« On est en train de priver les justiciables français de leur droit au procès »

Publié le 22/07/2020

Et si un jour l’audience disparaissait ? C’est en tout cas la crainte des avocats depuis que la crise sanitaire a généralisé la procédure du jugement sans audience par laquelle les magistrats jugent les affaires sur dossier, sans entendre ni les parties, ni leurs avocats. L’objectif est louable : il s’agit de gagner du temps pour éviter d’infliger aux justiciables un allongement des délais insupportable. Mais à quel prix ? Olivier Bluche met en lumière les conséquences, à ses yeux funestes, de ces décisions imposées par le manque de moyens.

Les Petites Affiches : Pour cause de crise sanitaire, la justice généralise actuellement la procédure de jugement sans audience. Pourquoi estimez-vous cela inquiétant ?

Olivier Bluche : On emmène en effet lentement mais sûrement les Français vers un système judiciaire sans audience et donc sans procès. On leur dira un jour : vous avez le droit de faire une procédure en justice, mais celle-ci n’aura pas la forme d’un procès. Dans le cadre des plans de continuité d’activité post-Covid des juridictions, on nous propose cette procédure systématiquement depuis plusieurs semaines, en nous précisant que nous avons 15 jours pour manifester notre désaccord.

L’objectif affiché est de protéger les juges des contacts avec le public et de pallier l’encombrement résultant des suppressions d’audience liées à la crise sanitaire ; mais ne nous y trompons pas, les magistrats en profitent pour imposer un changement fondamental de pratique judiciaire qui tend à supprimer la plaidoirie des avocats. Sur le papier, les droits fondamentaux des justiciables sont respectés puisqu’on leur laisse le choix entre une procédure avec ou sans audience. En pratique, c’est très différent. Ce recours systématique à la procédure sans audience devait concerner la période de confinement et s’arrêter le 11 mai dernier, mais elle a déjà été prolongée jusqu’au 10 juillet prochain, et il y a fort à parier qu’elle le sera également après cette date. Surtout, il n’y a pas vraiment de choix dès lors que si on refuse le jugement sans audience, l’examen de l’affaire est reporté de plusieurs années. C’est particulièrement le cas en matière sociale. J’ai vu des dossiers en appel qui étaient fixés pour plaider en mars dernier et qui sont renvoyés dans trois ans alors qu’ils sont en état. Or cette juridiction plus qu’une autre est une juridiction d’urgence pour celui qui a perdu son emploi. Les conseils de prud’hommes étaient à l’arrêt total durant le confinement et ce n’était pas mieux devant les cours d’appel. Mais en plus aujourd’hui, les magistrats ne veulent plus siéger en audience publique. C’est d’autant plus choquant que le même magistrat qui a décidé en 2019 qu’une affaire serait plaidée en 2020 prend une nouvelle ordonnance qui décide de revenir sur le rendez-vous judiciaire qu’il avait lui-même fixé.

LPA : Les enjeux sont souvent urgents en matière de prud’hommes car il s’agit de salaires. Si ce n’est les employeurs, les salariés au moins ne sont-ils pas prêts à accepter un jugement sans audience pour gagner du temps ?

O.B. : Au contraire, les salariés tiennent absolument à être présents aux audiences de prud’hommes car l’enjeu du litige s’apparente à un divorce professionnel et donc le besoin de procès est très fort ; ils ont besoin de se confronter, de s’exprimer, d’être entendus par un juge et de vider le litige. La justice prud’homale fait partie de ces justices conçues sur un principe d’oralité qu’on est en train de dévoyer en la transformant en procédure écrite, en faisant taire les avocats et en refusant de rencontrer les justiciables. Depuis le 11 mai dernier, je n’ai pas participé à une seule audience physique devant la cour d’appel. Nous sommes nombreux en droit social à refuser les procédures sans audience, et la plupart du temps les clients nous suivent, ils sont prêts à attendre 2023 parce qu’ils veulent voir leur juge.

LPA : Ne peut-on comprendre que la justice, retardée par la grève des avocats puis largement ralentie par la crise sanitaire – pour ne pas dire stoppée dans certaines matières –, n’ait pas d’autre choix que celui-ci, précisément pour éviter d’infliger aux justiciables des délais intenables ?

