la CEDH a condamné la Turquie pour la détention jugée « illégale » du magistrat de la Cour constitutionnelle turque Alparslan Altan, partant du principe que les personnes ne peuvent être incarcérées que sur décision d’un juge et sur suspicion d’une infraction pénale. Je suis pour le droit hugolien, dans une vision qui intègre le politique, le social, le culturel.
LPA
Vous êtes ainsi un partisan de la notion de « droit vivant » Pourquoi est-ce important qu’il ne soit pas figé ?
F. S.-P.
La notion de droit vivant a été inventée par une juriste italienne à propos des initiatives de la Cour de cassation italienne, dans les années 1990. C’est une notion très intéressante que les juges appliquent. Je cite ainsi Pascal Chauvin, président de la troisième chambre de la Cour de cassation qui définit le contrôle de proportionnalité que doit exercer le juge français. Lorsqu’un avocat le lui demande, le juge met en balance deux valeurs et il choisit laquelle faire primer. Droit à l’information vs droit à la vie privée ? Droit d’auteur vs droit à l’expression ? Le droit est donc vivant, relatif, et ceux qui souhaitent en revenir à un syllogisme type Beccaria, ne sont plus en phase avec le réel. Car faire du droit, c’est se documenter tous les jours. Il faut que l’accès à l’information juridique puisse se faire facilement. Cela répond d’ailleurs également à une évolution de la rédaction des décisions de justice, celles du Conseil constitutionnel. Laurent Fabius l’a réformée lorsqu’il a accédé à la présidence, et il y a deux semaines, le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a annoncé une grande réforme l’année prochaine qui vise une explicitation du discours, pour être mieux compris mais aussi pour mieux structurer la pensée juridique.
LPA
Le terrorisme a été un terreau favorable aux remises en question de l’État de droit. Si l’on parle moins de cette question, peut-on pour autant se sentir à l’abri des attaques contre notre démocratie ?
F. S.-P.
Effectivement, le terrorisme a changé la donne. La CEDH n’a jamais fait preuve de faiblesse à cet égard, et a toujours justifié ses mesures d’exception (comme des gardes à vues prolongés ou des interventions d’avocat retardées). Et dans la récente décision Altan c/ Turquie, la Cour dit bien qu’elle prend en considération le climat insurrectionnel turc et que l’autorité en place pouvait prendre des mesures pour y répondre mais que cela ne justifiait pas l’emprisonnement arbitraire de personnes et notamment de magistrats, suspecté de « gülenisme ». Mais revenons à la France. Une loi d’exception autorisant l’internement administratif de suspects d’actes de terrorismes serait inconstitutionnelle et inconventionnelle. Mais le droit n’est pas seulement de la théorie, mais c’est également de la pratique. Une telle loi ciblerait évidemment les populations de banlieue issues de l’immigration et provoquerait des dissensions majeures, à côté desquelles les « Gilets jaunes » sont une cour de récréation. Les propos tenus par des politiques sur les internements administratifs sont irresponsables. Je rappelle que pendant la guerre d’Algérie, des mesures d’internement administratives ont été prises de manière abondante dans ce qui était devenu un véritable régime militaire, en confèrent les travaux éclairants de l’historienne Sylvie Thénault.
LPA
La CEDH est l’un des piliers de la construction européenne. La sortie d’États membres fragiliserait l’Europe dans ses fondements. Avec la montée des populismes partout en Europe, la CEDH est-elle en danger ?
F. S.-P.
On doit être inquiet. La Russie et la Turquie ne paient plus leurs subventions en réaction à la CEDH, mais en sont toujours membres. Cela étant la Douma a voté une loi pour permettre à la Cour constitutionnelle russe de dire inapplicable telle ou telle décision de la CEDH… La Russie ne participe donc plus loyalement au jeu juridique européen. En ce qui concerne l’Angleterre, que va-t-il se passer après le Brexit ? En cas d’élections générales, Jeremy Corbin a des chances d’être élu, et lui ne se retirera pas de l’Europe. Mais si c’est Boris Johnson, ce dernier pourrait le faire. Combien de temps Matteo Salvini restera-t-il au pouvoir ? Pour l’instant, il n’a pas pris d’initiative ni tenu de discours contre la CEDH. La situation est incertaine, « évolutive », comme le disait le Général de Gaulle.
