« Les légaltechs permettent d’améliorer l’accès au droit »

Publié le 10/03/2021

Avocate au barreau de Paris depuis 2005, Alexandra Sabbe-Ferri est l’une des fondatrices de l’association Avotech. Elle a également créé en 2017 la plateforme « mes indemnités», qui permet aux salariés et aux employeurs de simuler le coût réel du départ de l’entreprise. Elle explique comment les legaltechs peuvent sauver les cabinets et l’accès au droit.

Les Petites Affiches : Pourriez-vous d’abord retracer les grandes lignes de votre carrière ?

Alexandra Sabbe-Ferri : Avocate au barreau de Paris depuis 2005, je suis spécialisée en droit du travail. Comme beaucoup de mes confrères, j’interviens fréquemment au moment de la rupture du contrat de travail. Depuis 2010, je travaille de près sur les indemnités de rupture car j’ai constaté que la préoccupation première des salariés est de savoir combien ils toucheront s’ils quittent leur entreprise. Pourtant, cette question est peu traitée par l’avocat, qui s’intéresse aux motifs de rupture de contrat et aux procédures, mais peu aux questions purement financières. J’ai 44 ans, je ne suis pas du tout « digital native », et n’étais pas particulièrement intéressée par les nouvelles technologies. Quand j’ai découvert ce qu’elles pouvaient apporter en termes d’accès au droit, j’ai trouvé cela extraordinaire. Je me suis formée en me rapprochant d’entrepreneurs du digital. J’ai créé en 2017 la plateforme « mesindemnités.com » pour permettre aux salariés et aux employeurs de connaître le montant des indemnités de départ. L’un comme l’autre en ont besoin pour prendre des décisions. Ce service coûte 19,99 €.

LPA : Comment avez vous abordé le calcul les indemnités ?

A.S.-F. : Quand on travaille dans le digital, les besoins des clients, leur expérience, sont au cœur des préoccupations. J’ai d’abord travaillé de manière empirique sur les besoins des clients. J’ai mis l’expérience juridique de mes clients au cœur de ma pratique. Sans le savoir, je faisais du legal design, un terme que je ne connaissais pas à l’époque. Cela consiste à appliquer les méthodes du design au droit, en faisant du sur-mesure par rapport au besoin du client. J’étais en exercice individuel et je faisais des calculs sur Excel pour savoir à combien se monteraient leurs indemnités. J’ai vite constaté que mes clients étaient satisfaits, que ces données chiffrées les rassuraient. Cette offre m’a permis de développer mon cabinet. En 2016, j’ai créé le cabinet Sagan pour absorber ce développement important de ma clientèle. En 2017, j’ai découvert par hasard qu’il existait un prix de l’innovation pour les cabinets d’avocats. J’ai alors réalisé que le digital était utilisé par des confrères pour créer des legaltechs. J’ai pensé que les tâches de calcul seraient faciles à digitaliser. Cela a été mon idée de départ, qui a donné lieu à la plateforme « mes indemnités ».

Je me suis appuyée sur des développeurs professionnels. J’ai dû me former pour comprendre le design, le marketing digital, le fonctionnement d’une plateforme. J’ai même appris le code ! Nous travaillons aujourd’hui encore main dans la main, je les ai tous les jours au téléphone. Une prestation juridique est une somme de tâches. Certaines se prêtent à la digitalisation, d’autres doivent rester humaines. « mes indemnités » et le cabinet Sagan se complètent. Le calcul des indemnités est automatisé mais l’accompagnement reste humain.

LPA : Comment fonctionne la plateforme « mes indemnités » ?

