Le magistrat heureux

Publié le 20/10/2017

Il aurait pu être violoniste, il a finalement choisi le droit. Vice-président du tribunal de grande instance de Créteil, Samuel Ittah a gardé de sa formation musicale rigueur et concentration. Loin de la carrière artistique, il s’épanouit dans la justice du quotidien.

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À ceux qui perçoivent le droit à travers les effets de manche des avocats médiatiques que l’on croise dans les couloirs des cours d’assises, on conseillera une visite dans le bureau de Samuel Ittah. Ils le trouveront au quatrième étage du tribunal de grande instance de Créteil, une petite pièce sommairement meublée, piles de dossiers cartonnés entassées sur un bureau noir. L’homme est souriant, et a, avec ses fines lunettes rondes, des airs de professeur. À l’instar du juge d’instance dont Emmanuel Carrère avait fait un héros dans son roman D’autres vies que la mienne, il raconte la justice de proximité avec enthousiasme et parle avec gourmandise de problématiques qui, au néophyte, peuvent pour le moins sembler austères.

Président de la troisième chambre civile du tribunal de grande instance de Créteil, il traite principalement de litiges de baux commerciaux, de cautionnement et de prêts immobiliers. Sa marotte du moment : mettre un coup d’arrêt aux demandes en contestation du taux effectif global des crédits immobiliers ou à la consommation, à l’en croire, un véritable filon exploité de manière abusive par des particuliers pour ne pas payer de taux d’intérêt. « C’est très à la mode en ce moment. Ces clients considèrent que leur taux d’intérêt est illicite, car calculé sur 360 jours. Ces demandeurs, souvent, ne sont pas de très bonne foi et recherchent un effet d’aubaine. Le préjudice réel est d’une vingtaine d’euros, mais comme c’est illicite, ils veulent faire tomber tous les intérêts, ce qui peut représenter une somme de 30 000 ou 40 000 € ». Un arrêt de la Cour de cassation de 2013 a ouvert la brèche, et depuis, la troisième chambre civile du TGI de Créteil est « envahie » par ces demandes, explique le magistrat. « On s’est un peu amusés pour essayer de limiter l’intérêt du litige et enrayer le flot de dossiers », explique-t-il, brandissant avec fierté la « décision audacieuse » rendue par le tribunal. Avoir enrayé cette combine un peu malhonnête semble être source d’une grande satisfaction.

Derrière une façade un peu lisse, chemise claire, mains de pianiste, le magistrat de Créteil n’a pas un parcours classique. Dans une vie antérieure, il s’est rêvé violoniste. « Au départ, j’étais un musicien. Je n’ai fait que du violon jusqu’à l’âge de 20 ans », explique-t-il. Il a passé un bac de « technicien de la musique » et dit avoir travaillé le violon six heures par jour à l’adolescence. Entré au conservatoire de Saint-Maur-des-fossés, il craque avant d’intégrer celui de Paris. « Je me suis inscrit mais je ne l’ai pas passé. Le trac… », confie-t-il. De cette carrière artistique avortée, il semble ne nourrir aucun regret. « Je suis allé au bout de ma tentative dans la musique, et j’ai su que ce n’était pas pour moi. Le stress sur scène, c’est autre chose que n’importe quel examen à la fac », avance-t-il sans aucune amertume.

À vingt ans, il cherche une voie de reconversion, bifurque vers le droit par pragmatisme. « J’avais effectué une scolarité à horaire aménagé pour me consacrer à la musique. Mon bagage scolaire était limité », reconnaît-il avec humilité et réalisme. « Le violon a développé ma force de travail et ma concentration. Je n’avais pas fait de maths ni d’histoire au lycée. J’ai donc choisi une filière où je serais à égalité avec les autres. Le droit s’est imposé pour cela », explique-t-il. Des métiers du droit, il ne connaît pourtant pas grand-chose. Grandi à Champigny-sur-Marne, entre un père dessinateur industriel et une mère au foyer, il n’a pas tellement de modèles de juristes dans son entourage, à l’exception d’un oncle directeur du contentieux dans une entreprise de recouvrement de créances.

Le premier cours de droit social à Paris 12, dispensé par l’avocat Jean Néret, aujourd’hui président délégué de l’École de formation du barreau (EFB) lui laisse le souvenir d’un « coup de foudre ». « Il portait la robe, avait une voix de stentor, était très charismatique », se souvient-il. Ses études de droit le « passionnent » et très vite, la carrière de magistrat s’impose. « J’avais envie d’être celui qui allait rendre la décision. J’aime trancher. Le métier d’avocat, où on n’est pas maître de la décision, me séduisait beaucoup moins », se rappelle-t-il encore. Les qualités d’un bon juge sont, selon lui, le sang-froid et la concentration. S’il dit n’avoir pas de modèle dans la profession, Samuel Ittah loue tout de même « la compétence, le sérieux et le travail » du juge Renaud Van Ryumbeke. « Un magistrat compétent est quelqu’un qui rend ses décisions à temps, qui applique bien les règles et a une bonne appréciation des enjeux », détaille-t-il.

