« Le juge d’instance a une grande responsabilité sociale »

Publié le 09/05/2019

Depuis cinq ans, Vanessa Lepeu est vice-présidente en charge de l’administration du tribunal d’instance de Montreuil. Pour les Petites Affiches, elle revient sur les spécificités de cette justice du quotidien et de la vulnérabilité, alors que le projet de loi justice pourrait modifier l’organisation des tribunaux d’instance.

Les Petites Affiches

Depuis quand êtes-vous juge d’instance ?

Vanessa Lepeu

Cela fait cinq ans que je suis juge d’instance et vice-présidente en charge de l’administration du tribunal de Montreuil. Auparavant, j’ai été juge d’instruction à Senlis et à Bobigny, juge des enfants à Bobigny, et chargée de mission au sein du cabinet de la garde des Sceaux, Christiane Taubira. Cela fait 15 ans que je suis magistrat.

LPA

Quelles sont exactement vos attributions en tant que vice-présidente du TI ?

V. L.

Le tribunal d’instance est compétent pour le contentieux du quotidien et de la vulnérabilité. Il s’occupe de tous les contentieux inférieurs à 10 000 euros. Cela recouvre diverses réalités, depuis les petits litiges civils, entre particuliers ou avec un professionnel, à l’achat d’un bien de consommation qui serait défectueux, en passant par les conflits entre voisins, avec par exemple des histoires de bornage ou d’élagage d’arbres… Mais le tribunal d’instance est également compétent quel que soit le montant pour tous les contentieux locatifs : les impayés, les problèmes d’insalubrité de logement, les expulsions. Il s’occupe également des crédits à la consommation. On voit bien qu’on est dans la vulnérabilité sociale. Le tribunal d’instance s’occupe aussi de la protection des majeurs placés sous tutelle ou curatelle, ainsi que des saisies des rémunérations et des certificats de nationalité.

LPA

Que pensez-vous de ces fonctions d’instance ?

V. L.

Ce sont des fonctions passionnantes car ce sont des fonctions civiles qui peuvent être très techniques. Par exemple, le contentieux du crédit à la consommation est très pointu. Celui des tutelles aussi : il y a beaucoup de questions autour de la gestion du patrimoine qui sont capitales et pas toujours faciles à manier. Dans le même temps, ce sont des fonctions extrêmement humaines. En matière de tutelle, on doit entendre et faire émerger la volonté de personnes qui ont des difficultés à l’exprimer. Cela nécessite écoute, patience, disponibilité et bienveillance. Pour les contentieux plus sociaux, qui concernent les crédits et expulsions par exemple, on est face à des gens qui peuvent être dans une grande fragilité sociale et confrontés à des difficultés multiples.

LPA

Quel est le profil des justiciables que vous voyez au tribunal d’instance ?

V. L.

On va les voir sur un point de leurs difficultés mais en réalité ils sont pris dans plein d’autres problèmes. Ils ne savent pas comment se retrouver dans toutes ces démarches et tout ce qui leur arrive. La plupart du temps, ils se défendent eux-mêmes. Ils sont très peu fréquemment assistés d’avocats. Quand on assiste à une audience d’instance, il n’est pas rare de voir arriver des gens qui vous posent sur la table leur sac en plastique, en sortent un tas de papiers et vous demandent de faire le tri vous-même… Je prends aussi ma voiture pour aller voir les gens qui ne peuvent pas se déplacer, en Ephad, les maisons d’accueils pour les personnes handicapées. Je vais jusqu’aux gens qui sont en mesure d’exprimer leur volonté mais pas de se déplacer.

LPA

Comment le juge travaille-t-il alors ?

V. L.

Cela nécessite pour le juge un positionnement différent de celui qu’il a au tribunal de grande instance, où l’avocat est obligatoire. Le travail de conversion d’un problème, d’une situation en terme juridique est alors fait par l’avocat. En instance, c’est le juge qui doit faire comprendre aux gens ce qui leur est demandé, et traduire des termes juridiques en vocabulaire courant. On est vraiment dans du quotidien et de la proximité. La satisfaction, pour le juge, est de savoir que les décisions qu’il prend sont concrètes et dans la vie des gens. C’est aussi une sacrée responsabilité. C’est très connecté à la réalité sociale qui nous entoure. Ce sont aussi des fonctions, notamment pour les tutelles, qui nécessitent un gros travail partenarial, avec les associations, les hôpitaux, les psychiatres, les Ephad, les associations de personnes souffrant de handicap. C’est passionnant car la porte est ouverte pour faire plein de projets !

LPA

Comment cette fonction s’exerce-t-elle en Seine-Saint-Denis ?

V. L.

Nous avons huit tribunaux d’instance en Seine-Saint-Denis. C’est un maillage qui reste très serré, le département n’ayant pas été impacté par la réforme de la carte judiciaire en 2007-2008. La Seine-Saint-Denis cumule énormément de difficultés mais autant de forces vives. Il y a beaucoup d’expérimentations, d’associations très motivées. Les conditions de travail ne sont pas faciles par rapport à celles d’autres ressorts mais il s’y passe des choses passionnantes.

