Le professeur René Chapus et la juridiction administrative
D’autres ont dit ou diront l’apport du professeur René Chapus à la pensée juridique et à l’Université. On voudrait ici évoquer ses liens avec la juridiction administrative. Pour apprécier l’écho qu’y a eu sa disparition il suffit de songer qu’aucun autre patronyme n’y a été plus usuellement cité pendant le dernier tiers de siècle.
La jurisprudence en partage
Après les avoir beaucoup utilisés dans ses études le nouveau magistrat retrouvait dans son paquetage le Droit du contentieux administratif (précis Domat, Lextenso éditions) et le Droit administratif général (précis Domat, Lextenso éditions) qui, tout comme auparavant le cours du président Raymond Odent, devenaient très vite ses instruments de travail quotidiens.
René Chapus avait une façon à nulle autre pareille de rendre compte de la jurisprudence
Il ne dédaignait ni les conclusions des rapporteurs publics ni les commentaires de doctrine, mais, à l’image de son maître, Marcel Waline, à l’enseignement duquel il demeura toujours très attaché, c’est au texte des décisions qu’il s’attachait prioritairement. Il appréciait par-dessus tout la concision de considérants bien ciselés. La minutie de sa lecture et sa familiarité avec la langue du Lebon faisaient qu’il percevait instantanément la configuration de chaque espèce ainsi que les questions auxquelles le juge avait été confronté ; après avoir, à la manière d’un horloger, ramené la décision à quelques composants, il dégageait de façon très concise la portée de la solution et l’exprimait d’une façon qui dans une autre affaire répondrait directement à l’interrogation du juge ; aussi trouvait-on dans une note de rapporteur ou des conclusions : « sur ce point, v. R Chapus DCA n° 414,2° »…
Qu’on nous permette le mot : le juge « parlait en Chapus » parce que René Chapus s’exprimait après avoir raisonné comme le juge.
Il ne l’aurait sans doute pas formulé exactement en ces termes mais je pense que tout au fond de lui-même il n’était pas enclin à trop raisonner en termes de « grands arrêts ». La jurisprudence lui importait plus que les arrêts, qui n’en sont que les maillons. Et c’est à rendre compte de la façon dont l’enchaînement des décisions élabore progressivement la trame de la construction prétorienne qu’il s’attachait, le plaisir intellectuel qu’il prenait à cette ascèse se mêlant étroitement à son attachement affectif au caractère jurisprudentiel du droit administratif.
Ce goût se combinait avec des exigences. Sans doute toute jurisprudence comporte-t-elle une dose inévitable de complexité : « une liberté publique comme celle que constitue le droit d’agir en justice ne saurait être soustraite à la prudence et aux précautions qu’impose le fait que son exercice concrétise l’existence d’une situation conflictuelle, dans laquelle les droits et intérêts de l’adversaire sont aussi respectables que ceux du réclamant et dont le règlement provoquera une décision qui doit être aussi proche que possible de ce pour quoi elle sera tenue : l’expression de la vérité ». Et les nombreuses « solutions particulières » ou « remarques terminales » des subdivisions de ses ouvrages rendaient compte de ces nuances. Mais cet intellectuel raffiné avait le goût, le sens et le souci du concret et tenait que le rôle premier de la jurisprudence est de faire apparaître « les principes, facteurs de stabilité en profondeur, ainsi que de clarté et d’intelligibilité ». Aussi ne prenait-il pas pour un progrès toute évolution de la jurisprudence et usait-il volontiers de son devoir de critique, soit sur un mode ironique (« le raffinement des solutions jurisprudentielles ne cesse de progresser vers de nouveaux sommets »), soit de façon plus tranchée (« on a surtout le sentiment d’être en présence d’une jurisprudence composite et désordonnée »), soit encore en jouant des deux registres (« Le Conseil d’État aura vraisemblablement l’occasion d’éclairer comme il convient l’état du droit qui, pour l’instant, apparaît comme compliqué par une jurisprudence inachevée »). À quoi s’ajoutaient sur un mode aussi convaincu que spirituel, la réticence et l’agacement que ce fidèle de l’inspiration classique du droit administratif national ressentait quand venait s’y mêler un droit « venu d’ailleurs »…
Le familier de la juridiction
Exégète sans pareil de la jurisprudence, mais non pas chroniqueur de la juridiction : il ne songeait pas à en surprendre la vie intérieure, ne recherchait pas l’anecdote, n’évoquait pas les questions de personnes, ne sollicitait pas la confidence. Il restait en retrait des lumières de la ville.
