Affaire Preynat : quand la liberté d’expression triomphe du droit à la présomption d’innocence

Publié le 29/01/2021

Dans l’affaire qui oppose le père Preynat au producteur du film Grâce à Dieu, la Cour de cassation a donné raison au second au nom de la garantie de la liberté d’expression ( Cass. civ. 1ère, 6 janvier 2021, n° 19-21.718). L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.

Affaire Preynat : quand la liberté d'expression triomphe du droit à la présomption d'innocence
Xiongmao / AdobeStock

 Notamment parce qu’elle concernait un prêtre et sa hiérarchie (celle-ci pour non-dénonciation d’infraction), une affaire dite de « pédocriminalité » a connu, au stade de l’instruction, un large écho médiatique, y compris sous la forme d’un film cinématographique. Voyant en celui-ci, à ce stade de la procédure, une atteinte grave au principe fondamental de présomption d’innocence dont doit bénéficier tout justiciable, le suspect a cherché à en obtenir, en référé, le report de l’exploitation. Au nom des garanties de cet autre principe qu’est la liberté d’expression, cela lui fut refusé en première instance et en appel (TGI Paris, réf., 18 février 2019 ; Paris, Pôle 1, ch. 3, 26 juin 2019, n° 19/03880). La Cour de cassation vient de confirmer cette analyse par un arrêt du 6 janvier 2021.

Respect de la présomption d’innocence

 Par les moyens au pourvoi, reproche était fait à l’arrêt d’appel de n’avoir pas assuré le respect du principe fondamental de la présomption d’innocence tel que consacré par les articles 9-1 du Code civil (C. civ) et 6, § 2, de la Convention (européenne) de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH).

Visant particulièrement les activités médiatiques qu’ainsi il encadre, l’article 9-1 C. civ. énonce que « chacun a droit au respect de la présomption d’innocence ». Dans ce but, il pose que, « lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé […] prescrire toutes mesures […] aux fins de faire cesser l’atteinte ».

Plus largement relatif au « droit à un procès équitable », le § 2 de l’article 6 ConvEDH dispose que « toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ».

Sur la base de ces dispositions, qui encadrent ainsi l’exercice de la liberté d’expression s’agissant d’affaires judiciaires en cours, reproche était, par le pourvoi, fait à l’arrêt d’appel d’avoir constaté que « la réalité des faits imputés » à la personne en cause y était « présentée comme certaine », mais pourtant de s’être contenté de relever, « pour écarter la gravité de cette atteinte portée à la présomption d’innocence », que, « à la fin du film, un carton indique » que l’intéressé « bénéficie de la présomption d’innocence ».

Grief était également fait à cet arrêt d’avoir, « pour écarter la gravité de l’atteinte portée à la présomption d’innocence », retenu que « le film n’est pas un documentaire sur le procès à venir », mais qu’il « relate le vécu des victimes qui mettent le prêtre en accusation, qui expriment leur souffrance et qui combattent contre la pédophilie au sein de l’Eglise », et d’avoir relevé que le film débute par un autre « carton » indiquant qu’il s’agit d’« une fiction, basée sur des faits réels ».

Invoquant le risque d’influence exercée sur la justice, il était encore reproché à la décision contestée d’avoir retenu que, si un renvoi du suspect « devait être ordonné, il le serait devant une juridiction correctionnelle, et donc devant des magistrats professionnels dont l’office est de s’abstraire de toute pression médiatique, de sorte que le propos du film n’est pas de nature à porter atteinte à son droit à un procès équitable ». Cela peut-il être garanti ?

Aux arguments en faveur du respect de la présomption d’innocence, a été opposé le principe de la liberté d’expression.

 Garantie de la liberté d’expression

  S’agissant du principe de liberté d’expression et de ses limites, la Haute juridiction, excluant toute mention qui aurait pu être faite au texte de droit français que constitue l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), se réfère au seul article 10 ConvEDH. Elle en fait ressortir que « toute personne a droit à la liberté d’expression ». Elle admet cependant que « son exercice peut être soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité ou l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Mais en fait-elle ici une juste application ?

Pour se prononcer, la Cour de cassation énonce que « le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ». Elle ajoute que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), « cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution à un débat d’intérêt général, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée ».

De l’arrêt d’appel, la Cour de cassation relève qu’il a été retenu que le film en cause n’est « pas un documentaire sur le procès à venir et que, présenté par son auteur comme une œuvre sur la libération de la parole de victimes de pédophilie au sein de l’Eglise catholique, il s’inscrit dans une actualité portant sur la dénonciation de tels actes au sein de celle-ci et dans un débat d’intérêt général qui justifie que la liberté d’expression soit respectée et que l’atteinte susceptible de lui être portée pour assurer le droit à la présomption d’innocence soit limitée ». Mention y était également faite des « cartons » qui, au début comme à la fin, accompagnent la diffusion du film, d’où il a été considéré que « les spectateurs sont ainsi informés de cette présomption au jour de la sortie du film », et de ce que « les éléments exposés dans le film étaient déjà connus du public ». Il a enfin été jugé que « la suspension de la sortie du film jusqu’à l’issue définitive de la procédure pénale mettant en cause » l’intéressé « pourrait à l’évidence ne permettre sa sortie que dans plusieurs années, dans des conditions telles qu’il en résulterait une atteindre grave et disproportionnée à la liberté d’expression ».

Pour la Haute juridiction, il résulte de tout cela que la Cour d’appel « a procédé à la mise en balance des intérêts en présence et apprécié l’impact du film et des avertissements donnés aux spectateurs au regard de la procédure pénale en cours, sans retenir que la culpabilité de l’intéressé aurait été tenue pour acquise avant qu’il soit jugé », et qu’elle en a « déduit, à bon droit, que la suspension de la diffusion de l’œuvre audiovisuelle » en cause, « jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité de celui-ci soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu ». En conséquence, il est conclu au rejet du pourvoi.

Le risque d’une justice médiatique

Opposant respect de la présomption d’innocence et garantie de la liberté d’expression, cette affaire constitue une illustration supplémentaire des délicates questions soulevées par le traitement médiatique des affaires judiciaires en cours, notamment au stade de l’enquête et de l’instruction. Apparaît le risque qu’une « justice médiatique », contraire de la justice et du respect des droits, se substitue à, tous moments, à l’institution judiciaire. Ne conviendrait-il pas que chacun, qu’il s’agisse des journalistes, des parties ou de leurs représentants, s’en tienne à son rôle, reste à sa place et respecte le temps judiciaire qui n’est pas le temps des médias ? Comme en cette espèce, la décision des juridictions françaises est, sur ce point comme à bien d’autres égards, assurément désormais influencée par l’appréciation -qui, même si elle n’est pas absolue, n’échappe pas à la contestation- de la CEDH selon laquelle « on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général », et ajoutant que, « à la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir » (CEDH, 24 novembre 2005, Tourancheau et July c. France, n° 53886/00 ; 7 juin 2007, Dupuis c. France, n° 1914/02 ; 1er juillet 2014, AB c. Suisse, n° 56925/08 ; 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, n° 56925/08).

 

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