Les huissiers de justice aux temps du Covid : « Notre profession a su se réinventer »
À l’instar de la plupart des professions juridiques, les huissiers de justice ont connu un arrêt brutal de leur activité au début de la crise sanitaire. Passé le temps de l’adaptation, l’heure est aujourd’hui à la reprise et au soutien des entreprises. Patrick Sannino, président de la Chambre nationale des commissaires de justice, revient sur l’année écoulée et dresse le bilan de cette profession dorénavant tournée vers l’avenir.
Actu-juridique : Dans quelle situation se trouvent les huissiers après 18 mois de crise sanitaire ?
Patrick Sannino : Les huissiers de justice ont pris de front le choc de la crise sanitaire. Le ralentissement de l’activité juridictionnelle au printemps dernier, quelques mois après la grève des avocats, a entraîné un choc négatif d’activité. De même, le fort ralentissement, voire l’arrêt de l’activité de recouvrement de nombreux donneurs d’ordres, tant publics que privés, pour des raisons que chacun comprend aisément, a eu pour conséquence un ralentissement prolongé de l’activité des professionnels. Après 18 mois de crise sanitaire, les études ont encaissé le choc, poursuivent leur activité et attendent des jours meilleurs, comme toutes les entreprises françaises.
AJ : Pourquoi l’activité des huissiers a-t-elle été si fortement impactée, alors que les autres professions du droit, passé le premier confinement du printemps 2020, ont continué à travailler à peu près normalement ?
P.S. : Je ne voudrais pas parler au nom des autres professions du droit, mais il me semble tout de même que l’intégralité des professions juridiques et judiciaires – et en particulier les avocats – ont été touchées par le ralentissement de l’activité juridictionnelle, à plus forte raison lors du premier confinement. La baisse exceptionnelle du nombre de procédures collectives en 2020, le ralentissement de la création d’entreprises, l’impossibilité de visiter des logements durant le premier confinement et d’organiser des ventes ont dû mécaniquement faire baisser l’activité des greffiers de tribunaux de commerce, des administrateurs judiciaires, des notaires et des commissaires-priseurs judiciaires. Par la suite, le fait que ces professions aient pu renouer avec un niveau d’activité proche de la normale relève des spécificités propres à chacune d’entre elles. Pour ce qui concerne les huissiers de justice, l’activité des études continue de pâtir du ralentissement de la transmission de dossiers par les donneurs d’ordres tant publics que privés, et de la baisse corrélative de l’activité de recouvrement de créances. De fait, une part important de l’activité de l’huissier de justice réside dans la procédure d’exécution, ceux-ci ne peuvent que subir de plein fouet la baisse d’activité économique. Bien entendu, les raisons présidant à une telle baisse de l’activité de recouvrement de créances sont bien comprises par la profession et par la Chambre nationale qui ne peut qu’être sensible à la volonté gouvernementale d’aider les entreprises à affronter la crise.
AJ : Quelles sont les études qui ont le mieux vécu cette période ?
P.S. : Je ne dispose pas encore de suffisamment d’éléments pour vous fournir une réponse chiffrée, mais de ce que nous percevons et des données dont nous disposons, il semblerait que ce soit les études dont l’activité est la plus diversifiée qui ont le mieux résisté à la baisse de l’activité. À la fin du premier confinement, l’activité de constat, par exemple, n’a plus, été impactée par la crise sanitaire.
Au plan comptable, ce sont évidemment les études qui avaient les réserves de trésorerie les plus importantes qui ont le mieux passé l’épreuve des confinements successifs et n’ont pas eu besoin de recourir à des prêts garantis par l’État (PGE) pour faire face à la baisse d’activité. Globalement, il faut, tout de même, relever une baisse sans précédent du nombre d’actes réalisés par la profession qui est passé de neuf millions en moyenne annuelle avant crise à six millions en 2020, soit un tiers de baisse sur une année !
AJ : La profession a -t-elle été suffisamment aidée ?
P.S. : Mis à part pour les entreprises qui ont fait l’objet de mesures de fermeture administrative (restaurateurs, hôteliers, lieux accueillant du public, etc), les mesures de soutien mises en œuvre par l’État étaient de portée générale et n’incluaient pas d’aides sectorielles. De fait, les études d’huissiers de justice ont bénéficié des mêmes aides que l’ensemble des entreprises françaises. Ces mesures ont permis aux professionnels d’absorber le choc de la crise économique : en mai 2020, 70 % des salariés de la profession bénéficiaient du dispositif de chômage partiel. D’après les chiffres de la Banque de France, depuis le début de la crise, ce sont plus de 450 études d’huissiers qui ont contracté des PGE pour un montant de 86 millions d’euros et 18 % des études qui ont eu recours au fonds de solidarité.
