Le lanceur d’alerte dans tous ses états

Publié le 09/01/2019

L’Institut Messine, think tank de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, publie un rapport sur le statut du lanceur d’alerte deux ans après l’adoption de la loi Sapin 2 . L’occasion de prendre un peu de recul sur un sujet complexe et délicat en constante évolution.

Adoptée le 9 décembre 2016, la loi Sapin 2 avait comme ambition d’offrir un meilleur cadre législatif à la lutte contre la corruption. Elle offre notamment un véritable statut aux lanceurs d’alertes via son article 6 en leur garantissant une protection sous certaines conditions et oblige tout employeur d’une entreprise d’au moins 50 salariés de proposer des dispositifs d’alerte interne à ces employés. Une Agence française anticorruption avait également été mise en place avec la mission d’aider à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme.

Si la loi Sapin 2 constitue une avancée majeure dans la matière complexe traitant des lanceurs d’alertes, elle n’en demeure cependant pas moins imparfaite et possède quelques lacunes. Deux ans après l’adoption de la loi (et un an et demi après la publication du décret d’application en juin 2017), l’Institut Messine a justement décidé de rédiger un rapport afin d’étudier la portée de ce texte et de se pencher sur sa cohérence avec les autres dispositifs existants d’alertes professionnelles. Le rapport se veut un guide pratique et théorique et a été rédigé dans le souci d’offrir des recommandations aux entreprises qui pourraient se trouver dans la situation d’un lanceur d’alerte interne. Le sujet est tout particulièrement d’actualité puisqu’un projet de directive européenne est actuellement débattu à Bruxelles et pourrait, à son tour, changer les règles pour les entreprises. Entretien avec Pascale Lagesse, avocate associée du cabinet Bredin Prat, spécialiste du droit social et présidente du groupe de travail à l’origine du rapport.

Les Petites Affiches

Quel était l’objectif de ce rapport  ?

Pascale Lagesse

Nous avons choisi de traiter le sujet sous l’angle des alertes dans un contexte professionnel. Ce qui nous intéressait, c’était de savoir comment doit procéder l’entreprise qui reçoit un signalement pour gérer efficacement la situation. On entend beaucoup parler de lanceurs d’alerte en ce moment, mais il faut bien comprendre que les « alertes » renvoient à des dispositifs juridiques spécifiques. En général, le statut juridique de lanceur d’alerte sert à protéger l’auteur du signalement contre les représailles de l’organisation à laquelle il appartient. Cela étant dit, tout signalement n’est pas recevable à une qualification d’alerte : c’était justement l’objectif de ce rapport que de clarifier la complexité de cette matière nouvelle qui inaugure un monde d’autorégulation. Notre groupe de travail était très riche et diversifié. La présence d’un grand nombre de représentants d’entreprises (DRH, directeurs juridiques, commissaires aux comptes…) ainsi que des personnalités du monde du droit (avocats, magistrats et universitaires) a à la fois permis des partages d’expériences et l’identification des véritables difficultés.

LPA

Qu’est-ce qui caractérise le lanceur d’alerte  ?

P. L.

La loi Sapin 2  le définit précisément dans son article 6 : il s’agit d’une personne physique, désintéressée, de bonne foi et qui révèle ou signale l’un des faits mentionnés par la loi (crime, délit, atteinte à l’intérêt général, violation de certains engagements internationaux) dont elle a été personnellement le témoin. Qui plus est, le lanceur d’alerte doit suivre une procédure de dénonciation très stricte. La qualification est donc assez restrictive, le lanceur d’alerte qualifié comme tel par les médias (quelles que soient les affaires, LuxLeaks, les Paradise Papers, etc.) ne répond que très rarement à cette définition.

LPA

Comment avez-vous structuré votre « Guide pratique et théorique » du lanceur d’alerte  ?

