« Il serait nécessaire de revenir aux concepts et aux objectifs de base du droit de la concurrence »

Publié le 10/04/2018

Le Club des juristes vient de publier un rapport intitulé : « Pour une réforme du droit de la concurrence », qui émet pas moins de 60 propositions visant à améliorer le droit de la concurrence ainsi que les institutions qui en font application. Un chiffre qui pourrait donner à penser que le système est entièrement à refondre. En réalité, il s’agit essentiellement d’aménagements destinés à le rendre encore plus performant. Guy Canivet, qui a coprésidé le groupe de travail avec Frédéric Jenny, analyse pour nous l’évolution de l’ordonnance de 1986 et les principales propositions d’adaptation dégagées par le Club des juristes.

Les Petites Affiches

Pourquoi avoir décidé de rédiger ce rapport, le droit de la concurrence serait-il pris en flagrant délit de dysfonctionnement ?

Guy Canivet

Absolument pas. Le président du Club des juristes, Nicolas Molfessis, a simplement pensé qu’il pouvait être intéressant de dresser le bilan de l’ordonnance de 1986 à l’occasion du 30e anniversaire de sa promulgation. Cela a été l’occasion de rechercher au sein du groupe de travail et par des auditions et consultations si le modèle d’origine avait tenu ses promesses et s’il était toujours adapté au contexte économique d’aujourd’hui. Notre conclusion, c’est que nous disposons en France de l’un des meilleurs systèmes de concurrence du monde. Si nous émettons des propositions de réforme dans notre rapport, elles ne sont ni critiques à l’égard du système ni révolutionnaires, il s’agit de simples ajustements pour améliorer le fonctionnement des institutions et des juridictions chargées de l’application de ce domaine particulier du droit économique. Le Club des juristes a souhaité mener un travail en toute indépendance à l’égard des autorités, des entreprises et de toute autre forme d’intérêts catégoriels. Certains ont pu estimer que cette réflexion empiétait sur leur territoire, ce qui est sans doute compréhensible, mais met en question le principe même d’une réflexion indépendante. Que le rapport soit critiqué est plutôt sain, il a été fait pour ouvrir un débat. Je voudrais simplement défendre sa richesse. Frédéric Jenny, grâce à sa longue expérience du fonctionnement de la concurrence en France mais aussi de sa vision internationale en tant que président du groupe concurrence à l’OCDE, propose une analyse historique, économique et mondiale de la concurrence qui est à ma connaissance inédite et tout à fait passionnante. De son côté, Laurence Idot a apporté une grande expérience et une vision claire de la pratique du droit de la concurrence de l’Union européenne. La richesse et l’intérêt du rapport tient en outre au niveau de compétence et d’expérience de l’ensemble des membres du groupe. Ce fut véritablement un travail collectif qui a associé juristes et économistes et parmi les juristes des professeurs, des avocats et des juristes d’entreprises.

LPA

Vous étiez présent lors de la création du système français de la concurrence. Quel regard portez-vous sur sa fondation et sur ce qu’il est devenu ?

GC

Il s’agissait à l’époque de substituer à une économie administrée une économie de marché où les prix seraient fixés par la confrontation de l’offre et de la demande. L’administration d’alors craignait que cette ouverture n’entraîne une explosion des prix, c’est pourquoi elle a mis en place un système de contrôle de la concurrence très rapide et performant. Christian Babusiaux, à la tête de la DGCCRF, a su transformer son administration de contrôle des prix en administration de contrôle de la concurrence. Sous la présidence de Pierre Laurent, Frédéric Jenny a donné l’impulsion au tout nouveau Conseil de la concurrence en sa qualité de rapporteur général, tandis que Pierre Drai à la première présidence de la cour d’appel de Paris a compris que les juges devaient se former. Il a notamment créé un rendez-vous hebdomadaire : « Les lundis de la concurrence », où débattaient les institutions, les juges, les professeurs, les avocats et acteurs économiques sur les grands sujets de concurrence. Surtout, il a mis en place à la Cour une procédure de sélection des magistrats intéressés pour travailler dans cette chambre. La réforme a été facilitée par un remarquable texte de procédure qui a institué à la fois un solide contradictoire et une procédure contraignant le Conseil de la concurrence, l’administration et les avocats à respecter les délais de production de leurs mémoires. Tout a ainsi parfaitement fonctionné dès le départ, puis, ensuite dans la continuité, même s’il y a eu des phases de dérèglement et de réajustement. L’optique du ministre de l’Économie de l’époque, Édouard Balladur, était libérale ; il estimait que sortir d’une économie administrée exigeait aussi de s’extraire des mécanismes administratifs et donc du contrôle judiciaire administratif au bénéfice d’une juridiction judiciaire : la cour d’appel de Paris. Celle-ci a donc hérité de l’ensemble de la compétence du contentieux de la concurrence, à l’exception des concentrations qui à l’époque relevaient du pouvoir du ministre après avis du Conseil de la concurrence. À partir de là, s’est enclenchée une reconquête par le Conseil d’État d’une partie de ce contentieux. C’est ainsi qu’aujourd’hui, il y a deux ordres de juridictions qui interprètent le même corps de règles. C’est l’un des points sur lesquels nous émettons des propositions.

