Le TGI de Paris redoute un tsunami de contentieux dans les prochains mois
Le TGI de Paris a tenu sa première rentrée solennelle dans le nouveau palais des Batignolles le 21 janvier dernier. Les trois chefs de juridiction n’ont pas caché leur inquiétude concernant le poids de la charge contentieuse qui s’annonce dans les mois, voire les années qui viennent.
Jean-Michel Hayat est un homme d’action au tempérament plutôt optimiste. C’est ce qui lui a permis de mener de main de maître le déménagement pharaonique du TGI de Paris au printemps dernier : 19 semaines de déménagement, 27 sites déménagés, 547 camions, 86 500 cartons, 600 000 scellés… Alors quand il exprime ses inquiétudes, a fortiori en public, c’est qu’il a de solides raisons de le faire. Lors de la rentrée solennelle du TGI de Paris qui s’est déroulée le 21 janvier dernier, Jean-Michel Hayat a commencé par évoquer les points positifs de son bilan d’activité. Par exemple, la fusion réussie des 20 tribunaux d’instance en un seul. Après des années de baisse, le contentieux a connu en 2018 une progression de 6,5 % (soit 1 000 affaires supplémentaires), ce que Jean-Michel Hayat analyse comme un signe de vitalité de la nouvelle juridiction. Autre source de réjouissance pour le président du TGI de Paris, la création d’un nouveau pôle économique constitué de 23 magistrats spécialisés qui seront en charge de tous les contentieux relatifs à la vie économique et commerciale, qu’il s’agisse des baux commerciaux, des loyers commerciaux, de la propriété intellectuelle, des procédures collectives ou encore de l’arbitrage interne et international. Cette spécialisation s’inscrit dans le prolongement de la création de la Chambre internationale au sein de la cour d’appel de Paris pour attirer le contentieux international à Paris sur fond de Brexit. La démarche du TGI contribue ainsi à l’effort en faveur d’une justice économique de haut niveau capable d’attirer les dossiers internationaux. Mais il s’agit aussi de contrer la tentation de certains de déplacer vers le tribunal de commerce les contentieux de propriété intellectuelle et de procédures collectives relatives aux personnes morales non commerciales. Jean-Michel Hayat s’est également réjoui de la baisse de 6 % du contentieux des divorces qui montre que la réforme n’a pas entraîné les effets pervers redoutés. Voilà pour les points positifs.
Tutelles, « gilets jaunes » et pôle social
Mais il y a aussi hélas des raisons sérieuses de s’inquiéter. Les tutelles explosent les prévisions du ministère : 18 500 dossiers quand le ministère tablait sur 15 000. La crise des « gilets jaunes » (2 000 procédures en 10 semaines) a éreinté le personnel du tribunal, et donné au passage aux légendaires dysfonctionnements de la ligne 13 du métro une acuité particulière (la ligne 14 ne sera pas ouverte avant l’été 2020 !). Le pôle social, né du regroupement du tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), du tribunal du contentieux de l’incapacité et de la commission départementale d’aide sociale (CDAS) représente 7 000 dossiers supplémentaires sans renfort proportionné « il nous faudra pas moins de trois ans pour évacuer ce stock qui était de zéro dossier, le 31 décembre 2018 », soupire Jean-Michel Hayat. S’y ajoute 400 dossiers supplémentaires au titre de la CDAS. Le président a annoncé en effet que les assistants qui devaient être envoyés par le ministère finalement ne viendront pas, de sorte que le tribunal va devoir gérer seul cette autre charge de travail. Voilà qui suffirait à justifier les inquiétudes du nouveau tribunal, mais plusieurs vagues enflent à l’horizon. À commencer par le futur contentieux des « fake news ». La loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information dite « anti fake news », confie au juge des référés le soin de prononcer toute mesure pour faire cesser la diffusion de ce type d’information. Et ce juge sera… parisien. Conclusion, Jean-Michel Hayat redoute d’être submergé par les actions en référés venues de toute la France lors des municipales de 2020. L’autre vague est constituée par les très nombreux et énormes procès qui vont se tenir l’an prochain. Pour constituer les cours d’assises en matière de terrorisme, Jean-Michel Hayat va devoir trouver 19 magistrats alors qu’il en manque déjà 25 dans son tribunal et alors qu’au même moment vont se chevaucher en correctionnelle plusieurs énormes procès financiers et de santé publique, dont l’affaire du Médiator et ses 4 000 victimes.
Plus de 1 000 interpellations le 8 décembre
Ce sont les mêmes préoccupations qui ont constitué le cœur des allocutions des autres chefs de juridiction. Le nouveau procureur de Paris, Remi Heitz, a évoqué sans surprise les chiffres d’activité exceptionnels liés au mouvement des « gilets jaunes » : 2 000 procédures enregistrées au cours des 10 derniers samedis, dont 1 082 interpellations ayant donné lieu à 905 gardes à vue pour la seule journée du 8 décembre, 1 500 victimes et un taux de poursuite de 25 %. Il a saisi l’occasion pour répondre aux attaques contre l’action de la justice, accusée d’avoir procédé à des « interpellations politiques ». « L’objectif poursuivi est pourtant bien (…) de protéger la liberté de manifester, a souligné Rémi Heitz. (…) Un droit précieux, un droit qu’on ne peut bafouer sous peine de le fragiliser. La déclaration préalable est destinée à permettre à la manifestation de se dérouler, en toute sécurité pour ceux qui y participent comme pour les autres riverains. C’est au nom de ces principes que les poursuites ont été engagées, sans recourir à l’exercice de poursuites rapides compte-tenu de la nature même de l’infraction concernée ».