P. L. 

Dans un premier temps, le rapport a permis de dresser un état des lieux de ce qui existe en France en matière d’alertes au sens le plus large. C’est ce que l’on a appelé « le mille-feuille des alertes » : il existe énormément de dispositifs différents qui n’ont pas les mêmes champs d’intervention, pas les mêmes façons de se déclencher ni les mêmes personnes autorisées à le faire. Dans nos tableaux de synthèse, on a comptabilisé cinq alertes « collectives » dans le Code du travail. Quant aux alertes « individuelles » (toute disposition prévoyant un signalement ou une protection à la suite de celui-ci), pas moins de treize dispositifs ont été recensés, et tous concernent des sujets différents. L’ambition de la loi Sapin 2  était de mettre en place un statut protecteur uniforme, mais en regardant les textes de plus près, on s’aperçoit que la loi n° 2016-1691 Sapin 2 du 9 décembre 2016 crée elle-même deux autres dispositifs d’alertes (anticorruption et banques et assurances), en plus du dispositif général. Par ailleurs, la loi Sapin 2  se superpose avec la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Pour l’instant, le droit des alertes professionnelles reste éclaté et de ce point de vue, la loi Sapin 2 est inachevée.

La deuxième partie a été réalisée en adoptant le point de vue de l’entreprise afin de fournir des « best practices » lors d’un cas de signalement. Comment réceptionner le signalement  ? Comment assurer la confidentialité  ? Comment organiser la protection des données ou encore comment former et constituer l’équipe qui devra faire face à une alerte  ? Il était nécessaire, pour y voir clair, d’accomplir un travail de pédagogie, car l’entreprise est en permanence confrontée à des conflits de normes. Si, par exemple, un employeur qui a l’obligation d’enquêter ne le fait pas dans des conditions qui assurent la confidentialité de la personne qui fait l’alerte ou l’objet de l’alerte, il encourt des sanctions pénales.

Enfin, la dernière partie du rapport est consacrée à la proposition de directive européenne et comprend également une analyse de droit comparé. Je pense pouvoir affirmer que nous fournissons un guide extrêmement pratique et qui se veut exhaustif sur les mesures à adopter.

LPA

Deux ans après la mise en application de la loi Sapin 2 quel bilan peut-on en tirer, avez-vous répertorié ses lacunes  ?

P. L. 

On constate avant tout l’immense difficulté qui accompagne la compréhension et l’application de la loi pour les entreprises. Les grands groupes ont évidemment des services spécialisés, des ressources humaines et des déontologues parfaitement formés et capables de gérer les signalements. Mais cette mécanique nécessaire afin de maîtriser le sujet ne se retrouve pas toujours dans les petites et moyennes entreprises, car il y a une question de coût, également abordée au sein du rapport. Le mérite de la loi Sapin 2 est d’avoir instauré un dispositif général. Mais s’y ajoute les textes relatifs aux dispositifs spéciaux qui vont, eux, ordonner à l’entreprise de mettre en place d’autres outils et d’autres procédures : codes de conduite, plans de prévention, etc.

Par ailleurs, le dispositif général de la loi  Sapin 2  peut parfois entrer en conflit avec d’autres lois propres au droit du travail. Je prends un exemple : si vous êtes lanceur d’alerte pour un fait de harcèlement au travail, vous entrez dans le champ des dispositions du Code du travail qui protège celui qui signale de tels faits (que ce soit pour lui ou un collègue). Mais étant donné qu’il s’agit aussi d’un délit pénal, je pourrais aussi considérer que c’est le dispositif général de la loi Sapin 2  qui doit s’appliquer. Savoir si l’on tombe dans le champ d’application de la loi Sapin 2  ou dans le cadre de la loi du travail n’est pas forcément évident. La frontière est poreuse entre ce qui relève des ressources humaines et du droit du travail et ce qui relève de l’alerte dite « éthique ». Il est fondamental de s’attaquer à cette question, car les marges de manœuvre ne sont pas identiques pour les entreprises, notamment s’agissant de la manière d’enquêter.

LPA

Comment les entreprises s’en sortent-elles face à toutes ces nouvelles normes  ?

