« On veut éloigner les justiciables des tribunaux »

Publié le 29/04/2019

Cela fait presque quarante ans qu’elle exerce au barreau du Val-de-Marne, dont elle est aujourd’hui la bâtonnière. Pascale Taelman est spécialiste du droit pénal et du droit des étrangers, et, selon son expression, « avocate du quotidien ». Aussi passionnée qu’inquiète, elle s’insurge contre l’évolution de la justice. Rencontre à mi-mandat.

Les Petites Affiches

Depuis quand êtes-vous avocate ?

Pascale Taelman

J’ai prêté serment à Créteil en janvier 1980, après avoir étudié à Sceaux et passé mon CAPA à Assas. J’ai fait toute ma carrière dans le barreau du Val-de-Marne. J’ai toujours été avocate du quotidien. Jeune avocate, je faisais beaucoup de pénal, ce qui me plaisait énormément. Par le biais du pénal, j’ai été amenée à faire connaissance avec le droit des étrangers, et plus particulièrement le droit d’asile. Cela a pris le pas sur le reste de mon activité, et je fais aujourd’hui plus de droit des étrangers que de droit pénal.

LPA

Comment avez-vous découvert le droit des étrangers ?

P. T.

Un jour, je faisais une permanence pénale à Créteil ; et j’ai défendu un Tamoul. À l’époque, le séjour irrégulier était pénalisé et ces gens passaient en flagrants délits, qu’on appelle aujourd’hui les comparutions immédiates. J’ai rencontré cet homme au dépôt, il était terrorisé à l’idée d’être renvoyé au Sri-Lanka. J’ai découvert avec lui un monde que j’ignorais complètement. À l’époque, je ne savais même pas d’où venaient les Tamouls. Cet homme m’a beaucoup touchée. J’ai réussi à le tirer d’affaire en matière pénale. À l’époque, si vous pouviez justifier d’une relation de travail ancienne, vous deviez être régularisé. Quand il est sorti du dépôt, sa situation a été régularisée. Il m’en a voué une grande reconnaissance et m’a envoyé plein de ses copains, pour des questions de séjour et d’asile. C’est comme ça que cela a commencé.

LPA

Pourquoi avoir choisi le droit des étrangers comme spécialité ?

P. T.

C’est une matière qui me plaît énormément, car elle est en mouvance constante et me fait rencontrer des situations humaines souvent terribles mais passionnantes. Je fais toujours un peu de pénal. Je n’avais à l’époque aucune formation en droit des étrangers. J’avais une formation de civiliste, de judiciaire, pas du tout de droit administratif. Avec le droit des étrangers on fait surtout du droit administratif. J’ai appris sur le tas. Maintenant j’ai la spécialisation de droit des étrangers.  

LPA

Vous êtes bâtonnière du Val-de-Marne depuis janvier 2018. À quand remonte votre engagement pour la profession ?

P. T.

J’ai eu dès le début une activité syndicale au sein du Syndicat des avocats de France (SAF). J’en ai occupé, au fil des années, toutes les fonctions : militante de base, présidente de section locale, trésorière, secrétaire générale, vice-présidente et enfin présidente, avant de redevenir militante de base. J’entame ma deuxième année comme bâtonnier du Val-de-Marne. Outre mon activité syndicale, je me suis fait connaître de mon barreau en animant les commissions droit pénal et droit des étrangers, avant même d’être membre du conseil de l’ordre. J’ai également été présidente de l’Association européenne des avocats démocrates. Une association d’associations d’avocats de gauche, sur la ligne du SAF, regroupés en une association européenne.

LPA

Pourquoi avez-vous eu envie de représenter la profession ?

P. T.

Ce métier d’avocat, je ne me vois pas l’exercer en faisant mes 35 heures et en rentrant me coucher. Dans un domaine comme le mien, il y a une vraie implication sociétale. La défense de la profession est à mon sens indispensable à la défense de l’état de droit et de la démocratie. Nous ne sommes pas juste des techniciens, des marchands de droits, mais des acteurs de la société. En tout cas, nous devrions l’être !

LPA

Quels sont vos combats de bâtonnière ?

P. T.

Malheureusement, il faut tellement combattre contre ce que l’on nous prépare que l’on n’a pas beaucoup le temps de construire. Depuis un an, on est dans la réaction permanente. C’est épuisant et chronophage mais on n’a pas le choix car la loi de programmation pour la justice est très inquiétante. Avant cela, on avait eu à réagir sur l’État d’urgence permanent qui impacte énormément la défense pénale. On doit également s’opposer à l’édification de cages de verre dans tous les palais de justice et dans le nôtre en particulier. À Créteil, aussi ahurissant que cela soit, même le tribunal pour enfant a une cage ! J’aurais aimé avoir un bâtonnat plus calme, être disponible pour entreprendre davantage de choses.

LPA

Avez-vous obtenu des avancées sur les cages de verre ?