Pourtant sa réserve et sa discrétion ne l’ont pas tenu à distance du Palais-Royal.
Si j’égrène quelques souvenirs, je songe d’abord — avec un plaisir particulier — que c’est le président Jean Kahn qui nous avait incités, Bruno Genevois et moi-même, à faire l’emplette, aux « Cours du droit » de la rue Saint Jacques, du fascicule polycopié qui préfigura la première édition du « Droit du contentieux administratif ». Jean Kahn était suffisamment économe de l’aveu de son admiration pour qu’on ne tarde pas à mettre en œuvre ce conseil de grand initié du contentieux… Mais que je regrette encore de n’avoir pas été témoin de leurs entretiens…
C’est dans une salle du Conseil d’État que René Chapus avait choisi de recevoir, des mains du président Jean-Michel Galabert, son ami de très longue date, les insignes d’officier de la Légion d’honneur , gratifiant à cette occasion son auditoire d’un propos pétillant d’humour et de drôlerie comme je ne crois pas en avoir entendu en pareille circonstance , évoquant par exemple, à fleurets tout à fait mouchetés, les propos — dont, dix ou quinze ans après, le souvenir lui demeurait manifestement très présent ! — par lesquels certains de ses collègues, évoquant l’âge auquel il avait publié ses livres, lui avaient dit — sans excès de bienveillance ! — qu’alors qu’un premier livre est généralement une « ébauche » il s’agissait plutôt dans son cas d’un « bilan » : et René Chapus d’ajouter d’une voix douce et comme faussement ingénue « oui, ils avaient raison… ».
Ce commentateur d’exception était aussi un imaginatif : il ne s’en est pas prévalu, et beaucoup l’ont oublié, mais les conclusions de Patrick Frydman dans l’affaire Nicolo en ont conservé la trace : René Chapus fut, avec Bruno Genevois, à l’origine de l’idée consistant à lire l’article 55 de la Constitution comme habilitant implicitement le juge à écarter une loi contraire à un engagement international, d’une façon qui permettait ainsi de surmonter l’objection constitutionnelle (le juge n’est pas juge de la loi) qui avait logiquement arrêté le Conseil d’État dans l’affaire Syndicat général des fabricants de semoules de France.
C’est tout aussi discrètement qu’il a répondu aux sollicitations de commissaires du gouvernement ou de présidents de sous-section le consultant sur la pertinence d’une éventuelle évolution jurisprudentielle ou la rédaction d’un considérant de principe.
De façon plus officielle, il a fait partie des groupes de travail qui ont préparé la rédaction du Code de justice administrative puis l’institution du référé administratif. Ceux qui ont alors travaillé à ses côtés gardent le souvenir émerveillé de son incroyable gentillesse, de sa modestie, de sa capacité d’écoute et d’attention aux autres, de son humour. Ils ont découvert, s’ils ne le connaissaient pas déjà, qu’il savait être aussi drôle qu’on pouvait le croire austère. Ils ont admiré l’élégance et la précision de sa plume.
C’est à lui que l’on doit notamment l’intitulé du code, l’idée d’un titre préliminaire, la rédaction de la quasi- totalité de ses onze articles, qui en quelques formules concises et limpides — pour n’en citer qu’une : « L’instruction des affaires est contradictoire. Les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence » — définissent les grands principes du fonctionnement de la juridiction administrative.
Aussi est-ce très légitimement pour lui qu’ à l’occasion de l’examen du projet de Code par l’assemblée générale du Conseil d’État a été mise en œuvre pour la première fois, à l’initiative du président Renaud Denoix de Saint Marc, la disposition issue des décrets de 1963 et qui figure aujourd’hui à l’article R. 123-26 : « Le vice-président du Conseil d’État et le président de la section administrative intéressée peuvent appeler à prendre part, avec voix consultative, aux séances des sections administratives et (…), ainsi que de l’assemblée générale, les personnes que leurs connaissances spéciales mettraient en mesure d’éclairer les discussions ».
Le CJA n’a rien prévu sur ce point mais qu’importe ! Pour la juridiction administrative le professeur René Chapus sera toujours un membre d’honneur.