« L’objectif réel est d’éloigner les jurés des formations de jugements »
Président de l’Association des avocats pénalistes (ADAP) depuis 2016, Christian Saint-Palais a défendu des clients aussi différents que Nabilla Benattia, pour violences aggravées sur son compagnon, le braqueur Redoine Faïd, ou encore Romain Dupuy, schizophrène responsable d’un double homicide. Aujourd’hui, il s’élève contre le principe des cours criminelles, qui sont expérimentées depuis septembre pour une période de trois ans dans sept départements différents. Censées désengorger les assises et apporter une réponse aux trop longs délais de la justice française, Christian Saint-Palais y voit clairement un choix idéologique et une orientation du système judiciaire français qui ne feront qu’accroître la fracture entre justiciables et justice… Entretien.
Les Petites Affiches : Au-delà du contenu de l’expérimentation, vous dénoncez aussi la façon dont la réforme des « assises » s’est mise en place…
Christian Saint-Palais : En tant qu’avocats, nous avions participé, par diverses associations, dont le CNB, le conseil de l’ordre et moi, en tant que président de l’ADAP, à de nombreuses réunions de grande qualité. Ce qui était envisagé n’était pas une réforme d’envergure, mais porterait sur des améliorations que les professionnels pouvaient inspirer par les réflexions nées de leur pratique. Mais jamais dans ces débats nous n’avons évoqué le jugement des affaires criminelles et la composition des assises. À l’annonce du lancement de l’expérimentation, ma première réaction a été la surprise, mais aussi la déception : d’une part, nos propositions pratiques n’ont pas été prises en compte par nos interlocuteurs, et d’autre part, nous déplorons l’émergence de ce nouveau thème, pas si nouveau d’ailleurs, avec la tentation pour certains de réduire le rôle des jurés, jusqu’à, d’après moi, leur élimination totale.
LPA : Pourquoi parlez-vous d’élimination ?
C. S.-P. : Je pense que la cour criminelle est un pas supplémentaire dans le mouvement qui tend vers la suppression des jurés. Parce que des atteintes se sont précédemment produites, notamment en 1986, avec l’instauration des cours d’assises spéciales ou encore les débats lancés par un procureur général d’Aix-en-Provence, qui souhaitait que les cours d’assises spéciales voient leurs compétences s’élargir à l’examen de toutes les affaires criminelles, pour tous les faits commis en bande organisée, l’argument étant celui de la complexité des affaires à laquelle les jurés ne seraient pas aptes. C’était sans compter sur la réduction du nombre des jurés. Lorsque j’ai débuté, nous avions douze membres, neuf jurés et trois magistrats professionnels, et la majorité pour dire la culpabilité était fixée à huit personnes sur douze. Nous avions alors une majorité qualifiée, car nous voulions être sûrs que la décision qui serait prise serait entourée de garanties, que la culpabilité était certaine pour un nombre suffisant de personnes – ce qui, par ailleurs, n’est pas rien dans la façon dont le condamné reçoit cette décision. Aujourd’hui, nous avons renoncé à la majorité qualifiée. Dans les cours d’assises spéciales, on se retrouve avec des condamnations à la perpétuité basées sur la nécessité d’avoir trois personnes, véritable peau de chagrin, alors qu’il y a à peine trente ans, elles étaient encore huit ! Malheureusement, nous nous y sommes accoutumés, et peut-être avons-nous baissé un peu notre vigilance. Mais je remarque, ces réformes sont toujours introduites quand il s’agit de terrorisme, et lorsqu’on parle de terrorisme, la vigilance s’émousse.
« La cour criminelle est un pas supplémentaire vers la suppression des jurés »
Sur la réduction du nombre de jurés, je déplore un manque de cohérence criant : au début, on disait qu’il y avait des affaires tellement graves que les jurés pourraient avoir peur de venir siéger, pour le terrorisme, par exemple. Puis qu’il y avait des affaires tellement complexes qu’on allait le leur en retirer l’examen car ils n’en seraient pas capables ; et aujourd’hui, on dit qu’il y a des affaires qui sont finalement moins graves et qui ne méritent pas l’examen par les jurés ! Cela n’a pas de sens. L’objectif réel est d’éloigner les jurés des formations de jugements.
