« Notre profession a toujours été très à l’écoute de la nouveauté et des nouvelles technologies »

Publié le 08/09/2017

L’avènement du numérique constitue probablement l’une des mutations les plus spectaculaires de notre société. En quelques années, nous avons multiplié les prolongements de notre personne dans l’espace numérique. La multitude de traces que nous y laissons pose la question des droits et obligations qui y sont liés. Mathieu Fontaine, président de la commission #Numérique, nous éclaire sur les enjeux juridiques de la révolution numérique.

Les Petites Affiches – Le numérique est un sujet qui peut être abordé sous de nombreux angles, quel a été celui choisi par votre commission ?

Mathieu Fontaine – Effectivement, c’est d’ailleurs la première difficulté à laquelle nous avons été confrontés. Dans une étape préliminaire à la rédaction, nous avons réalisé un travail intellectuel de fond sur le numérique afin de nous rendre légitimes sur le sujet. En commençant par retracer son histoire, nous nous sommes aperçus que cela n’avait jamais été fait et qu’aucun ouvrage ne traitait de l’histoire du numérique. Il y avait donc un vrai intérêt sociétal à l’exercice. Par la suite, nous avons orienté notre travail sur des notions plus techniques, mais qui se révèlent cependant très utiles aux juristes : la notion de personne numérique d’abord, puis celle de patrimoine numérique. Ces trois aspects, l’histoire, la personne et le patrimoine numérique composent donc le premier titre du travail de notre commission. Le deuxième titre couvre, lui, la façon dont la profession s’est intégrée à l’écosystème numérique et a évolué avec lui.

LPA – Les textes de loi n’ont-ils pas été dépassés par la vitesse d’évolution du numérique ?

M. F. – À mon sens, c’est une évidence. Dans toute l’histoire du droit, on s’aperçoit que les lois sont souvent venues apporter des réponses à des problématiques industrielles ou technologiques. Les grandes lois, qu’elles soient sociales en droit du travail, ou qu’elles concernent les contrats ou la propriété, ont été réalisées au fil des évolutions industrielles. Mais auparavant, le rythme de ces mutations nous laissait le temps d’écrire des textes de loi et de positionner la règle en fonction des besoins de la société. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la vitesse exponentielle de l’innovation et de l’adoption de nouveaux usages a créé un bouleversement dans tous les domaines, y compris dans le monde juridique. Il est devenu compliqué pour loi d’apporter des réponses rapides et efficaces.

LPA – La loi Lemaire a justement tenté de combler quelques lacunes sur le sujet, quelle est son appréciation par le monde juridique ?

M. F. – Comme tous les juristes, je ne peux qu’accueillir favorablement toute loi ou réglementation qui s’empare intelligemment de la problématique numérique. Mais même si la loi Lemaire a apporté des éléments intéressants, elle n’est malheureusement pas allée assez loin. Il reste de nombreuses carences dans les interprétations et beaucoup d’incertitudes, certaines mesures risquent également de manquer d’efficacité pratique. Je pense notamment aux réglementations sur les directives permettant de gérer son patrimoine numérique. Pour la première fois, la loi Lemaire a reconnu une concomitance entre la mort physique et la mort numérique. C’est une bonne chose, d’autant qu’il a fallu attendre le 7 octobre 2016 pour combler ce vide juridique. Mais les moyens mis en place pour traiter de cette mort numérique semblent en dehors des réalités pratiques. La loi a créé un dispositif en parallèle du droit des successions, avec une évolution de ce patrimoine numérique qui fonctionne à côté de votre patrimoine physique. Ce n’est pas satisfaisant et sera probablement source d’inefficacité et de confusion.

LPA – Comment arriver à marier le temps de la loi qui appelle à la sérénité et au long terme et celui du numérique qui est par nature instantané et volatile ? 

M. F. – La tâche n’est pas aisée, mais avant tout il faut se demander si cela est souhaitable. A-t-on véritablement envie que les cultures numériques dans lesquelles nous vivons soient réglementées ? À titre personnel et en tant que notaire je vous dirai que oui, mais pour les nouvelles générations, celles qui sont imprégnées de cette culture, c’est moins certain. Notre expérience, au vu du droit traditionnel, appelle à ce que la règle de droit vienne encadrer et protéger. Appliqué au numérique, cela nous place dans un esprit de protection de l’individu et de ses données. Il est à ce sujet intéressant d’observer comment les pays anglo-saxons traitent la question numérique : aux États-Unis, par exemple, les données appartiennent entièrement aux éditeurs de sites internet ou à la plate-forme de moteurs de recherche.