P. L. 

Il y a une grande volonté de bien faire de la part des entreprises et la grande majorité a mis en place des services sous différentes formes et appellations en charge de toutes ces questions (éthique, compliance, RSE). Dans l’idée du législateur, en mettant en place un système formalisé à l’extrême, on allait faire disparaître la corruption. En pratique, les entreprises ne comprennent pas toujours ce formalisme. On a même quelquefois le sentiment que le législateur affranchit l’État de ses missions de contrôle en se déchargeant sur l’entreprise.

Bien évidemment il y a aussi du positif : les entreprises préfèrent avoir la primeur de l’information plutôt que cela soit découvert sur les réseaux sociaux. La procédure des trois « paliers » dans le dispositif général y participe : le signalement interne est prioritaire, si rien n’est fait dans un délai raisonnable le lanceur d’alerte peut dénoncer le problème aux autorités publiques et, dernière étape en l’absence de réaction, il peut prévenir le grand public. Cette procédure est une bonne chose : l’entreprise est fortement incitée à corriger ses mauvais comportements tout en évitant les conséquences néfastes en termes d’image. Les aspects négatifs tiennent aux délais qui sont, pour l’heure, très brefs, au coût, car c’est à l’entreprise d’engager tous les frais sans aucune aide de l’État, et enfin à l’absence de sanctions spécifiques pour ceux qui abusent des dispositifs d’alerte.

LPA

Quels sont les grands contours du projet de directive européenne sur les lanceurs d’alertes  ?

P. L. 

En l’état actuel des choses, c’est très difficile à dire : d’une part, avec les élections européennes qui approchent, il est possible que ce texte ne voie pas le jour, d’autre part, la Commission européenne et le Parlement sont très partagés entre deux visions opposées. À l’origine, la directive s’inspirait assez directement de la loi Sapin 2  avec un système de paliers. Mais la commission juridique du Parlement refuse les paliers et considère que le lanceur d’alerte doit bénéficier d’une protection y compris lorsqu’il dénonce directement les faits à la presse. Révéler un scandale sur la place publique affectera pourtant le fonctionnement de l’entreprise sans pour autant garantir que la corruption sera plus efficacement combattue…

LPA

Y a-t-il un déséquilibre entre protection des lanceurs d’alertes et protection des entreprises  ?

P. L. 

On manque encore de recul pour en juger dans la pratique, on aura une meilleure idée d’ici trois à quatre ans. Mais l’on peut déjà affirmer, notamment grâce aux retours de certaines ONG comme Transparency International, qu’environ la moitié des signalements reçus par elles n’entrent pas dans le champ d’application de la loi Sapin 2. Il s’agit typiquement des problématiques liées aux ressources humaines. Cela signifie bien que, s’il faut faire remonter un certain nombre de signalements, tous leurs auteurs ne méritent pas forcément une protection contre les représailles. Lorsque le signalement a été fait dans un but détourné (intéressé), l’enquête interne le révélera souvent. Une protection du lanceur d’alerte de bonne foi et désintéressé pour des faits justifiés, c’est positif. Mettre en place une protection systématique est contre-productive.

LPA

Une des parties de votre rapport traite de ce statut à travers le monde, quels sont les exemples que vous avez rencontrés qui sont les plus intéressants  ?

P. L. 

Le groupe de travail a tenu à commencer par l’histoire de la notion et à finir sur un « tour du monde ». Le modèle américain est frappant. L’on sait que l’expression « whistleblower » apparaît lors de la guerre de Sécession. Le lanceur d’alerte est une notion typiquement anglo-saxonne. La différence principale dans sa conception avec le modèle français est que le « whistleblower » fait son signalement contre rétribution, ce qui ne choque personne aux États-Unis. En France, il y a cette idée de désintéressement, car, historiquement, nous avons tendance à rapprocher la rémunération de la délation. Avec le temps, on s’aperçoit que nous nous sommes un peu plus « anglosaxonisés », mais je ne pense pas que l’on puisse aller aussi loin que les États-Unis. À moins que la directive européenne ne soit l’occasion d’une remise à plat, il est préférable d’attendre le recul nécessaire avant de légiférer à nouveau.

LPA 09 Jan. 2019, n° 141k6, p.3

Référence : LPA 09 Jan. 2019, n° 141k6, p.3

Plan
X