A.S.-F. : J’ai fourni un gros travail sur le calculateur, mais également sur l’interface, pour en faire un outil très simple d’accès au droit et d’interprétation juridique. Pour les concevoir, je me suis mise à la place de l’utilisateur, en prenant en compte à la fois les besoins qu’il exprime et ceux qu’il n’exprime pas car il ne les connaît pas. Les clients n’ont pas assez de connaissances juridiques pour identifier leurs besoins, les aider à les identifier fait partie de notre travail de juriste. En tant qu’avocate, je sais qu’un salarié peut obtenir trois types d’indemnités : les indemnités de solde de tout compte, les indemnités Pôle emploi, et les indemnités prud’homales, en cas de contentieux tranché en sa faveur par un conseil de prud’hommes. Nous les considérons comme un ensemble, car elles se répondent, impactent le régime social et fiscal du client, et ont un effet sur la date de prise en charge par Pôle emploi. À ma connaissance, nous sommes les seuls à travailler simultanément sur ces trois types d’indemnités.

Leurs montants sont fixés, toujours en brut, par le Code du travail, le Code général des impôts et celui de la sécurité sociale. C’est donc un montant théorique, qui ne correspond ni à ce que va recevoir le salarié, ni à ce que va payer l’entreprise. L’objectif de « mes indemnités » est de permettre aux clients de prendre une décision. Il importe donc qu’ils aient un ordre de grandeur correspondant à ce qu’ils vont réellement toucher. Pour cela, il fallait un formulaire avec un langage juridique clair et compréhensible pour tout le monde.

LPA : Cela a-t-il été difficile à mettre en place ?

A.S.-F. : Nous avons beaucoup travaillé sur la confidentialité. Sur ce point, les avocats sont très pointilleux, contrairement aux entrepreneurs de la tech qui utilisent les data des clients à des fins commerciales. Nous avons fait en sorte de garantir un anonymat complet à nos usagers. Nous leur demandons uniquement une adresse mail, afin de pouvoir leur communiquer les résultats de la simulation. À aucun moment ils ne donnent leur nom, ni celui de leur entreprise. L’autre difficulté à laquelle nous nous sommes confrontés est que les informations dont nous avons besoin pour les calculs se trouvent sur le bulletin de salaire, un document que les Français détestent et comprennent mal. La plupart des salariés n’y regardent que le total net. Nous avons beaucoup travaillé pour qu’ils puissent lire ce document et y trouver les réponses. Nous avons imprimé plusieurs bulletins, en choisissant les modèles les plus utilisés. Pour les guider, nous avons mis sur les cases des numéros renvoyant à nos questions.

LPA : Les usagers de « mes indemnités » ont-ils ensuite besoin d’un avocat ?

A.S.-F. : Une fois qu’on a fait ces calculs, on sait si l’enjeu financier vaut le coup de prendre un avocat. Cela permet à ce dernier de justifier de ses honoraires, compte tenu de ce qu’un salarié peut espérer récupérer. Les indemnités ont été plafonnées par la loi Macron. Dans le meilleur des cas, en cas de contentieux, vous pouvez récupérer entre 5 000 et 10 000 €. Il faut donc s’assurer que les honoraires de l’avocat ne soient pas supérieurs aux indemnités auxquelles les salariés ont le droit. La plateforme vous permet par ailleurs de vérifier que les indemnités de solde de tout compte ont bien été calculées. Il vaut mieux le faire, car il y a très souvent des erreurs. Il peut arriver qu’il y ait une différence de l’ordre de 10 000 € entre ce qui vous a été versé et ce à quoi vous aviez le droit. Lorsque l’écart est tel, cela peut valoir le coup de payer un avocat pour récupérer les indemnités non payées.

LPA : Qui sont vos clients ?

A.S.-F. : Une des grandes originalités du cabinet Sagan comme de « mes indemnités », est d’intervenir autant côté salarié qu’employeur. Nous estimons que ce clivage n’a pas beaucoup de sens et que nous défendons beaucoup mieux salariés et employeurs en connaissant intimement la défense des uns et des autres. Nous donnons les indemnités et le coût employeur aux deux parties. Il est important que le salarié ait conscience du coût que peut représenter son licenciement pour son employeur, et que l’entreprise connaisse le montant des indemnités et des allocations Pôle emploi de son salarié. Avoir une vue d’ensemble et connaître les contraintes de l’autre partie permet à chacun de négocier avec empathie.

