Le modèle de la justice française serait-il dépassé ?

Publié le 31/01/2017

Lors de la rentrée solennelle de la cour d’appel de Paris, qui s’est déroulée le 16 janvier dernier en présence du garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, la première présidente, Chantal Arens, a mis en garde : « Il n’est plus possible de continuer à faire comme si l’institution fonctionnait alors que les règles économiques et budgétaires et les attentes sociétales ont considérablement changé et que notre modèle semble dépassé » !

À Nantes, Reims, Charleville-Mézières, Toulouse, Lyon, etc., les magistrats sont en colère et les rentrées solennelles se déroulent sous haute tension. Manque d’effectifs, bâtiments dangereux, moral en berne, une ambiance résumée par le procureur de Charleville-Mézières qui lançait, lors de son discours de rentrée : « Bienvenue chez les clochards ! ». Une allusion à la clochardisation de la justice dénoncée par Jean-Jacques Urvoas lors de sa nomination au ministère de la Justice. C’est indéniablement un problème de moyens, dénoncé chaque année depuis des décennies à l’occasion des rentrées solennelles. Mais c’est aussi une question d’évolution de la société qu’a choisi pour sa part de mettre en lumière la première présidente de la cour d’appel de Paris, Chantal Arens, lors de la rentrée solennelle de la cour le 16 janvier dernier.

Un juge en déséquilibre

« Le juge est en situation de déséquilibre entre les valeurs habituelles qui sous-tendent son intervention, les aspirations mouvantes du corps social et le principe de réalité qui impose qu’il soit statué sous peine de déni de justice », analyse Chantal Arens, qui met en garde : « L’institution judiciaire a presque atteint la limite de ses capacités exceptionnelles d’adaptation à une demande de droit excédant de beaucoup ses moyens ». Mais quelles sont, au juste, ces attentes ? Selon Chantal Arens, il s’agit « de trouver des solutions et non de rédiger de belles décisions », mais aussi de prendre en compte de façon concrète les enjeux sociétaux. Sa conclusion est sans appel : « Il n’est plus possible de continuer “à faire comme si l’Institution fonctionnait” alors que les règles économiques et budgétaires et les attentes sociétales ont considérablement changé et que notre modèle semble dépassé ! ».

Les solutions ? Elles consistent à redéfinir le périmètre du juge afin de le recentrer sur la fonction de juger. Cela implique de « réfléchir collectivement à l’ensemble des modes alternatifs de résolution des litiges qui autorisent tout un chacun à se réapproprier les termes du conflit ». Autant de réflexions qui constituent le préalable nécessaire à la réforme de la carte des cours d’appel de plus en plus réclamée par l’institution judiciaire. Évidemment, les nouvelles technologies pourraient apporter un élément de réponse au récurrent problème de l’insuffisance de moyens qui participe, avec l’évolution des attentes des justiciables, à l’épuisement de l’institution. Chantal Arens voit dans la justice prédictive, autrement dit la possibilité de procéder à des analyses statistiques de la jurisprudence, la possibilité d’améliorer la prévisibilité des décisions de justice et aussi de développer les modes amiables de résolution des conflits. « Mais cette nouvelle pratique, prévient-elle, extérieure au juge, peut également présenter des risques importants : risque pour la liberté, risque de pression sur les magistrats, risque de décontextualisation des décisions, risque d’uniformisation des pratiques… ».

La procureure générale Catherine Champrenault a illustré par les chiffres les inquiétudes de Chantal Arens. Certes, les chambres pénales ont globalement jugé plus de 15 000 affaires, soit une augmentation de plus de 6 %, a-t-elle annoncé, de même que les délais d’audiencement ont été réduits d’un mois devant ces chambres. « Force est cependant de constater au niveau de la cour, que les affaires nouvelles ont augmenté de 15 % l’an passé, ce qui augure d’une année 2017 encore lourdement chargée d’autant plus qu’elle connaîtra de plusieurs procès dits « hors norme » : d’abord le dossier AZF pendant quatre mois, puis trois procès relatifs à des attentats qui dureront respectivement 15 jours, 3 mois et 5 semaines ». Une manière de rappeler ce que l’institution ne cache plus depuis quelques temps : elle ne tient encore debout face à l’afflux sans cesse croissant des dossiers et à des moyens toujours plus insuffisants que grâce au dévouement des professionnels qui la composent.

