« L’efficacité de la justice ne doit pas se faire au détriment des droits et libertés des justiciables »

Publié le 22/11/2018

Parole rare dans le monde de la justice, les juges d’instruction s’expriment peu dans les médias. Quand ils le font, c’est pour représenter l’ensemble de la profession, à l’instar de Pascal Gastineau, président et voix de l’AFMI (Association française des magistrats instructeurs). Aujourd’hui juge d’instruction à Paris, vice-président chargé de l’instruction au pôle financier, le magistrat se montre préoccupé par les conséquences potentielles du projet de loi de programmation de la justice. Dans la cafétéria du nouveau Tribunal de Paris, cube de lumière qu’il apprécie notamment pour son aspect ouvert à tous, il parle sans phare des doutes de l’ensemble de la profession face aux mesures du projet de loi et des enjeux démocratiques qui en découlent.

Les Petites Affiches

Vous êtes depuis trois ans le président de l’Association française des magistrats instructeurs. Vous avez un parcours varié et riche. Pourriez-vous rappeler ce qui a précédé votre prise de poste en 2017 comme magistrat instructeur au pôle financier ?

Pascal Gastineau

Après une formation généraliste (Essec, Sciences Po et puis droit), j’ai vécu une carrière dense d’avocat international, qui m’a amené à être très actif dans les pays hispanophones. J’ai assisté nombre d’entreprises françaises qui avaient besoin de conseil en droit international. J’ai eu aussi des dossiers très intéressants en Espagne en défense, notamment, de victimes de la fameuse affaire de corruption généralisée à Marbella en 2006 qui a entraîné la révocation de l’entier conseil municipal. Deuxième volet de mon activité : la défense et la représentation de parties civiles nombreuses dans des grandes escroqueries financières, notamment un dossier qui m’a occupé pendant dix ans, l’affaire Lipsky (NDLR : 350 militaires victimes d’une escroquerie internationale, victimes de placements, proposés sur des bases aériennes de Dakar, Libreville, Djibouti).

J’ai voulu embrasser la carrière de magistrat parce que la vie est trop courte pour n’avoir qu’un seul métier et qu’il était intéressant de pouvoir saisir l’opportunité de la passerelle de l’intégration directe. Une fois ce parcours du combattant derrière moi, j’ai décidé d’accepter la proposition qui m’était faite d’aller dans le Pas-de-Calais, à Arras. J’ai été passionné par le métier de juge d’instruction, exercé dans une juridiction de bonne taille ; j’ai eu affaire à des dossiers variés. J’ai pu ensuite aller à Lille au service général, puis j’ai créé le 2e cabinet Jirs (juridiction inter-régionale spécialisée) financier, et après sept ans passés loin de Paris, j’ai sollicité et pu intégrer le pôle financier à Paris. J’ai pu travailler avec une très grande indépendance, mais aussi une autonomie, avec cette obligation de sortir autant de dossiers qu’il n’en rentre. Ce qui est drôle, c’est qu’en tant que juge d’instruction, on a la même préoccupation rationnelle de gestion des flux de dossiers que lorsque l’on gère un cabinet d’avocats.

LPA

Quelles sont néanmoins les contraintes les plus importantes de votre quotidien ?

P. G.

Les contraintes objectives opérationnelles qui s’imposent à vous : les délais imposés par la gestion de l’enquête, de la garde à vue, de la détention, où l’on ne peut pas attendre. On ne négocie pas avec les délais. Quand on est magistrat instructeur, il est impossible de demander un renvoi comme peuvent le faire les avocats. Le magistrat est soumis à tous les délais de la procédure pénale, dont la violation ou la rupture conduit à l’annulation. Les délais sont essentiels. Un juriste allemand, Jhering, disait que la procédure était la fille de la liberté. Parfois on peut penser que cette pensée est surfaite, mais si l’on composait avec les délais, ce serait la fin de la démocratie ! (rires)

LPA

Vous insistez beaucoup sur la notion d’indépendance de la fonction de juge d’instruction. Est-on assez conscient de ce privilège ?

P. G.

Son indépendance est un luxe dont on n’a pas réellement conscience. Se rend-on suffisamment compte de l’intérêt de pouvoir mouvementer l’action publique, alors que le parquet a décidé de classer sans suite, et d’instruire une plainte avec constitution de partie civile ? Même s’il y a des réquisitions de non-informer, le juge d’instruction peut décider par une ordonnance de passer outre, de continuer, de saisir des enquêteurs et de poursuivre les investigations. Beaucoup de grands dossiers ont été ouverts grâce à une plainte avec constitution de partie civile (comme dans l’affaire des « biens mal acquis », où l’association Transparence Internationale France a pu se constituer partie civile) qui sont ouverts à la diligence d’une association. Naturellement, on imagine que cela sera toujours le cas à l’avenir, mais dans le projet de loi de programmation de la justice, qui ne supprime pas pour autant le juge d’instruction, un coup sévère est porté à celui-ci.