LPA – Quelles sont les spécificités de la France dans son rapport au numérique en comparaison des autres pays ?

M. F. – Malgré ce que l’on peut imaginer, la France est plutôt en avance sur ces questions. Elle se situe sur un continent européen qui possède lui aussi une approche assez moderne. Avec l’Espagne et la Belgique, nous sommes les trois pays qui tirent les autres vers l’avant. Mais il y a aussi de petits pays comme la Lettonie qui ont mis en place des choses tout à fait intéressantes telles que des blockchains pour gérer les identités des individus. Nous avons réalisé des investissements importants dans la technologie à la sortie de la guerre et il y a eu beaucoup de réflexions sur le droit privé dans ces questions. C’est ce qui nous permet d’être à cette place aujourd’hui. Nous avons de la chance en Europe d’avoir une vision protectrice de ce droit. Dans le droit américain, lorsque vous décédez, votre profil et son contenu appartiennent de facto à Facebook, sans que les héritiers puissent le contester. On a d’ailleurs assisté à un procès où la photo d’une jeune fille décédée avait été revendue par Facebook à Coca-Cola. Lorsque les parents ont découvert qu’une photo de leur fille était exploitée pour une publicité, ils ont décidé d’attaquer, mais ont perdu leur procès.

LPA – Qu’est-ce que l’identité numérique ?

M. F. – L’identité numérique est par nature complexe à définir. Elle s’oppose à l’identité physique, mais ne possède pas de règles, au contraire de cette dernière. Elle peut être multiple, puisqu’il est possible d’avoir plusieurs identités sur la toile, elle peut être anonyme ou encore forgée par des avatars. Aujourd’hui nous n’en avons pas de définition précise. C’est pourtant capital si on souhaite lui attacher des droits et les faire reconnaître. Nous avons donc essayé d’en définir les contours dans notre rapport.

LPA – L’identité numérique a-t-elle vocation à empiéter sur l’identité physique ?

M. F. – Avant tout, il faut savoir comment on veut se positionner dans cet écosystème numérique. On peut continuer de penser que ce monde numérique peut être tout et n’importe quoi et laisser la possibilité aux personnes d’y être anonymes ou d’avoir plusieurs identités. Le tout pour permettre une liberté d’expression qui ne serait pas possible dans le monde physique. On peut aussi envisager de le réglementer et je vais même jusqu’à affirmer que c’est une obligation. Il faut s’emparer de ces questions, comme a pu le faire l’Europe via les réglementations qui définissent la sécurisation de la délivrance d’identités numériques. L’espace numérique peut être utilisé dans des relations contractuelles et posséder un aspect juridique d’engagement. Il semble indispensable dans ces cas de figure que l’identité numérique soit contrôlée avec un degré de sécurité satisfaisant pour les contractants. L’État doit aller vers cette voie, on assiste d’ailleurs aux premiers essais d’intervenants institutionnels pour organiser cette identité. L’assurance de l’identité numérique est un sujet crucial pour le futur. Il faut réfléchir à qui définit les certificats d’une identité numérique, pourquoi, à quel titre et au nom de qui.

LPA – Vos travaux abordent aussi la notion de mort numérique ; prendra-t-elle autant de place que l’héritage physique pour les citoyens du futur ?

M. F. – Comme sur l’identité numérique, nous avons consacré un chapitre entier à cette problématique, car ce sont deux notions fondamentales. Mais là aussi, il y a un vrai problème de définition. Nous avons tenté d’en apporter une à travers nos travaux, cependant on n’arrive pas à rattacher ce patrimoine immatériel à quelque chose de connu dans la base du droit. Si on se rapporte au droit des biens, on ne sait pas si c’est un bien, une chose, si c’est transmissible… Le patrimoine numérique est composé de données numériques, cela peut être du contenu, des photos, ce que vous possédez dans ce monde virtuel et pourquoi pas aussi un portefeuille de bitcoins. Mais il y a un flou artistique lié à la composition de ce patrimoine. La question de l’utilité et de la valorisation de ce patrimoine était aussi cruciale : il est difficile de nier la valeur d’un patrimoine numérique lorsque vous possédez un portefeuille bitcoin avec plusieurs millions de dollars. Dans ce chapitre, nous avions donc pour objectif d’établir une utilité pour ce patrimoine numérique, d’envisager sa transmission et de reconnaître sa valorisation. Prenons l’exemple de Facebook, si vous venez à disparaître que devient le contenu que vous avez publié sur cette plate-forme ? À qui appartient-il ? La famille peut-elle le modifier ou le retirer ? Les réponses à ses questions restent fluctuantes à ce jour. Enfin, il y a la problématique de la fiscalisation de ce patrimoine. Ce n’est pour l’instant pas d’actualité au vu du traitement de ce patrimoine par la loi Lemaire, mais cela pourrait devenir un enjeu à terme.