LPA : Quel serait le but de cette démarche ?
C. S.-P. : Cela relève d’une conception philosophique de l’État de droit. Pour certains, le citoyen n’est pas apte à comprendre une situation que les professionnels se croient les seuls aptes à maîtriser. Concernant les magistrats, je peux le comprendre aisément, partant du principe qu’ils ont suivi une formation dans l’espoir de bien juger. Mais moi, au contraire, je considère que tous les citoyens, à partir du moment où on leur explique les choses, sont capables d’appréhender une situation et de choisir une peine. En tant qu’avocats, nous ne pensons pas un seul instant que les peines prononcées par les jurés pourraient être plus clémentes que celles des jurés professionnels. Je crois à la conscience citoyenne de chacun. Mais surtout, je pense que la décision rendue par des citoyens a davantage d’autorité que celle rendue par des professionnels, dont la légitimité d’ailleurs est de plus en plus contestée aujourd’hui. Et ce qui importe précisément dans un État de droit, pour assurer sa stabilité, c’est l’autorité des décisions de justice. Quand se produit un contentieux, en matière pénale, un trouble à l’ordre public, en matière criminelle, un trouble très grave à l’ordre public, il faut, qu’après le temps de la défense, la condamnation soit in fine acceptée par tous, plaignant comme accusé. Lorsque la décision est rendue par des citoyens, elle est moins contestable philosophiquement. Voilà des hommes tirés au sort, sans aucune culture juridique, qui ont entendu tout le monde, qui ressemblent tant aux parties civiles qu’à l’accusé, et qui ont pris une décision.
La cour criminelle est l’une des principales mesures de la réforme de la justice (L. n° 2019-222 du 23 mars 2019, art. 63), promulguée le 23 mars 2019. Elle doit permettre de « rendre plus rapide le jugement des crimes et de limiter la pratique de la correctionnalisation », selon l’arrêté du 25 avril 2019. Sept départements sont concernés par l’expérimentation : les Ardennes, le Calvados, le Cher, la Moselle, la Réunion, la Seine-Maritime et les Yvelines. L’expérimentation est prévue pour durer 3 ans à compter du 13 mai 2019. La première audience devant une cour criminelle s’est tenue le 5 septembre 2019 à Caen.
LPA : Vous accordez une grande importance au rôle des jurés…
C. S.-P. : Je le vois dans mon quotidien car c’est l’argument que je présente à ceux que je vais voir au lendemain d’un verdict et qui ne l’acceptent pas. Quand la décision vient de jurés non professionels, cela permet au condamné de faire plus facilement le chemin de l’acceptation de la peine. C’est un élément qui n’autorise pas à la rejeter en bloc et qui permet de contrecarrer l’idée d’un « juge qui me ressemble si peu, d’un juge qui me méprise parce qu’il est juge ». De plus, les jurés rentrent chez eux en ayant exercé la justice. Ils voient le fonctionnement de la justice de l’intérieur, changeant ainsi de regard sur les juges professionnels. D’ailleurs, toutes les expériences de jurés rapportées par la presse retiennent une expérience humaine bouleversante, qui leur permet de découvrir la complexité du passage à l’acte criminel, ce qui me paraît essentiel, et leur permet de se débarrasser de l’idée sommaire sur la nature de l’auteur d’un crime, mais aussi sur la sanction. Ils en mesurent la difficulté (aménagement, régime pénitentiaire) et voient de très près l’investissement des magistrats professionnels et mesurent le poids de cette charge. Et ce n’est pas indifférent que chacun rentre chez soi, dans les communes, dans les villes, et rapporte l’image positive qu’ils retirent de la justice. En cela réside le lien entre le peuple et la justice, garantie de la cohésion d’un État de droit.