Parmi les chiffres marquants pour 2018, il faut retenir la hausse de 16,4 % des mineurs présentés au parquet, étant précisé que les deux tiers sont des mineurs étrangers non accompagnés, la hausse de 25 % des plaintes pour violences sexuelles (liée sans doute aux efforts pour les faciliter) et l’augmentation des vols par effraction. Seul magistrat à avoir abordé la réforme de la justice dans son discours (ni la Cour de cassation, ni la cour d’appel n’y ont fait la moindre allusion), Remi Heitz a émis le vœu que la création du parquet national anti-terroriste (PNAT) ne soit pas l’occasion d’affaiblir, en termes d’effectifs, le parquet de Paris.
Car justement, en termes d’effectifs, le parquet rêve de mieux, notamment dans trois domaines : la cybercriminalité (seulement 2 magistrats), les accidents collectifs (1 seul magistrat), et la section civile qui assure 60 audiences par mois. Parmi les sujets sur lesquels le parquet veut améliorer son action figure les infractions commises sur les réseaux sociaux. Pour Rémi Heitz en effet « la très récente loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information apporte un début de réponse, lorsque ces informations sont de nature à troubler la sincérité d’un scrutin et donc le jeu démocratique. Le parquet de Paris a lui-même pris l’initiative de recourir à la voie civile, en assignant en référé les principaux fournisseurs d’accès qui ont bloqué des sites litigieux. Mais il nous faudra, à l’image des avancées connues à cet égard en Allemagne, réfléchir à d’autres solutions si nous voulons être efficaces pour endiguer cette nouvelle forme de violences aux personnes ».
« Usage répandu massif d’artifices procéduraux »
Éliane Houllette en tant que procureure national financier est elle aussi confrontée à des inquiétudes en matière d’effectifs. Actuellement, le PNF gère en effet 507 procédures, ce qui représente entre 70 et 75 dossiers par binôme de magistrats. « C’est un maximum au regard du niveau de complexité des dossiers traités, car cette complexité affecte le temps de rédaction de tous les actes, qu’il s’agisse de simples requêtes aux JLD, des réquisitoires définitifs ou des réquisitions à l’audience », a-t-elle précisé. Au-delà de la question des effectifs, Éliane Houlette vilipende depuis des années les recours déposés par les avocats qui compliquent la tâche de son parquet et allongent les procédures à l’instruction : « Il existe aujourd’hui encore un obstacle majeur qui (…) dévalorise le travail des juges d’instruction. Je veux parler de l’usage répandu et massif des artifices procéduraux pour retarder la comparution des mis en examen devant le tribunal ». Elle demande que le législateur intervienne pour encadrer les voies de recours, par exemple en les regroupant en fin d’information.
Au passage, elle a tenu à répondre à ceux qui l’accusent d’être une arme judiciaire au service du pouvoir politique. « Notre liberté de saisine et de poursuite est totale. (….) Ceux qui veulent analyser avec objectivité notre activité, notre action, nos décisions, n’ont pas besoin d’être convaincus. Les autres resteront dans le fantasme, le complot ou, le plus souvent, la méconnaissance du fonctionnement de la justice qui s’appuie sur deux socles : la loi et la raison. Non, le PNF n’est pas omni-compétent, tout ce qui présente une coloration politico-économique ne relève pas de sa sphère d’activité. Oui, une décision d’enquêter peut être immédiate ou exiger du temps d’analyse. Non, une révélation, qu’elle provienne de la presse ou d’une ONG, n’est pas toujours suffisamment circonstanciée pour justifier une décision immédiate d’enquêter. Oui, le PNF procède alors à des vérifications préalables, recherche des éléments complémentaires avant de saisir un service enquêteur ». À bon entendeur…
Au début de l’audience solennelle, des représentants syndicaux ont distribué des tracts critiquant la réforme de la justice et demandant qu’elle soit interrompue afin que le sujet soit inscrit dans le grand débat national. Co-signé par le Syndicat de la magistrature et l’Union syndicale des magistrats, ce tract appelait au boycott de la rentrée solennelle. Difficile de savoir si l’appel a été suivi. Toujours est-il que la rentrée s’est déroulée sans heurts, mais en présence de quelques places vides au fond de la salle. Le silence des chefs de cour et de juridiction à Paris sur la réforme ne lasse pas de surprendre. Le chercheur qui se pencherait dans 30 ans sur les discours des rentrées parisiennes de cette année serait dans l’incapacité de trouver la moindre trace d’une réforme de la justice en cours d’adoption en 2019. Étrange silence, surtout si on le compare aux bruyantes protestations que ce texte suscite depuis des mois partout en France, y compris à Paris…