LPA

Quelles sont les raisons principales de vos inquiétudes ?

P. G.

Il y a plusieurs points qui posent problème unanimement à l’AFMI : d’abord, l’extension des pouvoirs du parquet en matière de techniques d’enquête et d’investigation, que ce soit l’interception des correspondances ou les techniques spéciales d’enquête. Ce n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour le juge d’instruction, mais pour le justiciable en général, en termes de ses droits et libertés. Ainsi, le justiciable est moins bien loti dans une enquête du parquet car il est moins bien protégé. Pour rappel, le parquet n’est pas indépendant, puisqu’il a à répondre à une double hiérarchie, institutionnelle – comme porteur d’une politique pénale et fonctionnelle – dans le mode de fonctionnement interne. L’AFMI se range à l’avis du Conseil d’État sur ce point, qui dit qu’en l’état, le texte – du projet de loi – n’est pas acceptable et qu’il pourrait même être sanctionné par le Conseil constitutionnel. Même si vous organisez un contrôle par le juge des libertés et détention – dont on sait qu’il est submergé de dossiers, que par manque de temps il n’aura pas de continuité dans le suivi de l’information – on imagine bien que le parquet qui va décider de mesures spéciales, de techniques d’enquête intrusives portant atteinte nécessairement aux libertés, sera moins bien qu’un juge d’instruction qui est un juge indépendant, dont tout le travail d’investigation va pouvoir être discuté ensuite au cours de l’information. Cela est très important. L’enquête du parquet n’est jamais contradictoire. Le parquet travaille en silence, dans l’ombre, puis il termine son enquête, soit en la confiant à un juge d’instruction, soit il l’arrête en estimant qu’il est allé jusqu’au bout, et que les gens peuvent être jugés. Bien sûr, les acteurs du procès vont être entendus par les enquêteurs, juste avant l’audience, mais sans ce travail de débat contradictoire qui consiste à pouvoir interroger les gens, à recevoir des demandes d’actes d’avocats. C’est tout l’avantage du juge d’instruction que de permettre un dialogue contradictoire avec les avocats. Dans le cadre d’une enquête du parquet, on n’a pas ce luxe. D’un autre côté, je reconnais qu’on peut reprocher au juge d’instruction d’être un peu lent.

En somme, il est plus facile de juger une affaire instruite dans le cadre d’une information judiciaire, plutôt qu’une affaire qui a fait l’objet d’une enquête préliminaire. La question est : faut-il réserver le juge d’instruction pour des dossiers les plus techniques et les plus complexes ?

LPA

Justement, que pensez-vous de cette option ? Ne serait-ce pas dangereux de « limiter » le recours au juge d’instruction ?

P. G.

Il faut se garder de toute conclusion hâtive en la matière. Des affaires non techniques comme peuvent l’être des affaires de nature sexuelle ou de crimes de sang, peuvent être des affaires assez « simples ». Souvent les affaires qui donnent lieu au plus grand concert médiatique, ce sont les affaires « simples » et non des affaires « complexes » comme celles du « dieselgate », les dossiers d’accident collectif ou de santé publique. Et c’est pour cette raison que le juge d’instruction est toujours utile. Je pense qu’il ne faut pas retirer certaines affaires au juge d’instruction, mais plutôt réfléchir à la façon dont on va améliorer les performances du juge d’instruction.

LPA

On parle en effet d’une justice sous l’eau. Quelles sont vos pistes à ce propos ?