LPA

Quels ont été les grands facteurs d’évolution qui ont influé sur la concurrence ces trente dernières années ?

GC

Les crises économiques ont bousculé le modèle sans toutefois le bouleverser. Elles n’ont pas remis en cause les principes fondateurs du droit de la concurrence ni les institutions chargées de sa mise en œuvre. L’autre facteur d’influence a été la mondialisation du droit de la concurrence. Tous les États se sont dotés d’autorités, sous la supervision de l’OCDE. L’initiative française s’est donc insérée dans un contexte mondial de développement du droit de la concurrence fondé sur des principes généraux identiques. Dans le même temps, elle s’intégrait dans un droit de la concurrence européen qui s’est perfectionné au fil du temps. Au départ, les grandes règles ont été fixées dans les traités, puis des règlements sont venus encadrer l’application du droit des pratiques anti-concurrentielles dans certains domaines sectoriels, et enfin pour l’application du droit des concentrations. Parallèlement, la Commission européenne a construit un réseau européen des autorités de la concurrence au sein duquel elle joue un rôle central. Le droit de la concurrence des États membres est donc subordonné à celui de l’Union, à la fois substantiellement par le droit mais aussi par l’application qu’en fait la Commission en encadrant ces autorités nationales. Ce que propose le rapport c’est d’aller jusqu’à bout de cette intégration pour éviter que ne subsiste de possibles incompatibilités des règles nationales avec les règles européennes.

LPA

Le droit de la concurrence s’est doublé d’un droit de la régulation, pourquoi ?

GC

Une fois posées les bases d’un droit de la concurrence général, il fallait ensuite ouvrir les secteurs monopolisés, à la concurrence, par exemple l’énergie ou les transports… À Bruxelles comme en France, on a compris que cette ouverture devait être accompagnée. C’est la mission qui a été confiée aux régulateurs sectoriels : associer les acteurs à la réorganisation du marché entre les opérateurs historiques et les nouveaux entrants. À cette fin l’ordonnance de 1986 a organisé les relations entre l’Autorité de la concurrence et des autorités sectorielles ; c’était important car l’une avait une vision générale des marchés tandis que les autres la déclinaient dans un secteur régulé. Ce n’était pas évident, car il y avait un risque que chaque autorité applique les règles à sa manière. À certaines époques il y a eu des tensions mais désormais, dans l’ensemble, les relations sont constructives. L’une de nos propositions consiste à étendre ces procédures de consultation.

LPA

La nouvelle économie a un effet disruptif tel, que même le concept d’entreprise a changé de sens. Comment le droit de la concurrence s’adapte-t-il ?

