Professions réglementées : ce qui menace leur avenir, c’est la méfiance de l’Etat

Publié le 30/10/2020

Nouvelles technologies, dérégulation, crise sanitaire, autant de facteurs qui bouleversent les professions réglementées. Et si la vraie menace pour leur avenir résidait dans la méfiance que leur voue l’Etat ? C’est en tout cas la conviction qui émerge du  débat sans tabous qu’ont accepté de mener pour Actu-Juridique Louis Degos, avocat à la Cour de Paris, président de la commission prospective du Conseil national des barreaux (CNB) et Jean-Luc Flabeau, expert-comptable et commissaires aux comptes, président d’ECF, candidat à la présidence du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables (CSOEC). 

Professions réglementées : ce qui menace leur avenir, c'est la méfiance de l'Etat
Photo ©AdobeStock/polkadot

 Actu-Juridique : Depuis quelques années,  les nouvelles technologies révolutionnent tous les secteurs de la vie économique. A votre avis, les professions réglementées sont-elles vouées à disparaitre ou simplement appelées à évoluer ?

 Louis Degos : La question est plus compliquée qu’il n’y parait. La profession d’avocat pense que toutes ces nouvelles technologies la bouleversent, et qu’elle n’a pas forcément les capacités d’investissement pour se mettre à niveau. Elle ressent donc de l’inquiétude. Maintenant si on prend du recul et qu’on regarde ce qu’il s’est passé dans d’autres pays ou d’autres secteurs, je dirais que l’on va vers une nouvelle ère qui n’est pas perçue de la même façon selon les générations. Les jeunes avocats s’emparent de la problématique des legal techs, ils en créent eux-mêmes ; non seulement ils ne sont pas inquiets, mais c’est pour eux un nouveau champ d’activité. A l’inverse, les cabinets installés depuis longtemps, en dehors des plus gros qui innovent en permanence, ressentent de l’inquiétude.

Jean-Luc Flabeau : nous faisons le même constat dans la profession du chiffre. Un grand nombre de fintechs pénètrent sur notre marché, ce qui suscite l’inquiétude dans la profession. Je pense cependant qu’il ne s’agit que de simples outils technologiques. La nouvelle ère qui s’ouvre va permettre, à condition de maitriser ces outils, de donner naissance à une profession augmentée. Le défi pour les institutions consiste à éviter la fracture numérique en accompagnant les confrères et consœurs dans ces changements pour les rassurer sur le fait que ça ne modifie pas l’essence de nos métiers et pour leur permettre de s’adapter dans les meilleures conditions.

Louis Degos : Nous aussi sommes attachés à éviter toute fracture numérique, il faut en effet que les institutions veillent à ne laisser personne sur le bas-côté et que tout le monde prenne le virage.

Actu-Juridique : Si les professions réglementées ne sont donc pas à vos yeux menacées dans leur existence, on observe toutefois des remises en cause importantes de leurs principes fondamentaux…Sont-ils en soi dépassés ou faut-il seulement les adapter ?

LD: L’évolution de la déontologie est un sujet que nous avons beaucoup étudié au CNB. Il me semble que la solution est assez simple. Le coeur des règles de déontologie qui existe depuis des siècles ne bougera pas : l’indépendance d’esprit, l’absence de conflits d’intérêts, le respect du contradictoire…. Simplement ce cœur est devenu pachidermique parce qu’on en est arrivé à réglementer la taille de la carte de visite ou celle de la plaque à l’extérieur du cabinet. Ces règles-là qui sont de nature purement conjoncturelle sont, à mon sens, de nature à exploser. La modernisation de la déontologie est le tout prochain chantier que devra mener la profession.

JLF  : Si nous ne voulons pas que les fintechs et plateformes nous concurrencent sur une grande partie de nos activités, c’est par nos valeurs que nous nous en distinguerons auprès des clients. Pour moi la valeur la plus importante, c’est l’éthique des professionnels, avec l’indépendance et la compétence. Le danger ce sont les pouvoirs publics. Qu’il s’agisse de Bruxelles ou de nos gouvernements successifs , on observe une tendance à rogner nos principes pour qu’on coute moins cher. Alors que ce coût a une explication : notre formation et les exigences qui pèsent sur nous. Il faut résister à la tentation des pouvoirs publics de sacrifier nos principes au nom d’une soi-disant quête de performance pour les entreprises. La grande majorité de nos clients attendent d’ailleurs de nos professions du chiffre et du droit un service de qualité, et quelquefois haut de gamme, apportant une valeur ajoutée, et pas exclusivement une prestation low-cost, incapable de répondre à la complexité grandissante du monde des affaires.

Actu-Juridique : Précisément, voilà des décennies que Bruxelles au nom de la concurrence menace en permanence de bouleverser les règles de vos professions qui n’auraient d’autre objectif que de préserver des monopoles illégitimes….