LPA

Et à Montreuil ?

V. L.

À Montreuil, on commence à sentir les effets de la gentrification. Notre activité civile diminue depuis quelques années sans que j’y voie d’autre explication. Ce n’est pas un effet d’amélioration, c’est plutôt la population qui change. En ce qui concerne l’organisation, je suis la seule juge au tribunal depuis le mois de janvier, le deuxième poste est vacant. Nous étions un tribunal qui fonctionnait extrêmement bien, souvent le meilleur en termes de délai sur le ressort de la cour d’appel, et là ça se dégrade énormément. Nous espérons avoir un magistrat sortant de l’École en septembre. Les vacances de poste dans la magistrature sont habituelles. C’est chacun son tour, le ministère cherche à répartir cette vacance de manière équitable.

LPA

Comment voyez-vous l’avenir des tribunaux d’instance ?

V. L.

Le projet de loi de modernisation de la justice prévoit que tous les sites judiciaires soient maintenus et les contentieux restent les mêmes au sein de chaque structure judiciaire. Ce qui devrait en revanche changer, c’est que les tribunaux d’instance deviendraient des « chambres de proximité » du tribunal de grande instance. On serait donc absorbés par le TGI. Le risque est que les contentieux des pauvres gens, invisibles, soient relégués au second plan derrière l’activité pénale, par exemple, qui fait plus de bruit médiatiquement.

LPA

Quels sont les changements sur le fond ?

V. L.

Il y a également un changement de fond concernant le crédit à la consommation. La loi prévoit la création d’une juridiction nationale des injonctions de payer, qui sont à 95 % des crédits à la consommation. Dans ce domaine, les juges d’instance se sont fortement impliquées, en s’appuyant notamment sur les cours de justice de l’Union européenne, pour recréer un équilibre entre le consommateur et les banques, comme l’a bien raconté Emmanuel Carrère dans son livre D’autres vies que la mienne. La centralisation des injonctions de payer, avec 5 magistrats assistés d’une équipe de greffe qui seront chargés uniquement de ce contentieux-là ça, nous fait craindre une vigilance moindre et une moindre action pour que le droit soit rééquilibré. Cela risque de se faire au détriment du consommateur, du plus faible…

LPA

Craignez-vous une disparition des audiences ?

V. L.

Ce projet de loi préconise que la conciliation et la médiation soient obligatoires et que l’audience puisse être facultative. Les personnes pourront exprimer leurs demandes par écrit. Or quand on assiste vraiment à des audiences au civil ou devant les tribunaux d’instance, on se rend compte que les gens ne comprennent pas forcément les courriers qu’ils reçoivent, qu’ils peuvent avoir fait écrire des choses par leurs voisins. La présence des parties à l’audience, le temps qu’on peut leur accorder pour les écouter et comprendre leur demande, est capitale pour arriver à une décision juste et de qualité, correspondant à la situation réelle. Cette distanciation entre le justiciable et le juge est une crainte.

LPA

La justice d’instance fonctionne pourtant bien en l’état…

V. L.

Les tribunaux d’instance sont ceux qui fonctionnent le mieux ! Les statistiques nationales sont extrêmement claires. La moyenne de traitement des affaires doit être de dix mois en nationale, contre 14 pour les TGI. On ne comprend pas pourquoi il fallait réformer la justice d’instance…

LPA

La justice d’instance est-elle bien connue ?

V. L.

Ceux qui prennent des décisions ne se rendent sans doute pas bien compte de la réalité du public qu’on reçoit et qu’on accueille. Plusieurs collègues avaient invité des députés à venir assister à des audiences et discuter des besoins des justiciables. Il y a des gens qui ne peuvent pas remplir un formulaire sur un ordinateur, quand bien même le formulaire serait très bien fait. Pour certaines missions de la justice, il y a l’obligation de se voir, de se parler, d’expliquer et d’écouter. Cela se fait en proximité, prend du temps. Ce n’est pas du luxe !

LPA

De toutes les fonctions que vous avez exercées, quelle est celle qui vous a le plus plu ?

V. L.

Toutes m’ont plu mais à chaque fois j’ai ressenti le besoin de changer. C’est usant d’être toujours confronté à la même difficulté. Cela altère la capacité d’écoute. Juge d’instruction, bien que j’ai adoré diriger l’enquête, je me suis lassée de traiter des choses exceptionnelles, comme des viols et des meurtres, alors que j’adore l’enquête. Je trouve aujourd’hui passionnant de faire valoir les droits des personnes mais un jour je risque d’être moins à l’écoute et de faire un moins bon travail. Je changerai de fonction pour que la nouveauté me rende un œil aiguisé et une attention plus grande. Pour les fonctions spécialisées, la règle est de changer tous les 10 ans. Cette règle est bien faite, elle permet d’éviter l’usure.