Les entrepreneurs du digital et les justiciables qui ont l’habitude de consommer en ligne sont notre cœur de cible. Nous accompagnons également beaucoup de TPE/PME. Nous sommes très bien organisés pour les entreprises comptant entre 5 et 200 salariés, qui n’ont pas de service juridique en interne, et parfois pas non plus de service des ressources humaines. En plus du droit du travail, nous avons développé des compétences en gestion des ressources humaines pour vraiment répondre à leurs besoins. Nous comptons également dans notre clientèle des sociétés plus classiques, même si en nous positionnant à contrepieds de la façon traditionnelle de travailler, nous nous sommes coupés de certaines d’entre elles.

LPA : Comment se porte votre cabinet ?

A.S.-F. : Nous étions deux associées en 2018. Nous sommes aujourd’hui 10 à travailler au cabinet Sagan. Cette croissance est liée à « mes indemnités » et, de manière plus générale, à la transformation de nos méthodes de travail. Nous travaillons sur l’expérience utilisateur, sur la présence sur les réseaux et sur le digital. Nous accentuons d’ailleurs la digitalisation en interne. Nous automatisons un certain nombre de prestations. Nous remplissons désormais un formulaire dans lequel nous renseignons les items que nous souhaitons voir apparaître dans nos conclusions, par exemple, un licenciement pour faute grave, avec harcèlement moral et rappel d’heures supplémentaires. Nous travaillons ensuite sur l’amélioration du modèle en fonction de la situation du client. Nous réduisons ainsi de moitié le temps de travail sur la préparation du dossier. Cela nous permet de répondre à l’exigence de rapidité des clients et de libérer du temps que l’on met à profit pour faire de la pédagogie et pour travailler sur davantage de dossiers.

LPA : Que répondez-vous à ceux qui craignent que ce type de plateformes capte les clients des avocats ?

A.S.-F. : Nous avons avec cette plateforme un objectif d’empowerment. Notre ambition est de redonner le pouvoir aux utilisateurs. Une fois qu’ils ont leurs indemnités, un certain nombre d’entre eux vont en effet pouvoir se débrouiller seuls. Beaucoup de gens ne feront pas appel à un avocat. Est-ce une raison pour qu’ils n’aient pas accès aux informations qui les concernent ? Je ne le crois pas. Ce sont des informations de première nécessité et je trouve anormal qu’ils en soient privés. Pour faire un parallèle avec la nourriture, ces informations sont du sucre ou du beurre. Sans elles, on ne peut rien faire. Les utilisateurs sont des salariés ou des employeurs d’une petite PME. Obtenir ces données de première nécessité leur permettra a minima de garantir les droits et devoirs des salariés. Un employeur peu informé peut s’imaginer licencier un salarié alors qu’il n’en a pas les moyens. Depuis le début de la crise sanitaire, beaucoup nous ont appelés avec ce projet et ont renoncé quand on leur a annoncé ce que leur coûterait un licenciement économique. Certains, mal informés, peuvent imaginer basculer vers un licenciement pour faute grave, ce qui leur coûterait moins cher. Ils se mettent alors en risque maximum. Ces comportements sont le fruit d’un manque d’accès au droit. C’est un vrai problème en France, et notamment en droit du travail. 90 % de la population est mal informée. Si j’arrive à œuvrer pour un meilleur accès au droit, j’aurai la satisfaction d’avoir fait quelque chose de vraiment utile dans ma vie professionnelle.

LPA : Les legaltechs seraient la solution au manque d’accès au droit ?

A.S.-F. : Tout dépend de la manière dont elles sont conçues. Lorsqu’elles sont pédagogiques, les legaltechs sont un moyen formidable d’accès au droit. Seulement, cela n’est pas toujours le cas. Les legaltechs de première génération se sont contentées de reprendre nos actes et contrats d’avocats pour les ressortir de manière automatisée. Sans simplification et sans démarche pédagogique, elles peuvent générer du risque, car les usagers vont mal utiliser des éléments qu’ils ne comprennent pas. Il est important qu’il y ait une intermédiation faite par un avocat. Il faut qu’un humain puisse expliquer le droit, le mettre à la portée des utilisateurs.