Avant de siéger à la troisième chambre civile, il est passé par des fonctions peu exposées et mal connues du grand public. Il a commencé sa carrière comme juge d’instance au tribunal de Tonnerre, près d’Auxerre, juridiction rayée de la carte judiciaire après la réforme de 2007, puis a poursuivi à l’instance pendant une dizaine d’années au tribunal d’instance de Saint-Maur-des-fossés. De ses années à s’occuper de baux d’habitations, de droit de la consommation, et des petits tracas du quotidien qui font la vie de tout un chacun, il garde un très bon souvenir. « J’ai beaucoup aimé l’instance », témoigne-t-il. « C’est une procédure orale, souple, et beaucoup de choses se jouent à l’audience. Contrairement à ce qui se passe au TGI, la représentation par un avocat n’est pas obligatoire. Cela donne lieu à des situations parfois fantaisistes, comme cette fois où une personne mécontente de son dentier l’a décroché et posé sur mon bureau… ». Il a également exercé à Aulnay-sous-Bois dans le contentieux « assez technique et assez intéressant » des élections professionnelles de délégués syndicaux et de délégués du personnel. Arrivé à Créteil comme secrétaire général de la présidence, il a été chargé de l’organisation de la juridiction, depuis la gestion des tableaux de service jusqu’aux participations aux audiences de comparution immédiate en passant par les tours de permanence du juge des libertés et de la détention.

Il définit le droit comme « la confrontation de faits particuliers à une règle générale ». Comme magistrat, il prône la mesure et la nuance, même s’il reconnaît, dans une jolie formule, que « parfois l’équité est subjective ». « J’essaye de ne pas être dogmatique », analyse-t-il. « Souvent, la loi n’est pas si mal faite. Le Code civil prend bien en compte les intérêts de la société dans son ensemble ». Il se méfie des effets pervers d’une justice qui se ferait militante, prend l’exemple des conflits locatifs. « En favorisant toujours le locataire, on finit par défavoriser l’ensemble des locataires », soutient-il. « On rend les propriétaires frileux, ils finissent par ne plus vouloir mettre leur bien en location. Il faut se méfier de ce type de réactions en chaîne ». Tel le gestionnaire d’une petite entreprise, il parle de « gestion du stock de dossiers », et de la nécessité de rendre des décisions équilibrées pour ne pas le faire exploser.

De sa place de juge au civil, il voit le métier d’avocat évoluer et la plaidoirie se raréfier. « Beaucoup d’avocats ne plaident plus », affirme-t-il. « La procédure est écrite, ils se contentent de déposer leurs conclusions. Il faut être lucide : l’essentiel du travail du juge se fait sur les écritures », précise-t-il. S’il reconnaît que la plaidoirie apporte « un éclairage » et lui a parfois permis d’infléchir « un peu » sa perception d’un dossier, il se veut pragmatique. « Un dépôt de dossier, c’est du temps d’audience gagné », résume-t-il, comme s’il avait pris son parti du manque de moyens de l’institution judiciaire. « On travaille en sous-effectif dans toutes les chambres civiles. On est deux magistrats au lieu de trois », explicite-t-il. Ce travail en sous-effectif change aussi le visage de l’audience. D’après lui, la collégialité n’existe presque plus au civil. « On est censé rapporter à la collégialité, qui de fait est le second collègue. Mais on est en fait souvent seul à l’audience. On dit alors qu’on travaille en juge rapporteur, et c’est de plus en plus fréquent ». Il ne se plaint pas, pourtant, des conditions d’exercice du métier, dit être un « magistrat heureux ». « On a tous un double écran, un bon équipement informatique. Des efforts ont été faits », estime-t-il. « Les choses vont mieux qu’il y a deux ans. Avec 92 magistrats en tout au siège, les effectifs localisés sont complets, même s’il faudrait sans doute revoir ce niveau d’effectifs pour que les chambres civiles puissent être complétées, car elles ne disposent que de 2 magistrats par chambre au lieu de 3, actuellement ».

Quand il n’est pas au tribunal de grande instance de Créteil, ce « magistrat heureux » se consacre à ses trois enfants, tous inscrits au conservatoire de Saint-Maur-des-fossés, où ils pratiquent l’un le piano, l’autre la clarinette et le dernier le violon. Lui pratique le footing, joue au tennis, « à niveau modeste » et continue de faire du violon pour le plaisir ; et du droit par passion.

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