Yvelines (78)

Maryvonne Caillibotte : « Versailles n’est ni l’enfer, ni le paradis »

Publié le 17/02/2022
TJ Versailles P. Anquetin
Tribunal judiciaire de Versailles (Photo : ©P. Anquetin)

C’est dans une intimité forcée mais relativement reposante qu’a eu lieu l’audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire de Versailles. La fin mouvementée de l’année 2021 est contrebalancée par l’annonce de nominations plus que bienvenues dans cette juridiction.

25 janvier 2022. En ce matin gelé de janvier, on n’entend pas d’éclats de voix, pourtant attendus dans ce genre de circonstances, dans les couloirs du tribunal judiciaire de Versailles. En haut de l’escalier menant à la salle C, le concierge fait les cent pas, ajustant, par souci du détail, les porte-manteaux vides, qui, au final, n’accueilleront que trois vêtements ! Face au jury, ce n’est pas un parterre de robes et de costumes qui se presse pour la traditionnelle audience solennelle de rentrée du tribunal judiciaire de Versailles. Annulée, puis finalement relancée en comité très restreint, cette « réunion de famille » versaillaise ne rassemble, en raison de la crise sanitaire, qu’une trentaine de personnes, sans compter les cinq journalistes présents pour couvrir la séance. Mais l’absence de public n’a pas empêché le premier président du tribunal, Bertrand Menay, et la procureure de la République, Maryvonne Caillibotte, de livrer des discours empreints de gravité, mais également de chaleur humaine, afin d’inaugurer cette nouvelle année judiciaire. Cette audience semble d’office incarner un moment de pause salutaire pour tous et toutes.

Des départs regrettés, des arrivées tant attendues

« Depuis septembre, c’est la deuxième fois que nous avons l’occasion de réunir la famille judiciaire », commence le premier président qui a un mot pour le bâtonnier de Versailles, Me Marc Mandicas, tout juste nommé à la suite de Frédéric Champagne. Le président insiste sur la collaboration entre la cour et le barreau, fort de 800 robes, et salue le départ de l’ancien bâtonnier, qui, durant deux ans, aura tenu le navire pris dans la tempête de la pandémie. « Vous avez affronté le Covid et vous vous êtes montré d’une loyauté exemplaire, qui est allée bien au-delà de la simple gestion de crise », a salué le magistrat, qui insiste sur le passage de bâton : « C’est ici l’occasion de vous remercier pour votre travail, nous tracerons, avec le nouveau bâtonnier, de nouveaux chemins ». Le président a également tenu à saluer les huissiers, en la présence de Xavier Bariani et de Henri-Antoine Le Honsec : « La profession a été malmenée par la crise sanitaire et par la crise économique, mais aussi par une crise d’identité qui se profile avec l’entrée, en juillet 2022, de la nouvelle profession de commissaire de justice ». « Vous pourrez compter sur nous ! », martèle le magistrat.

Avant d’insister sur les manques structurels de la cour, le président commence par les bonnes nouvelles en saluant l’arrivée de nouvelles magistrates, et de deux nouvelles directrices du service de greffe, ô combien précieuses en ces temps troublés ; en effet, alors que les effectifs théoriques du service devraient s’élever à 307 personnes, il n’y en a réellement que 295 (sans compter les temps partiels et les arrêts maladie). Édith Thevenet, nommée directrice adjointe du service de greffe, a commencé sa carrière au milieu des années 1990 à la cour d’appel de Nancy. Elle a ensuite été responsable de formation au service administratif régional de Chambéry, puis à l’École nationale des greffes avant d’être chargée de mission dans le programme de procédure pénale numérique durant deux ans. Son travail est salué de façon relativement collégiale. Tout juste arrivée, une semaine auparavant, à son poste de directrice de service de greffe, Marine Mahier est issue du concours de l’année 2020, puis a rejoint le service administratif régional de Paris avant d’entrer au service du parquet de Versailles.

