« Malgré son renforcement dans la loi, les attaques contre la présomption d’innocence sont nombreuses »
Vingt ans après avoir fait passer, en juin 2000, une loi renforçant la présomption d’innocence et les droits des victimes (L. n° 2000-516, 15 juin 2000), l’ancienne garde des Sceaux, Élisabeth Guigou, était chargée d’une commission sur la présomption d’innocence. Celle-ci a rendu son rapport intitulé « La présomption d’innocence : un défi pour l’État de droit » le 14 octobre dernier. On y trouve un état des lieux des atteintes portées à ce principe, mais aussi des propositions pour mieux le protéger.
Actu-juridique : Le titre de votre rapport fait de la présomption d’innocence un « défi pour l’État de droit ». Pourquoi ?
Élisabeth Guigou : L’État de droit est de plus en plus menacé, en France, en Europe, et dans le monde entier. Les régulations internationales se délitent, le débat public évolue de manière alarmante. Tous les grands principes sont menacés, et la présomption d’innocence n’y fait pas exception. C’est pourtant un principe cardinal de la procédure pénale dans un État de droit, dont découlent les autres principes directeurs de notre droit. Les membres du groupe de travail ne voulaient pas se contenter d’un débat juridique, et ont voulu s’interroger sur ce que représente la présomption d’innocence dans la société. Nous avons pris le parti de ne rien imposer. Nous ne voulions pas nous placer sur un plan répressif et coercitif, mais susciter une prise de conscience la plus large possible, et nourrir le débat public. Si on fragilise ce genre de principe, on met le doigt dans un engrenage dangereux.
AJ : À quand remonte la présomption d’innocence ?
E.G. : C’est un concept ancien, repéré dès le Moyen-Âge, et constamment réaffirmé, même sous l’Ancien régime. La présomption d’innocence a été consacrée par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui affirme que « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».
Ce principe a été repris par l’ensemble des déclarations de droits universels après la Seconde Guerre mondiale. En 2000, alors que j’étais garde des Sceaux, j’ai porté une loi renforçant à la fois la présomption d’innocence et les droits des victimes, qui est encore considérée comme une référence. Depuis lors, la protection de la présomption d’innocence n’a cessé d’être renforcée, chaque loi postérieure apportant une pierre à l’édifice. Au‐delà de ses déclinaisons en matière répressive, la présomption d’innocence constitue, en outre, un droit subjectif individuel énoncé dans le Code civil depuis bientôt 30 ans. Malgré le renforcement constant de la présomption d’innocence dans la loi, les attaques sont de plus en plus nombreuses.
AJ : Pourquoi est-ce difficile de défendre la présomption d’innocence ?
E.G. : C’est un droit Janus, à double face. Il a une valeur constitutionnelle, valeur normative la plus importante. Ce droit n’est pas pour autant absolu, car il doit être concilié avec d’autres droits : les droits de la défense, les droits des victimes, la liberté d’expression, le secret de l’enquête et de l’instruction. La tâche du juge est primordiale dans l’appréciation de cet équilibre. Celui-ci est en constante évolution. La Cour de cassation suit la jurisprudence européenne, qui tranche plutôt en faveur de la liberté d’expression.
AJ : Vous aviez pour mission de faire un état des lieux des atteintes à la présomption d’innocence. Quel bilan dressez-vous ?
E.G. : Nous avons analysé ces atteintes, comme nous le demandait la lettre de mission. Nous donnons à voir la situation avant et après les réseaux sociaux. Nous avons étudié les affaires Furiani, AZF, et Baudis. Elles montrent qu’au début des années 2000, nous avions déjà des mises en cause avant jugement de personnes morales et physiques, qui n’étaient pas toutes justifiées et se délitaient parfois lors du procès. J’aurais voulu que nous mettions en annexe la revue de presse concernant ces affaires. Nous n’avons pas pu le faire, les articles n’étant pas libres de droit. Nous avons néanmoins dressé la liste des articles, afin que chacun puisse les consulter et se faire un avis. En les relisant, on se demande comment de telles choses ont pu être écrites.
AJ : Une large partie de votre rapport est consacré aux médias. Sont-ils les premiers responsables de ces atteintes à la présomption d’innocence ?