LPA : Pour vous, ces cours criminelles constituent une réforme très profonde. Pourquoi ?
C. S.-P. : Face au problème de la longueur de traitement des affaires criminelles, on peut choisir de mettre de l’argent sur la table et multiplier les sessions d’assises, ou l’on peut choisir de supprimer les cours d’assises. C’est ce dernier choix qui a été fait, alors que tout le monde reconnaît que les audiences fonctionnent bien, qu’elles ont de la « tenue », ce à quoi les parties, civiles ou accusés, sont extrêmement sensibles pour admettre la décision in fine rendue. À mon sens, ce n’est donc pas une expérimentation mais la poursuite de la réforme profonde qui a été commencée en 1986. Cela est d’autant plus visible qu’il ne faut pas négliger dans cette loi la suppression du principe de l’oralité. On a institué une nouvelle procédure dans les cours criminelles : on autorise désormais les assesseurs à connaître le dossier avant de rentrer dans l’audience, et toute la cour à délibérer avec le dossier écrit de l’instruction. Je suis opposé à cette réforme de la procédure pénale car l’oralité des débats, ce n’est pas seulement parler ! Cela signifie que les jurés qui vont délibérer, sans le dossier, sans l’avoir connu avant, ne sont instruits que par ce qui a été débattu. Tous les avocats, ainsi que le président, disposent de tout le dossier écrit de l’instruction et les débats oraux vont être orientés au regard de la procédure écrite. Mais nous sommes tenus de débattre de tout, si nous voulons convaincre les jurés de la pertinence de nos arguments. Cela prend du temps, et c’est essentiel car l’on peut réaliser que l’accusation s’est fourvoyée ou que malgré les dénégations très bien orchestrées par l’accusé, on se rend compte que l’accusation est parfaitement fondée.
« Les jurés nous obligent à ne pas nous laisser aller. Ils nous rappellent à notre devoir d’être attentifs »
Désormais, c’est la procédure de la correctionnelle. Donc quand j’entends qu’on va juger des crimes comme les crimes, ce n’est pas vrai. On va juger des crimes comme des délits, puisqu’il n’y aura que des magistrats professionnels, et que le principe de l’oralité des débats a été abandonné. Avec cet avortement du débat, qui se réduit à un débat entre seuls professionnels, l’idée d’aller plus vite prend le dessus. Alors que la justice a besoin du doute. Devant des jurés vierges de toute pratique judiciaire, nous nous autorisons à plaider la force du doute, tout en adressant parallèlement aux trois magistrats. Je suis très attaché à la professionnalisation des magistrats, mais ce qui m’intéresse, ce sont les regards croisés, entre professionnels aguerris qui connaissent la loi, et les citoyens dont je ne méprise pas la grandeur de conscience. Quand on voit l’intérêt qu’ils portent aux affaires, c’est fabuleux. Ils ne font jamais preuve d’aucun relâchement. Les jurés nous obligent à ne pas nous laisser aller. Ils nous rappellent à notre devoir d’être attentifs à tout ce qui se dit, à ne pas interrompre un témoin. Dommage également que cette loi autorise désormais à interrompre le témoin.
LPA : Mais on ne peut nier la longueur des délais de la justice en France. Que préconisez-vous pour les réduire ?