La Chambre nationale a, de son côté, mis en œuvre des points d’information réguliers afin d’aider les études à se repérer dans le galimatias juridique engendré par la publication des « ordonnances covid » à la fin du mois de mars 2020. Ces mesures prises par le gouvernement, ont utilement permis d’éviter des incidents multiples – prescriptions, forclusions, caducité – qui auraient eu des conséquences significatives en matière de responsabilité civile des huissiers de justice. Cependant, il a fallu aider les professionnels à appréhender ces mesures nouvelles et la complexité inhérente à ce type de dispositifs juridiques. Ainsi, l’accompagnement juridique a été le premier des soutiens que nous avons mis en œuvre. Par la suite, la Chambre nationale, sur proposition du bureau et sur décision de son assemblée générale, a abandonné près de 13 millions d’euros de cotisations et de contributions professionnelles afin de participer à l’effort de soutien en direction des études.
AJ : Quelles leçons ont été tirées de la crise ?
P.S. : Dès le premier confinement, nous nous sommes interrogés sur la manière dont les huissiers de justice pouvaient accompagner la reprise de l’activité des entreprises et adapter leur pratique professionnelle à la nouvelle donne sanitaire. Sur le premier point, cette réflexion nous a poussé à proposer durant le premier confinement le dispositif gratuit Urgence-médiation afin d’aider à la résolution des différends pendant la crise sanitaire, et surtout, à concevoir et promouvoir, via l’initiative LegalPreuve, le constat d’huissier Reprise d’activité afin de favoriser la confiance des clients et des salariés dans une économie en plein déconfinement.
Sur le second point, la crise sanitaire nous a conforté dans notre conviction que le recours au numérique dans le cadre de certaines pratiques professionnelles doit constituer une solution alternative fonctionnelle et toujours disponible. Ainsi, nous avons travaillé avec la Chancellerie à un toilettage du dispositif légal entourant SECURACT afin de faciliter la signification électronique en matière civile et nous y travaillons actuellement pour la matière pénale.
AJ : Pourquoi la dématérialisation implique-t-elle un processus long ?
P.S. : La dématérialisation des procédures demandent un certain temps de conception et de préparation avant d’être opérationnelle. Je vais prendre l’exemple de l’obligation de signifier les saisies-attributions par voie électronique depuis le 1er avril 2021. La mise en œuvre de cette mesure, prévue de longue date, a nécessité une coopération sans précédent entre les services juridiques et informatiques de la Chambre nationale et de la Fédération bancaire française ainsi qu’un travail de développement colossal. On parle tout de même de plusieurs centaines de milliers d’actes réalisés chaque année par la profession : entre 1,5 et 2 millions !
Dès lors que l’on initie un processus de dématérialisation d’une pratique professionnelle, il faut commencer par prévoir les adaptations législatives et réglementaires, puis il faut lancer les développements en restant toujours dans le cadre contraint du droit, et il faut enfin penser l’ensemble des cas particuliers qui peuvent se présenter même de façon exceptionnelle.
Cela vaut également lorsque la dématérialisation d’une procédure n’est qu’une possibilité et non une obligation, comme pour la signification qui peut aujourd’hui se faire soit de façon dématérialisée, impliquant un recueil préalable du consentement du justiciable, soit en version « papier ».
AJ : Comment les huissiers envisagent-ils l’année 2022 ?
P.S. : Comme l’ensemble des entreprises françaises, les huissiers de justice espèrent déjà que la page des confinements est tournée et que, dès la fin de l’année 2021, le niveau d’activité ante crise sanitaire sera revenu. Si 2020 a été l’année de la crise sanitaire, 2021 celle de la convalescence, nous espérons que 2022 sera l’année du retour de la croissance pour les études. L’année 2022 sera surtout une période charnière pour la profession puisqu’elle verra le dénouement d’une réforme initiée en 2015 avec la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques : la création de la nouvelle profession de commissaire de justice regroupant les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires. Cette réforme, très attendue, constitue le début d’une nouvelle ère pour notre profession qui a su se réinventer.
Référence : AJU001f4