E.G. : Notre rapport n’est en aucun cas un réquisitoire contre la presse. Au contraire, nous sommes très attachés à la liberté de la presse, que nous considérons comme un trésor pour notre démocratie. Nous rappelons d’ailleurs que, suite à la loi du 15 juin 2000, la presse traditionnelle a appliqué de nouvelles règles de fonctionnement. Le principe de la présomption d’innocence est connu et respecté des grands médias. Nous avions dans notre groupe de travail Jean-Philippe Deniau, chef du service justice de France Inter et président de l’Association confraternelle de la presse judiciaire (APJ). Nous avons auditionné de nombreux journalistes. Tous nous ont dit que leur rédaction les sensibilisait à la nécessité de prendre des précautions de langage pour préserver la présomption d’innocence. Si on entend encore trop souvent les termes d’« auteur présumé » ou de « violeur présumé », la volonté de respecter ce principe est bien là. Nous avons proposé que les médias se dotent d’une charte éthique. Il en existe déjà dans beaucoup de journaux, et certaines, de l’avis général, sont exemplaires, telle celle du titre local Ouest-France.
AJ : Quels sont alors les responsables de ces atteintes ?
E.G. : Toutes les catégories de la société sont responsables des atteintes à la présomption d’innocence, y compris certains hauts responsables politiques, magistrats ou avocats. Les réseaux sociaux, qui ne sont pas régulés, posent un gros problème. Chacun peut être auteur et/ou victime d’attaques sur les réseaux sociaux. C’est un phénomène à très grande échelle, puisqu’il y a 60 millions d’internautes en France et deux milliards d’utilisateurs de Facebook dans le monde. Il y existe une certaine auto-régulation concernant la haine en ligne ou la diffusion de contenus pornographiques. Il n’y a en revanche aucun contrôle portant sur le respect de la présomption d’innocence. Celle-ci est difficile à caractériser et ne peut d’ailleurs l’être que par un juge.
AJ : Ce rapport arrive après la libération de la parole des femmes, et les mouvements Me too et « Balance ton porc », accusés parfois de bafouer la présomption d’innocence. Est-ce une coïncidence ?
E.G. : Je suis très attachée au droit des victimes. La loi du 15 juin 2000 était la première à donner à celles-ci le droit de se constituer parties civiles et d’avoir accès à la procédure. Il est très important pour moi d’écouter davantage les femmes qui s’estiment victimes, de la même façon qu’il convient d’écouter ceux qui s’estiment injustement mis en cause. Les réseaux sociaux sont la meilleure des choses lorsqu’ils permettent une libération salutaire de la parole. Mais ils posent le problème de l’absence de contrôle, que nous évoquons dans la dernière partie du rapport. La loi de juin 2004 sur l’économie numérique (L. n° 2004-575, 21 juin 2004), ainsi que la loi Avia (L. n° 2020-766, 24 juin 2020), ont ouvert la voie, mais il reste beaucoup à faire. Seule une approche européenne peut être efficace. L’adoption sous la présidence française de deux règlements, le Digital market Act (DMA) et le Digital service Act (DSA), devraient permettre de territorialiser le contrôle de ces réseaux, sous l’autorité de la CJCE et de la CEDH. Cela pourrait commencer à instaurer une régulation. Le groupe de travail recommande également que les efforts pour réguler les réseaux sociaux s’inspirent des dispositions de l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, relatif à la présomption d’innocence, qui a depuis 2009 la même force contraignante que les traités. C’est donc une base juridique qui devrait être davantage utilisée pour protéger la présomption d’innocence.
AJ : Vous faites de nombreuses propositions pour éduquer les Français à la présomption d’innocence…
E.G. : Nous avons fait une série de propositions très concrètes pour éduquer les citoyens. Nous sommes conscients que notre société demande déjà beaucoup à l’Éducation nationale. Les élèves sont déjà sensibilisés au droit, mais de manière morcelée : dans les cours d’éducation civique et morale, ils entendent parler de harcèlement moral ou des droits de l’enfant, ce qui est très bien, mais pas nécessairement des grands principes de l’État de droit. Il leur manque cette vision d’ensemble des valeurs qui fondent notre démocratie. De belles initiatives existent cependant. Ainsi, l’association Initiadroit mobilise 1 000 avocats de 26 barreaux qui chaque année vont à la rencontre de 40 000 élèves. C’est formidable, mais il y a de la marge. Treize millions d’élèves sont scolarisés en primaire et en secondaire. Cette politique doit changer d’échelle. Nous souhaiterions que le ministère de la Justice, les juridictions, l’École nationale de la magistrature et celle des greffes, les instances représentatives des avocats, les écoles de formation du barreau et le ministère de l’Éducation nationale développent des actions communes.