Le président salue également l’arrivée de Gaële François-Hary en tant que première vice-présidente. Elle remplace Gilles Croissant qui prend sa retraite bien méritée. Après avoir été juge à Rouen, au tribunal d’instance puis au tribunal de grande instance de Paris, où elle est regrettée, elle coordonne le pôle civil général. Par ailleurs, Emmanuelle Pierucci-Blanc est de retour dans la juridiction, en tant que vice-présidente chargée de l’instruction, après avoir pris un chemin de traverse en tant que directrice des affaires juridiques pour la région Île-de-France. Il y a aussi Claire-Marie Horeau qui a, derrière elle, une carrière diversifiée et riche. Bien qu’étant à la retraite depuis septembre 2021, elle demeure magistrate honoraire avec une mission aux assises. Ces nominations de femmes, dans une assemblée comptant 17 femmes pour 4 hommes, ne sont pas le résultat d’une volonté politique de féminiser le tribunal judiciaire, soulignent le président et la procureure, mais bien l’illustration d’une tendance générale voire sociologique d’une place toujours plus grande des femmes dans les concours de la magistrature ou de l’avocature : « Les femmes ont tendance à être plus douées dans les études supérieures et on retrouve une hausse de la féminisation des métiers du droit dans tous les organes de la justice, chez les avocats, chez les huissiers, chez les commissaires de police et, surtout, chez les greffiers ». « Cette féminisation peut avoir des conséquences inattendues en termes d’effectifs », souligne le président qui rappelle qu’il y a 11 % de vacance de postes dans ce dernier service : « Encore aujourd’hui, les femmes sont tributaires d’une charge mentale particulière qui les pousse à prendre plus de temps partiels et/ou d’arrêts maladies ».

Prenant la suite du président, saluant les personnes présentes d’un petit mot emprunt de respect, la procureure générale souligne, à son tour, combien les nouvelles nominations apportent un « bol d’air frais » à la cour, touchée par une crise sociale sans précédent. Finalement, le format resserré de l’audience solennelle, presque intime, constitue, selon la magistrate, « l’écrin » parfait, en tout cas le plus chaleureux possible au vu des conditions sanitaires actuelles, pour accueillir les nouveaux arrivants. La procureure générale présente, tour à tour, deux magistrates : Charlotte Delestre, vice-procureure, nommée en juillet et installée en septembre 2021, ayant une expérience importante de magistrate du parquet avec 5 années passées successivement à Bobigny au plateau des permanences – durant 2 ans – et au parquet des mineurs de Paris – durant 3 ans. Après un intermède de juge des enfants au tribunal de Créteil, elle a décidé de revenir vers le parquet. La procureure souligne combien l’enthousiasme de la nouvelle magistrate sera précieux. Quant à la deuxième magistrate présentée par la procureure, Stéphanie Autier, en tant que nouvelle substitut de la procureure dans la section mineurs/famille, elle était attendue comme le messie. La cour a, en effet, été meurtrie par plusieurs affaires particulièrement sordides de suicides d’adolescents. Forte d’une capacité d’adaptation particulière et d’une vie professionnelle très riche, elle est saluée par la procureure qui met notamment l’accent sur son sourire « visible derrière le masque » ; un sourire, pour la cour, très précieux.

L’année 2022 ne tournera pas le dos à la levée de bouclier de la fin de l’année 2021