P. T.

À Créteil, elles n’ont été ni démontées ni aménagées. Ce sont des cages de verres complètement fermées. Toutes les salles d’audience ont été aménagées comme cela au cours de l’été 2017, sans que les avocats ne soient consultés. Nous sommes rentrés de vacances et les cages de verres étaient là. C’est pourtant contraire aux dispositions européennes, à la présomption d’innocence, à la dignité des gens qui y sont enfermés. Enfermé dans une cage, vous donnez forcément l’image de quelqu’un d’extrêmement dangereux, d’un fauve. C’est également une entrave à la communication entre le prévenu et son avocat. Nous avons multiplié les démarches, d’abord auprès du président du TGI, qui nous a renvoyés vers la Chancellerie. Chancellerie qui, de son côté, répond que chaque chef de juridiction peut prévoir les aménagements qu’il souhaite. Il paraît que ces cages sont là car on est une juridiction sensible. Depuis 39 ans que je suis avocate à Créteil, il y a eu une évasion d’un box. Cela justifiait-il vraiment un tel déferlement de moyens ?

LPA

Si vous n’aviez pas été rattrapée par ces différentes mobilisations, qu’auriez-vous voulu porter ?

P. T.

Je trouve que les progrès technologiques, incontestables, sont aussi une entrave au relationnel et au développement d’une solidarité au sein du barreau. Quand j’ai commencé à exercer, on avait des mises en état tous les mercredis matin. C’était évidemment une très grande perte de temps mais cela permettait de se retrouver. Aujourd’hui, tout se fait par la voie électronique et on ne sort plus de nos cabinets. On ne croise plus les magistrats, ni les confrères. On ne crée pas le lien social et de solidarité qui facilite le quotidien.  Dans ces conditions, cela peut être difficile de demander un coup de main. Par ailleurs, en perdant la connaissance de l’autre, on a perdu également le respect de l’autre. Les magistrats se méfient des avocats, et inversement. C’était moins vrai quand on se voyait. C’est absurde. On a deux fonctions différentes, avec des rôles différents mais aussi indispensables l’un que l’autre.  Chacun doit pouvoir jouer son rôle sans que ce soit un outrage pour l’autre. Je suis persuadée que le manque de contact participe de ce climat.

LPA

Comment recréer un climat de confiance ?

P. T.

Mon ambition c’est de récréer ce lien autrement. Par exemple, par le biais de formations. C’est une obligation professionnelle. Au-delà de cela, il faut, je pense, donner le goût aux confrères de se former, de se retrouver pour réfléchir sur des questions professionnelles, s’interroger sur ce que nous faisons et comment nous le faisons. Il faut organiser des colloques, des petites fêtes. On peut aussi commencer par un colloque et finir par une fête ! Cela ne peut pas faire de mal.

LPA

Comment qualifieriez-vous le barreau du Val-de-Marne ?

P. T.

C’est un barreau jeune, féminin, enthousiaste. Nous sommes environ 570 avocats dont 56 % de femmes, avec une moyenne d’âge autour de 45 ans. La grosse majorité est constituée d’avocats du judiciaire, qui font du droit de la famille, du droit pénal, du droit du travail, ou du droit administratif pour le droit des étrangers. Mais il y a aussi quelques bons avocats spécialistes du droit des entreprises. Il faut le dire, car c’est parfois dommage d’aller à Paris au lieu d’aller voir les avocats du Val-de-Marne.

LPA

Qu’est-ce qui vous inquiète dans le projet de loi qui vient d’être voté ?

P. T.

En premier lieu, la restriction de l’accès au droit. On constate une volonté d’éloigner le justiciable des tribunaux à travers la dématérialisation des plaintes : les justiciables devront désormais passer par des plates-formes pour déposer plainte. On la retrouve aussi à travers la refonte des tribunaux d’instance dans le TGI, qui, à n’en pas douter, mènera à la fermeture de tribunaux d’instance à très brève échéance. La loi prévoit de regrouper tous les services au sein du TGI. On va vider de leur contenu les tribunaux d’instance. Certains tribunaux d’instances seront spécialisés sur certaines matières, ils seront compétents pour certains sujets mais pas sur d’autres. Or la richesse du tribunal d’instance c’est la diversité du contentieux et la proximité du justiciable. Si vous le videz de son activité, dans quelques années on nous dira qu’il ne sert à rien et qu’on peut le fermer. Il ne faut pas être dupe.

De même, les injonctions de payer sortent de la compétence du tribunal d’instance et seront traitées sur une plate-forme. Que restera-t-il de l’imagination juridique et judiciaire ? Certains juges d’instance sont à l’origine d’une jurisprudence imaginative. Je pense notamment au droit de la consommation et du crédit, dans lesquels on a de superbes interprétations de la loi par des juges d’instance qui ont permis de rétablir l’équilibre entre le pot de fer et le pot de terre.

LPA

Comment cela est-il vécu ici ?