O.B. : La grève des avocats ne peut pas servir d’alibi. Elle n’est pas la cause des délais constatés dans les juridictions qui préexistaient à ce mouvement social. Il faut le dire à nos concitoyens : en pratique, le juge accorde lors de l’audience deux fois 10 minutes aux parties dans un dossier dont la mise en état a pris deux ans, le plus souvent sans intervention de sa part. 20 minutes en moins par dossier, ce n’est pas un gain de temps si sensible que ça. Supprimer ces 20 minutes risque même de générer une perte de temps pour le juge. Si les avocats travaillistes refusent en majorité les jugements sans audience, c’est parce que l’oralité est fondamentale dans ce type de contentieux. En seulement 10 minutes d’explications orales, vous défrichez un dossier, vous lui donnez du sens, un contexte, de la matière humaine, vous exprimez ce qui est indicible à l’écrit. Alors on nous répond que devant le tribunal administratif ou la Cour de cassation, on ne plaide pas et que tout se passe bien. Mais au tribunal administratif, on attaque un acte, pas une personne, il n’y a donc pas cet enjeu humain nécessitant une audience. À la Cour de cassation non plus, même si l’on voit que certaines affaires importantes sont plaidées, ce qui montre qu’on ne peut pas se passer de l’oralité !

Surtout, on est en train d’oublier complètement ce qu’est la justice. Pour moi qui la côtoie et pratique depuis 27 ans, ce n’est pas uniquement du droit plaqué sur du vécu, c’est d’abord de l’écoute, de la compréhension et pour finir, c’est une solution qui doit en passer par l’imperium de la justice. Il faut que la justice soit incarnée. À partir du moment où les décisions ne seront plus le fruit de cette rencontre des justiciables et de leur juge, il y a fort à parier qu’elles ne seront plus respectées, car alors le jugement n’aura pas plus de valeur qu’une simple décision administrative ; or on sait à quel point nos concitoyens sont fâchés avec leur administration souvent considérée comme kafkaïenne. Les juges devraient être plus prudents et veiller à préserver leur singularité. Et puis enfin, la justice doit se rendre au vu et au su de tous et surtout ne pas se cacher. Je rappelle que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme prévoit que chacun a le droit à ce que sa cause soit entendue « publiquement », par un tribunal impartial et dans un délai raisonnable. Aujourd’hui, le futur immédiat qui est proposé aux justiciables, c’est la procédure sans audience, rendue à juge unique et pas forcément dans un délai plus court ; on est bien loin des fondamentaux du procès équitable.

LPA : Cette généralisation du jugement sans audience n’est-elle pas le signe d’une justice qui se ferme de plus en plus au justiciable, par manque de moyens ?

O.B. : Cette procédure sans audience est née au cours de la réforme de la procédure civile conduite par Nicole Belloubet et adoptée en décembre 2019 dans des conditions rocambolesques. Elle s’inscrit dans un processus plus ancien qui a débuté avec les décrets Magendie. Ces textes successifs ont modifié les modes de saisine, la mise en état, l’oralité, la représentation obligatoire et même l’exécution provisoire. Comme la plupart des réformes de la justice, c’était avant tout une réforme de flux destinée non pas à améliorer la qualité de la justice rendue, mais simplement à gérer l’insuffisance des moyens. L’objectif a consisté à rétrécir la voie d’accès au juge de première instance et d’appel en semant sur le chemin du justiciable et de son avocat une série d’embûches sous la forme d’un formalisme pointilleux, encadré par des délais-sanction. On a, de fait, établi la représentation obligatoire dans des matières comme le social où elle n’existait pas. On a également séquencé le déroulement de la procédure en cause d’appel : 3 mois pour conclure, 3 mois pour répliquer, et donc une mise en état limitée à six mois. Seulement voilà, l’audience reste fixée à deux ans après la fin de la mise en état et donc on n’a rien gagné. En revanche, on a clairement réduit l’accès du justiciable à la procédure d’appel. On l’en a même dissuadé en instaurant l’exécution provisoire des décisions de première instance en matière civile.

