« L’expert-comptable doit se recentrer sur le conseil »
La profession d’expert-comptable est amenée à évoluer grâce aux nouveaux outils numériques dont elle dispose. Pierre Queinnec, président de la société de gestion des dépenses professionnelles Jenji, créée en 2015, fait le point sur ces évolutions.
Les Petites Affiches : Pouvez-vous tout d’abord présenter votre société ?
Pierre Queinnec : Nous sommes une société de gestion des dépenses professionnelles, présente dans six pays. La digitalisation est notre cœur de métier. Nous traitons toute la dépense – notes de frais, indemnités forfaitaires, indemnités kilométriques – de manière numérique. Nos clients peuvent jeter le papier. Ils prennent leur ticket de parking ou de restaurant en photo, le sauvegardent dans notre logiciel. Jenji leur donne l’opposabilité Urssaf et fiscale de leurs justificatifs. Ils n’ont plus besoin de garder de pièces.
Nous travaillons avec les experts-comptables. Ils peuvent déployer notre technologie dans les formats qui les intéressent à leurs outils de production ou bien la conseiller à leurs clients. Nos outils permettent d’améliorer l’expertise comptable. Nous sommes convaincus que la profession y a toute sa place. Loin de nous l’idée qu’un robot puisse produire un bilan. Il y a une intelligence qu’on ne peut pas supplanter.
LPA : De quels nouveaux outils dispose la profession ?
P.Q. : Nous sommes dans une dynamique positive pour la profession du point de vue des logiciels. Les éditeurs sont dans un bon élan et fournissent aux experts-comptables des solutions qui leur permettent d’accroître leurs performances. Pour autant, il y a une ambivalence quant au numérique. Certains outils sont au service de la profession, d’autres au contraire prétendent la concurrencer. Certains prétendent qu’on peut tout régler par du logiciel. Certaines plateformes peuvent proposer un bilan annuel pour 9 €, mais si vous y avez recours, vous risquez de vous faire redresser.
Si on garde en tête que la profession est essentielle, le numérique peut être un appui lui permettant de répondre de façon plus efficace aux demandes des clients. Cela peut permettre aux experts-comptables d’augmenter leur valeur ajoutée en les déchargeant des tâches répétitives, rébarbatives et peu facturables. Il y aura toujours des clients pour vous apporter des milliers de tickets en fin d’année, mais ils deviennent très minoritaires, et l’expert-comptable peut juger qu’il n’est pas intéressant de travailler avec des entreprises à ce point réfractaires à la modernité qu’elles n’envisagent pas de se passer du papier.
LPA : Qu’est-ce que le numérique change à la relation client ?
P.Q. : En France comme ailleurs, les experts-comptables ont du mal à vendre les tâches à faible valeur ajoutée. La saisie, par exemple, peut désormais être effectuée par les clients. Avant, pour produire le bilan, il fallait aller à la chasse aux pièces. Avec de bons logiciels, les clients peuvent maintenant fournir une donnée brute de qualité à leurs experts-comptables. Cela revient moins cher au client et le pose comme pleinement responsable de la qualité de ses données, ce qui est important pour que la relation entre l’expert-comptable et son client soit saine. Le client fait alors toute la gestion des dépenses professionnelles, le cabinet ayant accès à ce flux de données. Les experts peuvent se concentrer à aider le client à augmenter ses performances. Il va s’agir pour eux de comprendre le métier de leurs clients, de les aider à optimiser leur bilan, de suivre leur activité avec des métriques. C’est un travail plus valorisant et valorisable que de saisir au kilomètre des factures depuis un scanner.
LPA : Que peut-on digitaliser ?
P.Q. : Tout est digitalisable : les notes de frais, les factures fournisseurs, les factures de vente des TPE/PME, les flux bancaires. Avec ces 4 flux, vous êtes quasiment capable de produire un bilan. Et ces 4 flux sont bien outillés numériquement. Il faut juste des interactions correctes entre les outils pour automatiser cette tâche. Cela permet à l’expert de traiter un maximum de dossiers de façon sûre. Être optimum dans ses choix technologiques permet de produire plus. Il ne faut pas outiller uniquement le cabinet mais aussi le client pour qu’il ait une relation plus fluide avec son cabinet. Produire un bilan à la va vite en fin d’année fiscale avec des documents qui manquent est un cauchemar. Ce rapport logiciel permet d’homogénéiser la relation.
LPA : La mission de l’expert-comptable est-elle redéfinie ?
P.Q. : Les représentants de la profession ont toujours invité les experts à se concentrer sur des missions de conseil. Cela implique d’être bien outillé. Si non, on finit par faire de la saisie. C’est d’autant plus important aujourd’hui, quand les entreprises françaises vivent une période compliquée. Pour beaucoup de TPE/PME, l’expert-comptable est leur unique conseiller. Elles ont besoin de s’appuyer sur lui pour faire face aux problématiques de trésorerie, comprendre les offres étatiques et les conditions des prêts garantis par l’État. L’expert-comptable est un relais important de compréhension dans cette période, il peut anticiper l’impact que le contexte va avoir sur le bilan et la pérennité de l’entreprise. Il a donc un rôle accru depuis 2020. Il doit se montrer à la hauteur. S’il est un appui fiable, les chefs d’entreprise s’en souviendront.
LPA : Sa mission principale est donc le conseil ?
P.Q. : Oui, et s’y ajoute un peu de prescription logicielle. Les chefs d’entreprise ne maîtrisent pas très bien faire la gestion de trésorerie par exemple. Beaucoup de dirigeants de TPE/PME ont dû l’apprendre de façon brutale en 2020. Un expert-comptable doit pouvoir leur conseiller des outils avec des tableaux de bord, leur permettant de voir les données en temps réel. Au-delà du conseil, un bon expert-comptable doit proposer une offre sécurisante.
LPA : De quelle manière évoluent les besoins des clients ?
P.Q. : Beaucoup de clients veulent posséder leurs données. La France est un peu en retard sur ce point. Le rôle de l’expert-comptable n’est donc pas tout à fait le même qu’à l’étranger. Je prends un exemple simple. Dans d’autres pays, vous possédez vos données et vous y donnez accès à votre expert-comptable. En France, vous payez votre expert-comptable pour qu’il produise votre bilan à partir de ses propres logiciels de production. Cela va changer et bientôt les clients français voudront eux aussi posséder leurs données brutes. Cela permettra à l’expert-comptable de se recentrer sur une mission de conseil. C’est, je pense, une question d’années.
LPA : La digitalisation est une révolution pour l’expertise comptable ?
P.Q. : Je parlerais plutôt d’évolution. C’est peut-être une révolution, subie, pour des cabinets qui ne sont pas en quête de performance. Pour les autres c’est une évolution normale, avec de nouveaux produits. L’ensemble de la profession doit en tout cas comprendre qu’il faut désormais compter avec le numérique. C’est obligatoire.