Puisque, bien entendu, beaucoup ont en tête, en ce mois de janvier 2022, la fin de l’année 2021 et sa tribune des 3 000 magistrats qui flotte encore dans les esprits. « L’audience solennelle, c’est l’occasion de parler d’espoir, de donner des perspectives, de lancer des projets ; l’inverse de cette fin d’année 2021 », affirme la procureure qui enchaîne néanmoins en affirmant qu’elle ne fera pas de miracles : « Je n’ai pas la capacité de réparer notre système informatique, je ne suis pas la Mary Poppins qui peut combler nos postes vacants, je n’ai pas le pouvoir de baisser la violence ressentie ici, mais, en tant que cheffe de juridiction, je dois accueillir mes collègues, les défendre si cela est nécessaire, avec mes collègues du parquet, les procureurs adjoints et les chefs de section qui sont au rendez-vous. Je suis très fière de la vivacité de l’engagement de chacun de mes collègues du parquet qui, dans leur quotidien, s’expriment, dessinent notre année à venir », énonce-t-elle. « Ils dessinent même très littéralement : la carte de vœux a été inventée par une collègue », ajoute-t-elle.

La procureure explique ensuite que, durant l’année 2022, la juridiction va engager des réflexions sur les conditions de travail. « Pour ma part, je vais monter un groupe de travail sur l’organisation du plateau de permanences qui cristallise l’ensemble des expressions entendues à la fin de l’année 2021 sur les conditions de travail. Versailles n’est ni l’enfer, ni le paradis ; il s’agit d’une communauté qui vit de son travail et s’adapte aux nouvelles formes de l’exercice professionnel… Qui aurait pu penser, avant 2020, que le parquet pourrait télétravailler ? Pas moi. Et pourtant nous nous étions déjà engagés dans cette voie début 2020, lorsque le confinement est arrivé nous sommes juste passés à la vitesse supérieure. Ce qui est essentiel, en tant que cheffe de juridiction, c’est de ne jamais rester à quai quand le bateau commence à voguer vers d’autres terres ». En guise de fin de discours, la procureure remet les pendules à l’heure : « Ceci n’est pas une audience solennelle normale, le contexte est tout sauf normal. Même la plaquette traditionnellement distribuée aux personnes présentes, doit être consultée avec précaution ». « En audience normale, je vous aurais expliqué des éléments de l’année 2021, je vous aurais dit que nous avons beaucoup travaillé, que nous avons travaillé comme nous avons pu. Le plus simple est de donner les chiffres, qui constituent une mesure objective de notre activité mais le plus compliqué, c’est la perception de ces chiffres qui sont à mettre en perspective avec la manière dont les collègues ont ressenti l’exercice. Cela est difficile à mesurer. Nous avons eu moins d’affaires, mais plus de difficultés et plus de charge mentale. La répétition des contentieux pèse. Les chiffres ne montrent pas cela, ils sont secs » !

Le président du tribunal conclut sur ce qu’il nomme « des signaux inquiétants ». « Ce moment particulier de l’audience solennelle s’inscrit dans un climat d’incertitudes, d’ailleurs pas seulement lié à la crise sanitaire, qui n’en finit plus d’user les corps et les esprits. Cette audience, ce moment de calme, vient suite au mouvement inédit de la tribune des 3 000, ce moment où la parole s’est libérée, à l’instar du mouvement MeToo, dans l’ensemble des juridictions françaises. Ce fut l’occasion d’illustrer ce que les uns et les autres ont pu vivre, les témoignages démontrant que la charge importante cumulée entraîne des conditions de travail dégradées, mène à une vision dégradée de nos métiers. il serait réducteur et inaudible de considérer que seulement 30 % des stocks sont liés à des problèmes de moyens et 70 % liés à des questions de management. Nous devons nous intéresser avec lucidité et avec courage à cette question. Ce sujet est important pour moi, j’en parlais déjà lors de l’audience solennelle de rentrée du 18 janvier 2021 ; nous avons entendu haut et fort ce que nous connaissions déjà et qui s’est exprimé avec une intensité inédite. Nous voulons œuvrer en vue de trouver une solution avec un groupe de réflexion qui fera des propositions d’ici la fin du mois de mars ».