Autre illustration de ce rétrécissement de l’accès au juge, l’obligation, en première instance, d’une tentative de règlement amiable dans les litiges de moins de 5 000 €. On ne peut plus aller directement voir son juge, il faut justifier avoir d’abord tenté une conciliation, une médiation ou une procédure participative, ce qui représente du temps et des frais supplémentaires. Et on l’impose dans les plus petits litiges, ceux où précisément chaque euro compte parce qu’ils concernent souvent des justiciables à faibles revenus pour lesquels c’est un véritable enjeu financier. La justice se défausse et le plus cynique, c’est qu’elle confie à l’avocat le soin d’expliquer au justiciable qu’il ne verra pas son juge, ou bien s’il insiste, dans très longtemps.

LPA : La médiation peut également faire gagner du temps, éviter le stress d’un procès, et s’avérer à la fin moins coûteuse…

O.B. : C’est vrai. Mais le justiciable et l’avocat savent très bien qu’il vaut mieux un mauvais accord qu’un bon procès. Décider de faire un procès n’est jamais une décision prise à la légère. Alors venir graver dans le marbre de la loi l’obligation formelle d’une tentative de règlement amiable n’était absolument pas nécessaire et en réalité, cela en dit long sur le refus de la justice de s’occuper des petits litiges. Surtout que le législateur aurait pu organiser cette tentative de conciliation devant la juridiction, comme cela existe déjà en droit du travail ou en droit du divorce. Mais non, on a externalisé cette phase qui va donc générer un coût supplémentaire pour le justiciable. En réalité – et mon propos n’a rien de politique -, on est en train de bâtir une justice de classe où les litiges dits de basse intensité sont vus comme un coût et une perte de temps. Rappelons qu’on a également éloigné géographiquement le juge naturel de ces petits litiges en fusionnant le tribunal d’instance au sein du tribunal judiciaire, avec le risque que dans certaines régions, il soit désormais installé à plusieurs dizaines de kilomètres des justiciables. Disparue la justice de proximité ! Ceux qui prennent ces décisions de gérer la justice par le prisme des flux sont-ils conscients que dans un pays où la justice ne fonctionne plus, il y a un risque important que les citoyens décident de se faire justice eux-mêmes ?

LPA : Tout ceci nous ramène sempiternellement à la question des moyens…

O.B. : Lorsqu’on observe les dernières données disponibles de la CEPEJ sur les systèmes judiciaires au sein du Conseil de l’Europe, on constate que la France est le pays qui compte le moins de litiges par habitant mais aussi qui met le plus de temps à les traiter. Et pour cause, elle est aussi le pays, à PIB comparable, qui alloue le moins de moyens à l’institution judiciaire. Le repli sur soi des magistrats dans leurs tribunaux récemment transformés en bunker, qui refusent de voir les avocats et les justiciables, est en fait l’expression d’un profond mal-être. Ils ne peuvent plus faire face à l’augmentation du nombre des dossiers, à la complexification du droit et à des cabinets d’avocats qui eux, travaillent avec des moyens décents, et pour cause puisqu’ils les autofinancent. Le déséquilibre n’est plus supportable. Un magistrat me disait récemment que si la crise sanitaire pouvait conduire à la cessation d’activité de nombreux avocats, le rééquilibrage numérique qui s’en suivrait serait selon lui une bonne chose. Pourtant, il se trompe, car les avocats ne sont en rien responsables du manque de moyens des magistrats. Nos concitoyens l’ignorent, il faut le leur dire : la justice de notre pays est en faillite.