LD. : En réalité, je crois que la déréglementation n’induit pas forcément la dérégulation. Depuis un quart de siècle en effet, sous l’impulsion de l’Europe, mais aussi dans d’autres régions du monde, les états ne veulent plus cautionner des rentes de situation assises sur des monopoles protégés par la loi. En pratique, l’objectif consiste tout simplement à éviter de faire des jaloux ! Cela ne veut pas dire que nos professions doivent se laisser faire. Au contraire, c’est l’occasion pour elles de se saisir de cette déréglementation pour la réguler elle-même : autrement dit de conserver les règles, même si elles ne sont plus imposées par le législateur, pour offrir des garanties à nos clients. De cette manière, nous sommes conformes à la libre concurrence, mais en nous donnant les moyens d’offrir un service de meilleure qualité. Ainsi nous pourrons cultiver notre différence et notre professionnalisme.

JLF. : On est d’accord sur tout, ce n’est pas si courant entre avocats et experts-comptables ! Nos professions réglementées doivent savoir évoluer pour ne pas mourir. Techniquement, notre monopole de la saisie des opérations comptables est fortement menacé. Juridiquement, il tiendra peut-être, mais c’est à nous surtout de montrer la différence entre notre travail et celui de simples outils technologiques. Nous avons fait nos preuves lors de la crise sanitaire auprès des 3 millions d’entreprises et d’ailleurs le gouvernement nous en a remerciés. C’est à nos professions de dessiner leur futur et pour cela je  reste persuadé qu’il faut qu’on change notre positionnement par rapport aux pouvoirs publics. Nous sommes perçus comme servant essentiellement à collecter l’impôt, charge particulièrement importante dans la période actuelle. C’est ce qui nous vaut une certaine attention de la part de Bercy. Mais notre utilité ne se réduit pas à cela, nous allons devoir développer notre utilité auprès des clients. Lors de la loi PACTE, on nous a accusés d’être des nantis, de représenter un poids pour les petites entreprises – alors qu’on leur coute environ 4 000 euros par an – et on nous a coupé la tête. Il faut réagir.

Actu-Juridique : Il y a un paradoxe dans une société qui cherche la confiance à précisément accuser les professions réglementées d’être des freins, des poids…

JLF : L’éthique, la confiance sont des mots-clefs. Les réglementations actuelles de nos professions ont été édictées en 1945 pour reconstruire la France, aujourd’hui la situation n’est pas comparable, mais l’économie est de nouveau ébranlée. Et là encore pour reconstruire notre économie nous allons avoir besoin de confiance. C’est pourquoi nous souhaitons obtenir un vrai statut de tiers de confiance. Quand un expert-comptable intervient sur un dossier, il faut que l’administration lui fasse confiance et, en échange, accélère les formalités des entreprises ou réduise les délais de remboursement de TVA et autres taxes. C’est extrêmement important. Au lieu de cela, nous sommes confrontés pour l’instant à la défiance.

LD : Je suis à totalement d’accord.  L’expression « tiers de confiance » me plait beaucoup. Nous sommes souvent des intermédiaires ou des interfaces entre nos clients et les pouvoirs publics, donc la confiance est centrale dans nos professions. Sans elle, pas de clients. Grâce à elle nous faisons en sorte que les entreprises se conforment aux règles, ce qui sert les intérêts de l’Etat. Et nous ne recevons en échange que défiance et même méfiance. C’est très clair s’agissant des fiscalistes : dès qu’ils font un montage d’optimisation fiscale ils sont présumés coupables. On nous explique que pour reconquérir la confiance des pouvoirs publics, nous devrions entamer la confiance de nos clients ; ils nous demandent de surveiller, dénoncer, d’être des gendarmes. Mais nous ne pouvons pas dévoyer nos missions pour plaire aux pouvoirs publics, le prix à payer est trop élevé. C’est une dénaturation de notre raison d’être et donc du service que nous fournissons à nos clients qui est déjà un apport considérable pour le respect de la loi et les garanties d’un État de Droit.

JLF : On nous pousse en effet à devenir des inspecteurs fiscaux privés, or ce n’est pas notre rôle. Accessoirement, ce n’est pas ainsi qu’on va attirer de nouveaux talents dans nos cabinets. Nous avons l’expérience de la lutte anti-blanchiment. Il est évident que nous voulons y contribuer, c’est très important pour l’économie, mais pas comme on nous le présente, toujours sur le mode de la défiance. Nous devons veiller au positionnement de nos institutions pour qu’elles ne soient pas trop complaisantes avec les pouvoirs publics.

LD : Tout est lié, d’abord on nous déréglemente, ensuite on cesse de nous considérer parce que, comme on nous a déréglementé, la profession règlementée n’est plus, ou n’est pas plus qu’une legatech ou qu’un prestataire de services juridique lambda…

Actu-Juridique : N’est-ce pas le moment pour les professions réglementées de se rapprocher  pour défendre leur utilité de la même manière qu’elles ont combattu la réforme des retraites côte à côte ?