P. T.

Mal, et pas pour des raisons corporatistes. À titre personnel, cela m’arrange que tout soit regroupé à Créteil, et de ne plus devoir faire des allers-retours à Sucy, Villejuif ou Saint-Maur. C’est pour les justiciables que c’est dérangeant. Les juges d’instance sont très inquiets et les greffiers aussi. D’ailleurs, dans les manifestations qui ont eu lieu depuis le mois de mars dernier, il y avait bien sûr des avocats et magistrats, mais les personnels de greffe étaient très représentés.

LPA

Qu’a fait le barreau du Val-de-Marne ?

P. T.

Le barreau tout entier a été très mobilisé, au-delà du petit noyau dur des avocats traditionnellement engagés. Nous avons fait 5 semaines de grève. Pendant deux mois, nous avons organisé des petits-déjeuners tous les lundis matin, pour expliquer le projet de loi aux citoyens qui passaient aux abords du tribunal. Il y avait des sessions d’assises. Les jurés arrivaient pour la première fois dans un tribunal et nous leur expliquions que bientôt on ne les dérangerait plus, car des tas d’affaires criminelles ne passeront plus devant une cour d’assises populaires. Nous expliquions aux gens qui passaient pourquoi nous étions mobilisés et nous leur faisions signer une pétition, qui a été beaucoup signée et que j’ai transmise à tous les parlementaires du Val-de-Marne. Je n’ai eu qu’une réponse, celle du sénateur d’Ivry.

LPA

Comment se fait-il que vous n’ayez pas été plus entendus ?

P. T.

C’est une très bonne question ! Je pense qu’on a joué de malchance car on a été court-circuités par le mouvement des « gilets jaunes ». Il est plus vendeur pour les médias de parler de pavés qui volent que de distribution de chouquettes au public au TGI de Créteil ! La presse s’est en tout cas peu intéressée à cette question, malgré les rapports du Défenseur des droits et de la Commission consultative des droits de l’Homme. Pourtant, ces rapports affirment avec force l’existence d’une fracture numérique. Le Défenseur des droits estime que 30% de la population restera sur le bord de la route. C’est énorme ! Tout le monde n’a pas le langage et la technicité numérique. Dans les domaines où cette dématérialisation est déjà en place, on voit que ça ne fonctionne pas. Je prends l’exemple des préfectures. Pour obtenir un rendez-vous en préfecture afin de demander un titre de séjour, on ne fait plus la queue devant la préfecture. On doit désormais prendre un rendez-vous numérique. Mais vous pouvez essayer de prendre rendez-vous tous les jours pendant six mois sans y parvenir. Nous, avocats, avons trouvé la solution suivante : nous saisissons le tribunal administratif en référé. Nous venons avec nos captures d’écran tous les jours de la semaine, et montrons, preuve à l’appui, qu’il n’y a pas de rendez-vous disponibles. On obtient ainsi des juges qu’ils donnent l’ordre à la préfecture de donner un rendez-vous. C’est l’absurdité la plus totale, et on ne peut pas dire qu’un tel système continue à désengorger les tribunaux !

LPA

Avez-vous pesé sur les débats ?

P. T.

Il faut appeler un chat un chat : on s’est foutu de nous ! Après le grand mouvement national de mars 2018, la Chancellerie a proposé une concertation avec notre représentation nationale. Le Conseil national des barreaux (CNB) a ainsi participé à des travaux pendant des mois et obtenu quelques avancées. Mais dès que la loi a été examinée à l’Assemblée, les parlementaires LREM ont déposé des amendements qui ont déconstruit toutes ces avancées, sans que le gouvernement ne s’y oppose.  En clair, on nous a fait travailler pendant six mois pour rien. Il n’y a pas eu de concertation. Les sénateurs ont essayé de rendre la loi plus acceptable. L’Assemblée nationale, comme un seul homme, a voté pour un retour au point de départ. Maintenant la loi est au Sénat pour la deuxième lecture. Le Sénat a indiqué que compte tenu de l’opposition de la majorité des professionnels du droit, il fallait mettre la réforme de la justice dans le grand débat. Ils n’ont pas eu gain de cause.

LPA

Vous qui êtes avocate depuis tant d’années, qu’est-ce que ça vous fait de voir cette situation ?

P. T.

Cela me désespère. Cela ne m’inquiète pas pour la profession elle-même. Les lois changent tout le temps, on sait muter, s’adapter, devenir des médiateurs. Cela m’inquiète pour la qualité de l’accès au droit. Et un État qui perd en accès au droit perd en démocratie et risque de gagner en violence. Je crois vraiment que quand on ne peut pas faire reconnaître ses droits et qu’on se sent confronté à une injustice que l’on ne peut pas faire trancher, ça peut rendre les gens violents.

LPA

Ça vous a déjà donné envie d’arrêter ?

P. T.

Oh non, pas encore (rires). En revanche, l’avantage de l’âge fait que si ça devient trop critique, je pourrai arrêter. Le métier d’avocat reste malgré tout un très beau métier.