LPA
Vous sourcez tous les éléments, dans un souci de rigueur et d’objectivité. Mais cela n’empêche pas des prises de position, comme votre critique des enquêtes préliminaires…
F. S.-P.
En effet, je dénonce un archaïsme, celui des enquêtes préliminaires en France et la surpuissance du procureur de la République. L’on voit très bien qu’il a un pouvoir discrétionnaire d’enquête préliminaire ou d’information judiciaire, autrement dit du mode de poursuite. Or le statut des uns et des autres est très différent selon les cas de figure. Il faudra bien parvenir à réformer ce vieux système napoléonien.
L’instruction judiciaire avait permis la procédure contradictoire où la défense est bien dotée, mais son défaut rédhibitoire est sa lenteur. Pour les enquêtes préliminaires c’est tout le contraire. Elles vont relativement vite, mais les gens n’ont aucun moyen de défense. Je pense que les procureurs doivent comprendre que leurs pouvoirs sont très développés par rapport à leur statut. Dans le cas d’une mauvaise gestion d’un parquet, j’estime que le procureur doit démissionner. Il doit quitter son poste, comme un ministre quitte son poste. Il n’est pas possible de mener le parquet de manière régalienne. L’évolution fait que l’acteur majeur du procès pénal est le procureur de la République. Je pense qu’il faut redéfinir son mode de nomination, sa communication médiatique (après, tout, la société a le droit d’être informée des choses judiciaires) et sa responsabilité professionnelle.
LPA
Nous avons évoqué la proposition de loi en faveur des camps d’internement administratif. Mais les « Gilets jaunes » ont fait émerger d’autres inquiétudes, concernant le droit à manifester librement. Il faut donc rester constamment vigilant…
F. S.-P.
Le mouvement s’est traduit par cette loi sur les interdictions administratives de manifester, ce que je conteste vivement. Car si l’on transfère ce type de pouvoir au préfet, c’est pour qu’il en use et abuse. Or la question est la suivante : comment les services de police contrôleront que les interdits de manifester ne se rendent pas à une manifestation ? Sans hésiter, en contrôlant l’identité de tout le monde. Et comment contrôle-t-on l’identité des gens ? En scannant les pièces d’identité. C’est inadmissible. À tel point que le Conseil constitutionnel l’a annulée.
LPA
Vous insistez sur le rôle des avocats dans le processus de création jurisprudentielle. Sans eux, le droit serait une matière inerte. Comment se déroule ce processus ?
F. S.-P.
Le processus législatif est connu : le gouvernement souhaite une réforme, il rédige un projet de loi, le Parlement le vote ou non. Mais comment se créer la jurisprudence ? Il faut absolument que l’avocat pose une question au juge et que le juge réponde. Que l’avocat exerce un recours jusqu’en cassation, sinon la jurisprudence ne se créé pas. Or il existe un problème de masse des recours, ce qui a une incidence directe sur la durée des procédures. Mais attention à ne pas fermer le robinet de recours, sinon on bloque les questions. C’est nous, avocats, qui devinons quels sont les vrais sujets de société à transformer en vraie question de droit. Le juge dans son palais de justice, ne les voit pas de la même façon. Il faut être avocat pour sentir cela, être vulnérable, à l’écoute de son client, selon moi. Le juge est isolé. Il doit comprendre que c’est l’avocat qui est l’interprète de la société. Sur le délit de solidarité, cela a été remarquable. En revanche, c’est la CEDH qui a dit qu’il fallait changer la loi sur la garde à vue. Le Conseil constitutionnel s’y est collé sur la QPC, sur demande des avocats. Pendant des années, nous avions demandé à la Cour de cassation de traiter le sujet, et tous nos recours avaient été rejetés au niveau du filtre de recevabilité, ce qui prouve bien que les juges ne peuvent pas deviner par eux-mêmes quels sont les sujets de société d’actualité sur lesquels il faut juger. Les avocats doivent remplir leurs responsabilités citoyennes. C’est pourquoi, je participe régulièrement à des colloques et conférences.