C. S.-P. : Je ne dis pas que les juges professionnels vont mal juger. Techniquement, les juges sauront faire, prendre des décisions, organiser un débat. Les cours d’assises savent rendre des décisions d’acquittement, de condamnations, savent organiser des débats longs. Techniquement on peut le faire, mais c’est un changement d’approche. On renonce à ce qu’on considérait comme un luxe et qui était en fait une succession de garanties procédurales, qui pour moi, sont nécessaires. Concernant les délais, il faut s’accoutumer à cette idée que le temps judiciaire est plus long que d’autres temps, comme le temps médiatique. Cela est nécessaire à l’exercice des droits de la défense. Cette loi vise aussi à réduire les délais de l’instruction en rognant sur les droits de la défense. Désormais, les temps de l’instruction vont être réduits, ce qui répondra à cet objectif d’audiencer plus rapidement les affaires elles-mêmes, puisque ce qui est long en réalité, c’est le temps de l’enquête. Ensuite, il reste à réduire le temps entre la fin de l’enquête et l’organisation de l’audience. Dès lors qu’on limite un peu le temps de l’enquête, il faut mettre des moyens pour organiser davantage d’audiences. Je ne vois pas d’autres solutions. Si nous pensons toujours en termes de coûts et de gestion de stocks, et que nous acceptons des glissements comme ceux que cette loi permet, nous ne pourrons pas arrêter ce mouvement. Nous étions à douze membres du juré nous sommes passés à sept, et nous l’avons accepté, et demain, on nous imposera certainement le chiffre de trois. Et quand il s’agira de terrorisme, je ne suis pas sûr que beaucoup de citoyens ni même d’acteurs judiciaires, ne se lèvent.
LPA : Avez-vous d’autres exemples qui confirment la volonté d’éliminer les jurés ?
C. S.-P. : Aujourd’hui, on peut faire appel exclusivement sur la peine. Des cours d’appel vont ainsi être saisies du contentieux de la peine, alors que la culpabilité sera retenue. Croyez-vous que dans quelques mois on ne va pas entendre des voix s’élever contre le fait de faire venir les jurés simplement sur la peine ? Puisque les jurés ne sont pas des professionnels, ils ne seront pas aptes à des débats techniques, alors pourquoi déranger autant de gens pour quelques années de prison, alors que la culpabilité est acquise ? Je suis sûr que c’est la prochaine étape qui nous attend. Ainsi, même en appel, vous aurez des décisions sans jurés. Bien sûr on regardera les statistiques, les délais, on entendra des accusés se plaindre, mais les arguments posés sur la table montreront que « ça marche » !
LPA : Quelles sont aujourd’hui vos marges de manœuvre pour contester l’expérimentation ?
C. S.-P. : La suppression des jurés est inexorable à terme, mais cela ne veut pas dire que nous renonçons. Je veux en faire un sujet beaucoup plus large que le traitement des affaires criminelles. Quelle que soit la qualité des audiences menées par des magistrats professionnels, à l’ADAP, nous continuerons à dire que nous tenons à un principe et nous essaierons de convaincre pour que politiquement, cette solution ne soit pas acceptée. Nous espérons que les citoyens diront combien, sans le savoir pour l’instant, ils sont attachés à ce fonctionnement de la justice. Car je crois qu’on mesure le degré d’une civilisation à la sophistication de la pensée et du traitement des affaires. Je n’aime pas les approches sommaires de la justice, qui mérite de la réflexion et du temps. Le but est de vivre ensemble, et quand un crime a été commis, la réponse apportée doit apaiser. Et l’on n’apaise pas par une approche à marche forcée, on apaise en prenant le temps et en expliquant.
LPA : En quoi ce sujet dépasse-t-il stricto sensu le monde de la justice ?
C. S.-P. : Voyez quelles sont les revendications des gens en ce moment ! « Nous voulons participer aux décisions. Ne nous confisquez pas notre pouvoir, le fonctionnement de notre État ! ». C’est un mouvement qui irrigue notre pays en entier. Or voilà précisément une institution à laquelle les citoyens sont associés, où chacun prend conscience de sa charge lorsqu’il est tiré au sort. Voilà une institution qui fonctionne bien, où nous amenons volontiers nos collègues étrangers pour leur montrer comment tout cela est huilé, combien ces juges d’un jour sont attentifs. Voilà ce qu’on supprime. Le système des jurés, c’est faire comprendre à chacun qu’en tant que citoyen, il est responsable de sa justice. C’est un devoir de citoyen de se présenter pour participer à la justice de son pays.
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