Bien conçues, les legaltechs sont une vraie solution, simple, peu onéreuse, pas intimidante pour les usagers, contrairement à un cabinet d’avocat. Les développer est une nécessité. En effet, les avocats traitent 20 % des problèmes juridiques des Français. Il ne peut en être autrement, car nous ne sommes que 70 000. Nous avons un ratio avocats-population très faible par rapport à nos voisins européens. À moins de se dire que le droit ne sert à rien, et qu’il n’est pas grave que l’essentiel de la population en soit privé, il faut bien proposer des solutions.

LPA : Votre plateforme vous permet-elle de gagner de l’argent ?

A.S.-F. : Comme nous avons fait de gros investissements pour développer « mes indemnités », ce service est pour le moment payant. L’objectif à terme est néanmoins de le proposer gratuitement aux salariés. Économiquement, la plateforme est pensée comme un aspirateur à clients. Une fois qu’ils ont un outil de réponse à leurs problèmes juridiques, certains usagers vont avoir besoin d’un avocat. Nous avons désormais quatre ans de recul et je constate qu’elle nous a effectivement apporté des clients. Des personnes nous appellent après avoir constaté que leur rupture de contrat avait un réel enjeu financier. La plateforme n’a cependant pas pris l’ampleur que l’on souhaiterait. Il nous faudrait être plus visible sur le web. Seulement, digitaliser la solution et la faire connaître requiert des fonds importants. J’ai créé une société commerciale en plus de mon cabinet d’avocat, dont je suis l’unique dirigeante. Je suis confrontée à un problème de temps et d’argent mais on va poursuivre cette communication. D’autant plus que la consommation du droit en ligne prend de l’ampleur. En 2017, il y en avait très peu. Il y en a beaucoup plus aujourd’hui, notamment du fait du confinement.

LPA : Pourquoi certains avocats craignent-ils les legaltechs ?

A.S.-F. : J’adore ma profession mais j’estime qu’elle est, sur ce sujet, trop poussiéreuse. Dans un monde qui change, les avocats imaginent rester archaïques. Si cela continue, ils peuvent se faire du souci ! Ils ne cessent d’utiliser du digital dans leur vie quotidienne, et quand il s’agit de droit, ils considèrent que c’est différent. Les justiciables sont pourtant des consommateurs comme les autres : ils consomment du droit. Nous devons être capables de nous conformer aux nouvelles exigences de consommation, très fortes, nées de la révolution digitale. Les consommateurs digitaux veulent trois choses : l’instantanéité, la simplicité, la capacité à interagir avec le produit ou service acheté. Vous retrouvez ce triptyque dans toutes les applications à succès. Tant que nous n’aurons pas proposé cela en droit, nous risquons de mourir. C’est compliqué à mettre en place dans un cabinet, mais on va y venir, par pallier. Le calcul des indemnités est peut-être anecdotique au regard de ce que recouvre le droit, mais c’est un premier pas pour aller chercher des consommateurs digitaux.

LPA : Comment êtes-vous perçue par la profession ?

A.S.-F. : En 2017, ceux qui développaient des legaltechs se faisaient traiter de « braconniers du droit ». Nous avions créé l’association Avotech pour nous soutenir dans cette adversité, entre avocats adeptes des nouvelles technologies. Pour des raisons que j’ignore, j’ai été relativement épargnée. Je n’ai pas eu de recours disciplinaire contre « mes indemnités », contrairement à certains confrères « legatecheurs » qui en comptabilisent une centaine contre eux…

La situation a considérablement évolué en quelques années. Le marché explose. Il y a aujourd’hui 150 legaltechs, contre 30 en 2017. Les incubateurs d’avocats n’existent que depuis 2017. Même les confrères les plus réfractaires finissent par se dire qu’il faut s’y mettre. L’évolution est très forte et rapide. Mais, de l’intérieur, cela nous semble prendre des siècles.

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