Peur et mal-être au travail : un groupe de réflexion rendra ses conclusions au mois de mars 2022

Arrive ensuite la deuxième partie de l’audience. Le premier président et la procureure générale convient la poignée de journalistes présents dans une plus petite salle. L’occasion d’un échange moins solennel, plus au cœur de la vie quotidienne de la juridiction.

Le président revient sur le problème crucial du manque d’effectifs ; il se trouve capitaine d’un navire nettement sous-doté. Alors que les effectifs théoriques en magistrats du siège, fixés par la loi de finances, sont de 75 pour le tribunal judiciaire de Versailles, seuls 71 magistrats exercent réellement au tribunal. Parmi ceux-ci, 17 sont à temps partiel (ce qui correspond à la perte de 3,7 équivalents temps pleins). « En réalité, nous avons du travail pour plus de 75 magistrats. Alors que nous aurions besoin de deux audiences supplémentaires en correctionnel chaque jour (et je ne parle pas du civil), je me retrouve avec un déficit de huit postes, sans compter les congés maladie ainsi que les congés maternité non remplacés. La situation est intenable puisqu’il n’existe pas de mécanismes structurels pour pallier ce manque ». Les deux magistrats opposent systématiquement la réalité objective et la réalité subjective : « Pour les audiences très tardives, en fin d’année, l’une d’elles s’est terminée à plus de minuit », rappelle la procureure. « Objectivement, cela reste résiduel, mais c’est toujours quelque chose qui ne devrait pas exister et qui exacerbe encore plus l’usure ressentie par le personnel ».

Malgré ce constat, les deux magistrats n’ont pas envie de « tirer à boulets rouges » sur le garde des Sceaux : « Le ministre a évoqué une augmentation de moyens et, objectivement, cela est vrai. Nous reconnaissons les efforts consentis. Néanmoins, lorsqu’il évoque 1 % de postes vacants, cela ne correspond pas du tout à notre réalité, à celle de Versailles », explique la procureure, qui ajoute que chaque nouvelle réforme vient avec son lot de nouvelles procédures et de charge mentale : « Par exemple, un simple petit texte entraînant une nouvelle mesure en justice des mineurs peut nous pousser à tout réadapter. Dans une journée où l’on doit traiter 40 à 60 appels, tout a une conséquence ». Le président choisit un autre exemple : « En 2021, nous avons rendu 135 ordonnances de protection, soit 2,5 par semaine. Ce sont des mesures d’urgence exceptionnelles et relativement complexes, légalement comme humainement, à mener ». La procureure rappelle donc qu’une nouvelle donne est venue s’inviter dans les esprits déjà surchargés des magistrats : la peur. « Dans les dossiers de violences intrafamiliales, en particulier, les magistrats sont de plus en plus craintifs quant à leurs décisions de laisser une personne en liberté, par exemple. Ainsi, le magistrat peut se demander s’il est coupable par ricochet si la personne qu’il a choisi de ne pas déférer porte atteinte à la vie d’une personne ». « Souffrance au travail », « épuisement moral et physique » ; ce sont ces mots que les deux magistrats emploient. Ils évoquent, à demi-mot, la difficulté pour obtenir, potentiellement, l’aide de la médecine du travail dans les couloirs d’un paquebot déjà chancelant.

Mais c’est avec espoir et fierté que les deux capitaines entendent lancer les défis de l’année 2022, en s’attaquant au dossier de la souffrance au travail et en menant à bien les réformes lancées par le gouvernement qui fonctionnent, même si elles ajoutent encore du travail au travail – comme le dispositif  Téléphone grand danger. Et puisque un exemple vaut mieux que tous les discours, le président rappelle, qu’après avoir levé leurs boucliers, les tribunaux ont obtenu un nouveau greffier par juridiction afin de faciliter l’intermédiation de la CAF pour le paiement des pensions alimentaires, qui deviendra obligatoire en février prochain. Le désespoir laisse donc place à l’espoir d’une possible sortie de crise : à Versailles, les révolutions portent souvent leurs fruits, non ?

X