LPA – La thématique oblige donc à un vrai effort de prospective.

M. F. – Complètement, d’autant qu’entre le moment où nous avons commencé la rédaction en janvier 2016 et le moment où nous avons terminé en février dernier, beaucoup de choses ont bougé. La loi Lemaire a, par exemple, traité de plusieurs sujets que nous avions abordés. Il fallait se projeter vers l’avenir pour imaginer quels sont les besoins et y apporter des réponses concrètes. Si vous parlez de réseaux sociaux aux nouvelles générations, ils considèrent cela comme déjà dépassé parce qu’ils utilisent de nouvelles plates-formes. C’est important, car pour eux, la vie tourne autour de la technologie qu’ils ont entre les mains, ils n’ont plus de patrimoine concret, ils ont un patrimoine virtuel avec une production de données exponentielle.

LPA – Au vu de sa complexité pratique, le droit à l’oubli a-t-il une chance de voir le jour ?

M. F. – Si vous regardez ce qu’il se fait dans les pays où les libertés sont moindres, on arrive bien à vous interdire l’accès à certains moteurs de recherche. Lorsqu’on exige en justice un droit à l’effacement sur le fondement de la loi de 1978, on est capable de supprimer la quasi-intégralité du contenu et son référencement dans les trois semaines. Ce droit est nécessaire, car l’accès instantané à une information illimitée par les moteurs de recherche a changé la donne. Auparavant, lorsque l’on avait été accusé de tel ou tel crime (sans même avoir été forcément condamné par la suite), il y avait quelques articles de presse, puis au bout de quelques années il fallait faire un travail de recherche dans les archives pour accéder à l’information. Aujourd’hui, cette information va rester associée à votre nom dans les dix premières pages de Google pour une durée indéterminée. C’est là qu’est la problématique, d’autant que l’information peut être manipulée ou incomplète. Le droit à l’oubli n’est hélas pas reconnu pour l’instant, puisque la loi Lemaire ne l’accorde que dans le cas des données récoltées au cours de votre minorité.

LPA – L’Europe est-elle la meilleure réponse à ces problématiques ?

M. F. – C’est en tout cas elle qui a le plus de pouvoir en la matière. Lorsqu’on parle de Google, Facebook ou Apple, on est confronté à des entreprises qui ont des chiffres d’affaires équivalents au PIB d’un pays. Leur impact économique est bien plus important que la philosophie que l’on peut mettre autour de la notion de liberté. Mais il est rassurant de voir que l’Europe est très en avance sur ces questions. Les pays européens ont quasiment tous instauré des organes de contrôle qui sont performants. La réglementation européenne est aussi assez efficace. Le problème reste la perception que chaque pays va avoir d’une notion de droit, car cette perception peut être très différente selon que vous vous situez en Espagne, en Suède ou en Hongrie.

LPA – Comment les notaires s’inscrivent-ils dans cette révolution numérique ?

M. F. – Contrairement à l’image d’Épinal que l’on peut avoir, notre profession a toujours été très à l’écoute de la nouveauté et des nouvelles technologies. Le premier registre centralisateur numérisé a été créé avec le fichier central des dispositions de dernière volonté en 1971. Depuis, le notariat a toujours évolué dans sa pratique en utilisant les dernières technologies. Plus récemment, nous avons eu l’adoption des certificats numériques et des signatures électroniques. Notre profession c’est du droit, des contrats et des obligations qu’il faut respecter. Nous avons le statut d’officier public, très spécifique, qui offre la capacité de créer des actes authentiques et qui doit être conjugué avec la technologie.

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