P. G.

D’abord, il faut doter le juge d’instruction d’un outil informatique efficace, un applicatif métier (logiciel informatique qui permet de gérer son activité professionnelle), qui s’appelle Winstru. Les juges d’instruction ont essayé d’adopter Cassiopée (logiciel mis en œuvre dans les TGI qui permet d’enregistrer les informations et procédures judiciaires), comme outil applicatif informatique. Sauf que cela ne fonctionne pas, car Cassiopée n’est pas conçu pour être un applicatif métier. Tous les jours, en tant que juge d’instruction, j’édite une commission rogatoire, une ordonnance d’interception d’écoute téléphonique, une saisine du juge des libertés et détention, en vue d’une détention provisoire. Et j’ai besoin d’un outil qui génère ces textes. Quand je convoque un débat qui aura lieu ou un interrogatoire, ma greffière génère des convocations. Winstru permet de le faire et prend en compte toutes les données inscrites dans sa base de données, le nom de l’avocat, la date de l’affaire, le réquisitoire. Quand il génère la convocation, elle est parfaite. La difficulté avec Cassiopée, est qu’on a essayé d’y inclure après coup un applicatif métier destiné au juge d’instruction qui est source d’erreurs dont certaines peuvent être fatales. À l’AFMI, nous militons donc pour être autorisés à garder et moderniser Winstru, ce qui est tout à fait possible.

Deuxième nécessité : il faut encore encourager la cosaisine, puisque la collégialité a été abrogée par manque de moyens. La cosaisine est de plus en plus appliquée, certes, mais il faut encore renforcer l’idée que l’on travaille mieux en équipe que tout seul. Notre troisième axe : simplifier la procédure d’instruction, faire en sorte que les notifications soient plus simples. Un bon exemple est la certification des expertises (psychologiques, psychiatriques, de médecins experts, expertise d’armes, génétiques etc.). Ces expertises doivent être notifiées aux parties, en recommandé. Aujourd’hui, pourquoi ne notifierait-on pas ces expertises par mail ? Dans un dossier comme le Mediator, le coût des expertises approche les 10 000 euros de notifications, plus le temps que cela représente. Dans les dossiers de terrorisme, quand vous avez des centaines de victimes, les prévisions de Code de procédure pénale actuelles ne sont plus adaptées, face à une instruction de masse.

LPA

Sur la comparution différée, l’AFMI est unanimement contre. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

P. G.

Seul le juge d’instruction peut saisir le juge des libertés et de la détention, dans l’hypothèse d’une interpellation et de la nécessité d’avoir une personne détenue provisoire, afin d’éviter qu’elle se concerte avec les autres, qu’elle ne fasse disparaître des preuves, qu’elle ne fuie, ou parce que sa liberté porterait une atteinte démesurée à l’ordre public. Aujourd’hui, le parquet est tenu de passer la main à un juge d’instruction avant de procéder à une interpellation. L’ouverture d’une information judiciaire est indispensable. Demain, il y aura la nouvelle possibilité de détenir provisoirement quelqu’un dans l’attente de résultats, pour éviter d’ouvrir une information si ce n’est pas nécessaire. Mais qui peut dire en avance que l’affaire est en état d’être jugée ? Deuxième écueil : cela présuppose que même avec quelques indices, quelques documents ou valises, il est impossible de remonter une filière. À titre personnel, il m’est pourtant arrivé de démanteler tout un réseau de contrebande de cigarettes… À base des téléphones trouvés sur les jeunes gens arrêtés ! Le parquet voulait envoyer ces gens-là en comparution immédiate mais le tribunal avait exprimé son souhait d’analyser les téléphones et a invité le parquet à mieux se pourvoir, donc à saisir un juge d’instruction. C’est vraiment prendre un risque important que de se passer du juge d’instruction. Et, peut-être est-ce un procès d’intention, mais il ne faudrait pas que cette comparution différée (limitée à deux mois) soit progressivement étendue. Par ailleurs, je ne vois pas avec quels moyens (vérifications, maîtrise des techniques d’enquête…) et quel temps le président du tribunal correctionnel pourra surveiller la détention provisoire.

LPA

Le projet de loi veut une justice plus rapide et efficace. Mais cela peut-il fonctionner ?

P. G.

La justice sera plus rapide, sans doute, mais tout dépend de ce qu’on appelle efficacité. Je crois que ça sera au détriment des droits et libertés du justiciable. Cette efficacité devra être discutée car elle ne peut pas s’écrire à n’importe quel prix. L’avis du Conseil d’État dit d’ailleurs en substance qu’il paraît difficile de penser que le principe de l’efficacité de l’enquête soit suffisamment importante pour justifier de l’atteinte aux droits et libertés. Progressivement on va se rendre compte que le parquet a des pouvoirs de plus en plus importants. À la fin de l’année, au moment du bilan statistique des ouvertures d’informations, on va réaliser un nombre moindre d’ouvertures. Logiquement, on va créer moins de postes de juge d’instruction l’année suivante. Et il y aura encore moins d’ouvertures… Est-ce que ce n’est pas alors la fin annoncée du juge d’instruction…