LPA : On rétorque en ce moment aux avocats qu’ils ont été les premiers à réclamer les jugements sans audience durant le confinement pour tenter de faire avancer certains dossiers…

O.B. : Il fallait bien faire quelque chose puisque la justice s’est arrêtée du jour au lendemain. D’abord, je pense qu’il était tout à fait possible de maintenir le fonctionnement de la justice en respectant les gestes barrière et en organisant, comme on le fait actuellement, un accès restreint aux locaux. Si nos supermarchés sont restés ouverts, pourquoi pas nos tribunaux ? Par ailleurs, si l’institution avait été équipée décemment, elle aurait pu, comme les tribunaux de commerce, tenir des audiences par visioconférence plutôt que de recourir massivement aux procédures sans audience. En réalité, on a aussi profité de la crise sanitaire et des mesures d’exception qu’elle imposait pour faire passer à bon compte des modalités de fonctionnement motivées par d’autres considérations. En cela, la crise sanitaire a bon dos. Le constat s’impose : notre justice n’a toujours pas repris son cours normal et, manifestement, c’est assumé par nos gouvernants puisque dans le plan de déconfinement du Premier ministre, la justice n’était pas l’un des 17 chantiers prioritaires.

LPA : Lors d’un colloque organisé à la Sorbonne par le TGI de Paris et le barreau de Paris, en 2017, intitulé : « La plaidoirie, pour quoi faire ? », nombre de magistrats ont exprimé leurs réserves à l’égard de l’utilité de la plaidoirie, expliquant notamment que cela les ennuyait parfois car les avocats ne répondaient pas à leurs attentes…

O.B. : J’en ai assez d’entendre les magistrats expliquer que les avocats leur font perdre du temps et qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils font, alors que nous contribuons à la totalité des décisions judiciaires rendues dans ce pays. La plaidoirie, contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains magistrats, n’est pas figée et elle a su s’adapter à son temps. Il y a 50 ans, les avocats plaidaient en général une heure par dossier, et jusqu’à trois ou quatre heures aux assises, avec effets de manche, citations et bons mots ; et les magistrats s’en accommodaient. Tout cela a disparu. J’ai prêté serment en 1993, je peux témoigner à quel point la plaidoirie a changé, s’est adaptée à la technicité du droit et s’est concentrée sur l’efficacité. Et pour cause, comment faire autrement quand on ne vous accorde que 8 à 10 minutes pour plaider ? Le juge ne devrait pas être là pour faire du rendement et traiter des stocks de dossiers, mais pour écouter les justiciables, leurs avocats et rendre la justice avec le temps que cela requiert. C’est pour ça qu’on le paie. Aujourd’hui, toutes les réformes sont dirigées contre l’avocat, mais plus encore contre le justiciable qu’il représente. Au bout du compte, c’est le justiciable qui est pénalisé. Que les magistrats trouvent des justifications pour ne plus écouter les avocats, on peut à la rigueur l’entendre même si c’est se tromper de cible, mais fondamentalement, quelle raison le juge peut-il décemment invoquer pour refuser de rencontrer et d’entendre le justiciable qui fait appel à lui ? Quand on en arrive là, il vaut mieux changer de métier.

LPA : Peut-être assiste-t-on tout simplement à la naissance d’une justice moderne ?

O.B. : Je crains qu’il n’y ait une confusion sur la notion de modernité en matière de justice. Les juges ont besoin d’outils technologiques performants. Je crois à l’accélération de l’office du juge et aussi de l’avocat grâce à un appui technologique susceptible de les libérer des tâches de recherche et d’organisation. Mais la justice du XXIe siècle ne doit pas oublier ses fondamentaux. Il n’y a pas de vraie justice sans confrontation à l’audience des points de vue des parties sous le regard d’un juge. Même dans la start-up Nation, le robot ne pourra pas remplacer le juge. Certes, la justice implique des connaissances juridiques, mais c’est aussi une affaire d’intelligence émotionnelle, d’équilibre, d’autorité. En réalité, il y a peu de domaines de l’existence où l’on a à ce point besoin de toutes les formes de l’intelligence humaine. Or si l’intelligence artificielle peut à la rigueur résoudre l’équation juridique, et encore, avec de nombreuses réserves, elle n’est pas près d’appréhender la dimension humaine qu’implique l’office du juge et moins encore de jouer le rôle de régulation sociale qui lui est dévolu. Si les juges se rebellaient contre le manque de moyens, la fermeture de l’accès à la justice et le mirage de l’IA, toute la communauté judiciaire les soutiendrait et nous pourrions aller de l’avant. Tout le monde y gagnerait, et en premier lieu les justiciables qui sont les grands perdants de ces réformes.

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