JLF. : L’évolution va dans le sens des structures pluridisciplinaires, parce que le client le demande.  Mais nous devons faire attention au mélange des genres. Chacun a sa spécialité et doit se garder d’en sortir. C’est pour cette raison que je continue à critiquer fortement les dispositions de la loi PACTE autorisant les commissaires aux comptes à faire du conseil, y compris en matière juridique. Bien que cela aille apparemment dans notre sens, c’est en réalité une véritable folie. Par le seul lobbying des grands réseaux pluridisciplinaires, c’est toute la profession qui est exposée et devra répondre de futurs scandales financiers. On se met en danger. Pour répondre plus directement à votre question, je pense en effet que face à la nouvelle ère qui s’ouvre, il faudra que nous fassions front commun car nous avons de nombreuses valeurs communes à défendre.

LD : Cette querelle de périmètre qui a débuté quand les clients ont demandé un guichet unique pour résoudre tous leurs problèmes administratifs, juridiques et comptables, et que la loi PACTE a remis à l’ordre du jour, me fait penser à un différend entre deux pays frontaliers. Ce sont des altercations de frontières qu’il faut régler comme telles. En droit international public, dans ce genre de situation, les états doivent se positionner. Ici le positionnement doit s’exercer par rapport au métier et à la demande du client. La possibilité pour les commissaire aux comptes de faire du droit se heurte à trois obstacles. D’abord la compétence, car cela nécessitera de se mettre à niveau ; dans quelle mesure peuvent-ils investir ce temps et cet argent à se former ? Le deuxième obstacle réside dans l’accroissement exponentiel des responsabilités professionnelles dans tous les métiers. Je vois des commissaires aux comptes courir des risques actuellement dont ni eux ni leurs assureurs n’ont conscience. Quand ça va éclater, ça risque d’exploser fort. Enfin, conseiller c’est prendre parti et ça me parait compliqué pour un commissaire aux comptes, car cela crée du conflit d’intérêts et oblige à la délicatesse envers clients et anciens clients. Pour résumer, je dirais : l’interprofessionnalité oui, l’amalgame non.

Actu-Juridique : Quel peut être le rôle des institutions dans la préservation de la réglementation, voire dans la capacité de la réinventer dès lors qu’elle ne viendrait plus des pouvoirs publics ?

JLF : Le plus important pour nous, c’est la reconnaissance des clients. Celle des pouvoirs publics ne nous intéresse pas beaucoup parce qu’elle est très versatile. En ce moment, ils nous remercient de tout ce qu’on a fait pendant la période du COVID, mais ils vont vite oublier. Donc nos institutions doivent faire preuve de fermeté pour préserver cette confiance.  Une profession réglementée doit agir en faveur de ses clients et en particulier des plus faibles.

LF : Je souscrits à 100% à ce que dit Jean-Luc Flabeau. Et pour répondre à votre question, je pense en effet que nos professions pourraient faire front commun. Si du jour au lendemain il n’y avait plus de comptabilité ni de respect de la loi dans le monde économique, l’Etat serait bien embarrassé. Car l’objectif de l’entreprise c’est de produire, pas de « faire des comptes » ni de « faire du droit ». C’est grâce à nous que tout cela est en ordre. Et malgré tout, l’Etat se méfie de nous. Qu’il fasse ses comptes, sérieusement. On nous parle de rente de situation. Mais 40% des avocats gagnent moins de 36 000 euros par an, on ne peut pas parler de nantis, il faut déciller l’Etat et il verra qu’il n’y a que des avantages à se décharger de ses missions auprès de professions privées.

JLF : Lors du changement de système d’impôt sur le revenu, le ministre du budget de l’époque nous a dit qu’il était hors de question que les experts-comptables facturent. Nous l’avons fait quand même et les clients ont compris car on leur a rendu un véritable service. Sur le tiers de confiance, pourquoi ça ne fonctionne pas, parce que l’Etat voudrait qu’on devienne le support de l’administration fiscale. Mais si nous faisons cela, je rejoins Louis Degos, nous ne servons plus l’intérêt des clients.

LD : C’est précisément en assurant notre rôle de conseil que nous sommes utiles à l’Etat. Et pour être de vrais conseils, nous ne pouvons pas être assujettis à la doctrine de l’Etat.

Actu-Juridique : Etes-vous optimistes pour l’avenir de vos professions ?

 LD : Je suis optimiste de nature, et en l’espèce aussi, mais si et seulement si on s’empare des questions à traiter.  Oui nous vivons une mutation, mais c’est aussi un facteur d’émulation. Et puis le besoin de droit a explosé. Nous avons besoin de leaders qui vont prendre en main ces évolutions. Le danger consisterait à faire la politique de l’autruche.

JLF : Je suis aussi optimiste de nature aussi. L’économie est de plus en plus complexe, par conséquent les entreprises ont de plus en plus besoin de nos expertises à tous, avocats, experts-comptables, commissaires aux comptes. Ces noms sont devenus des labels.  Les clients nous font confiance. Quant aux pouvoirs publics on l’a dit il faut qu’ils sortent de la méfiance. Le ministre de l’économie nous a remercié pour notre gestion de la crise sanitaire, mais je n’ai pas envie qu’on nous remercie seulement lors des catastrophes, je voudrais qu’on nous remercie d’être là, sur le terrain, auprès des entreprises, et surtout qu’on nous fasse confiance et qu’on nous laisse travailler.

 

 

 

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