Il faut simplifier la procédure pénale

S’agissant des priorités pour 2017, Catherine Champrenault a évoqué sans surprise la lutte contre le terrorisme. En 2016, le parquet de Paris a connu une hausse de 76 % des procédures en matière de terrorisme par rapport à 2015, année qui avait déjà accusé une augmentation de 69 %. Le nombre des ouvertures d’information a augmenté de 90 % pour atteindre, fin 2016, le chiffre de 228 informations judiciaires visant le terrorisme islamiste. Pour juger ces affaires, il faut mener à son terme la réforme des cours d’assises actuellement au Sénat, estime Catherine Champrenault : « Elle ramènerait à 4 le nombre d’assesseurs en première instance et à 6 en appel, pour que soient accrues les capacités de jugement de ce contentieux, dans le respect des exigences de délai raisonnable fixées par la Cour européenne des droits de l’Homme. Une telle réforme permettrait en effet, sans amoindrir les droits des accusés, de dégager 135 jours d’audience et de juger environ 13 affaires de plus par an ».

Autre priorité du parquet général pour les mois à venir, la lutte contre la délinquance économique et financière. Catherine Champrenault a salué les progrès réalisés grâce au parquet national financier créé il y a trois ans : « Par de nouvelles méthodes de travail, par l’implication personnelle des magistrats qui conduisent eux-mêmes des actes d’enquête, cette institution est parvenue à réduire très sensiblement les délais d’investigation et de poursuite en privilégiant l’enquête préliminaire dans 75 % des cas ». La réforme dite Sapin 2, qui a créé un mécanisme de transaction dans les dossiers de corruption, devrait participer au renforcement de cette efficacité. S’agissant de la loi de juin dernier qui a réorganisé la lute contre les abus de marché pour éviter la double répression en confiant au procureur général le soin d’orienter les dossiers en cas de conflit de compétence entre l’AMF et le parquet, Catherine Champrenault a précisé : « Les cas à trancher seront rares, je le présume, mais je tiens à dire que les décisions d’orientation que je serai conduite à prendre ne seront guidées que par un seul souci, celui de l’efficacité de la répression ». Depuis plusieurs mois, l’efficacité de la lutte contre cette délinquance pose la question récurrente des lenteurs liées à la procédure. À plusieurs reprises, la chef du PNF, Éliane Houlette, a dénoncé en audience solennelle mais aussi lors de plusieurs procès médiatiques, tels que celui de Jérôme Cahuzac, le dépôt des QPC le premier jour du procès qui oblige à reporter ledit procès en cas de transmission de la QPC, ou encore les abus dont les avocats se rendraient coupables en matière de recours. Catherine Champrenault a relayé ces inquiétudes : « Nous connaissons encore au niveau de la cour d’appel un important contentieux avec le dépôt des QPC à n’importe quel stade de la procédure. 16 ont été déposées devant la chambre de l’instruction, 22 ont été déposées devant les chambres correctionnelles ». Néanmoins, plutôt que d’accuser frontalement les avocats d’abuser des recours, elle a préféré déplacer le débat sur la nécessaire réforme de la procédure pénale : « Simplifier ne signifie pas réduire la protection des libertés individuelles : il s’agit, en conservant un équilibre entre droits de la défense et droits de l’accusation, de rendre la procédure plus efficiente afin que la justice pénale ait les moyens juridiques de jouer pleinement son rôle dans notre État de droit, c’est-à-dire la manifestation de la vérité et la caractérisation des infractions pénales ».

Dernier sujet de préoccupation, les prisons. Dénonçant un taux moyen de surpopulation de 141 % qui peut atteindre plus de 200 % dans certaines maisons d’arrêt (202 % à Fresnes), Catherine Champrenault estime que même avec un taux d’aménagement des peines élevé comme en Île-de-France (21,6 %), « les conséquences néfastes de la surpopulation pénale demeurent et compromettent l’objectif légal de la peine d’emprisonnement qui est de préparer l’insertion et la réinsertion des personnes incarcérées ». De même, les magistrats pénalistes ont le sentiment de ne pas avoir les moyens de leur action répressive. « Il faut aujourd’hui admettre que notre pays n’est pas doté des moyens suffisants pour assurer une politique répressive indispensable au maintien de la sécurité de nos concitoyens », a souligné Catherine Champrenault avant de conclure en s’adressant directement au ministre : « Nous sommes dans un état d’urgence absolue ! ».

Des juges éreintés et dépassés, des prisons surpeuplées, au fond rien de bien nouveau… Cela fait des décennies que les rentrées judiciaires dressent le même constat. Jusqu’à quand ?

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