AJ : Cette formation doit également viser les professions judiciaires ?
E.G. : Il faut, en effet, former tous ceux qui sont en rapport avec l’institution judiciaire : magistrats, policiers, gendarmes, avocats. Dans l’enseignement du droit, il y a trop peu de modules d’enseignements spécifiques sur la présomption d’innocence, comme si celle-ci était ancrée et acquise une fois pour toutes, mais cela n’est pas le cas.
AJ : Vous insistez également sur la nécessité d’une meilleure communication de la part de l’institution judiciaire…
E.G. : Il faut que les cours d’appel et les tribunaux puissent expliquer ce qu’ils font si on veut restaurer un lien de confiance entre les citoyens et le monde judiciaire. Chaque cour d’appel devrait être dotée d’une équipe de magistrats formés à la communication. Cela nécessite du personnel et pose la question des moyens dont dispose le ministère. Malgré les excellents budgets récemment alloués à la justice, les effectifs ne sont pas encore suffisants. Dans la formation des magistrats, il faut faire passer l’idée que si l’indépendance des magistrats est cruciale, elle n’empêche pas de communiquer, parfois même sur des éléments de procédure. Le groupe de travail a rappelé que le secret de l’instruction a vocation à préserver la présomption d’innocence mais n’est pas incompatible avec le fait de faire connaître certains éléments de l’enquête.
AJ : D’après votre rapport, un plus grand respect de la présomption d’innocence passe aussi par des changements internes au monde judiciaire. Quels sont-ils ?
E.G. : Protéger la présomption d’innocence implique de repenser certains dispositifs. Nous évoquons la détention provisoire, une mesure de nature à la compromettre fortement. Dans le prolongement du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, nous proposons de motiver davantage les prolongations de détention provisoire. De la même manière, il faudrait motiver les refus d’assignation à résidence ou de surveillance électronique. Enfin, quand une instruction dure dans le temps et que les éléments graves et concordant se délitent, nous proposons que l’on puisse revenir en arrière et passer du statut de mis en examen à celui de témoin assisté. Il faudrait également faciliter la publicité de débats si la personne mise en cause le demande. Actuellement, la chambre de l’instruction peut le faire, mais elle n’y est pas tenue. On peut en outre déplorer que les décisions de non-lieu ou de relaxe engendrent moins de publicité que les décisions de mises en examen.
AJ : Vous donnez également des pistes pour tirer parti de l’article 9-1 du Code civil…
E.G. : L’article 9-1 du Code civil permet de protéger une personne qui, avant toute condamnation, est présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire. Le juge peut faire cesser en urgence une atteinte à la présomption d’innocence. Seulement, cette procédure est mal connue et peu utilisée. Elle est pleine de chausse-trappes. La majorité des demandes sont cassées, soit pour cause de prescription, soit parce que le motif invoqué est mauvais. Nous pensons qu’il faut communiquer sur ces dispositions. Nous proposons également que les procureurs puissent eux-mêmes engager cette procédure pour faire cesser les atteintes à la présomption d’innocence. Les dispositions mêmes de cet article ont été débattues au sein du groupe de travail, qui s’est demandé s’il était envisageable d’étendre son champ d’application en l’absence d’une procédure pénale en cours. En l’absence de consensus, le rapport n’a pas tranché sur ce point, et préconise qu’il fasse l’objet d’un débat plus large.
AJ : Quelles suites espérez-vous pour ce rapport ?
E.G. : La défense de l’État de droit va devenir un sujet crucial de la présidence française de l’Union européenne. Des hauts responsables remettent aujourd’hui en cause la légitimité des cours suprêmes européennes et nationales. C’est une alerte. Ces institutions ont jusqu’ici toujours été respectées par les présidents de la Ve République. Nous espérons que ce rapport montre la nécessité de défendre les principes fondateurs de l’État de droit. Qu’il alimente le débat public, notamment lors des États généraux de la Justice.
Référence : AJU002y1