GC

Le numérique bouleverse tout, y compris la notion traditionnelle d’entreprise puisqu’à une entité qui fabrique des produits ou offre des services, on substitue des plates-formes qui mettent en relation les offreurs et les consommateurs, ce qui crée des marchés dits « bifaces ». Cela remet-il en cause le droit lui-même et les structures ? Toute la difficulté est de contrôler la conformité de comportement de ces plates-formes au droit de la concurrence sans faire obstacle à l’innovation tout en évitant que se produisent des situations irréversibles. Autrement dit, tout en conservant le droit actuel, nous proposons de renforcer la présence de spécialistes des nouvelles technologies et des économistes au sein de l’Autorité pour mieux analyser et comprendre ces marchés issus de l’innovation. Au passage, pour renforcer l’indépendance des décisions de l’Autorité nous proposons que celle-ci se dote de deux services distincts d’économistes, l’un à l’instruction, l’autre auprès du collège de décision. De même, nous préconisons de faire venir des spécialistes des marchés en qualité de conseillers extraordinaires au sein de la cour d’appel de Paris et le recrutement d’assistants spécialisés, tout cela pour renforcer la qualification économique de la juridiction de recours.

LPA

Parmi les propositions de réformes des institutions vous évoquez aussi la nécessité de réduire les délais de traitement des dossiers…

GC

L’ordonnance de 1986 a été conçue pour réagir très vite aux distorsions de concurrence. Or, au fil du temps, le système s’est sophistiqué, notamment avec l’accroissement des garanties de procédure et donc, naturellement, les délais se sont allongés. Au fil du temps, la cour d’appel de Paris a rencontré de telles difficultés puis elle s’est rétablie. Aujourd’hui, c’est l’Autorité de la concurrence qui accuse une dégradation de ses délais. Nous nous sommes interrogés sur les moyens de revenir à une gestion du temps compatible avec le rythme de la vie économique. Nous proposons également que l’on réduise les risques de divergences et les concours de compétence entre les deux ordres de juridictions en charge des recours en créant une chambre commune composée de membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Cette proposition, sans doute originale, nous semble assurer une application plus cohérente des mêmes règles par les deux ordres de juridictions. Il peut y avoir à cet égard une synergie productive entre le Conseil d’État et la Cour de cassation.

LPA

Et le droit ? Qu’en est-il de l’ordonnance de 1986, a-t-elle vieilli ? Faut-il la réformer ?

GC

Je dirais plutôt qu’il serait nécessaire de revenir aux concepts et aux objectifs de base du droit de la concurrence. Ce domaine juridique est destiné à assurer le libre fonctionnement du marché en sanctionnant et en corrigeant le comportement des acteurs lorsqu’ils ne respectent pas les règles, tandis que le droit de la régulation a un rôle d’organisation des marchés. Dans un cas l’autorité agit a posteriori pour sanctionner et corriger, dans l’autre elle intervient a priori pour organiser. Ces différences fondamentales sont brouillées lorsqu’on confie à l’Autorité de la concurrence le soin d’organiser certains marchés comme celui des professions réglementées et de fixer les tarifs des professionnels. Persister dans cette voie pourrait faire perdre de vue la mission essentielle de l’Autorité de la concurrence en revenant à une forme d’économie administrée. Une question de même nature se pose à propos des pratiques restrictives de concurrence. Ces règles visent à assurer les équilibres économiques dans certains secteurs mais sont sans lien avec le jeu de la concurrence sur les marchés concernés. Ces règles se sont multipliées ces dernières années pour une raison très simple : dès qu’on adopte une réglementation pour prévenir certains comportements, la pratique les contourne, ce qui provoque d’autres contournements qu’il faut à nouveau corriger… Le mécanisme est infini. C’est, par exemple, le cas de l’instauration de l’interdiction des reventes à perte à partir du fameux seuil de revente à perte. Cette interdiction a été contournée par la pratique dites « des marges arrières » que l’on a voulu corriger par des mesures, elles-mêmes remises en cause, en dernier lieu, lors des États généraux de l’alimentation. Dans notre groupe de travail, certains ont estimé qu’il fallait sortir ces pratiques du champ du droit de la concurrence tandis que d’autres ont, au contraire, estimé qu’elles lui sont complémentaires. Nous avons eu un large débat sur ce sujet qui a conduit à des positions qui semblent réalistes. En particulier, si le législateur estime utile d’encadrer les relations entre producteurs et distributeurs pour éviter les pratiques commerciales déloyales, c’est dans le droit ces contrats qu’il faut introduire des dispositions appropriées et prévoir un accès efficace au juge pour régler les contentieux engendrés par ces dispositions spéciales. Mais ce n’est pas du droit de la concurrence.

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