Sang-froid, la revue de la justice, de l’investigation et du polar

Publié le 24/05/2018

Le paysage médiatique français n’en finit pas de surprendre. De crise, on entend toujours parler, de baisses des ventes en kiosque, de journaux qui n’ont toujours pas trouvé leur modèle économique sur internet, de baisses des revenus publicitaires et de panique chez les distributeurs. Et si, pour une fois, on parlait d’une perle, d’une initiative qui marche, qui apporte une vraie nouvelle offre aux lecteurs ? Sang-Froid est une revue trimestrielle, fondée dans la veine inspirante du grand frère XXI. D’ailleurs, c’est en écoutant son fondateur Laurent Beccaria, que Stéphane Damian-Tissot, 29 ans, a eu l’idée de lancer son propre mook (contraction de magazine et book) il y a maintenant deux ans. À l’occasion de cet anniversaire, nous avons rencontré ce rédacteur en chef déterminé et heureux : pour lui, chaque numéro est l’occasion de se plonger dans le monde de la justice — et de l’investigation, qu’il a pratiquée lorsqu’il était journaliste judiciaire — et du polar, univers noir et jouissif de la littérature.

Les Petites Affiches

Comment avez-vous eu l’idée de lancer la revue Sang-Froid ?

Stéphane Damian-Tissot

J’étais journaliste justice dans un mensuel de Lyon, Mag2Lyon, où je me suis occupé pendant trois ans de la rubrique justice. En 2013, on a eu un séminaire d’entreprise avec Laurent Beccaria, le fondateur de XXI et de feu Ebdo : l’entendre parler d’un format long, d’avoir le temps et de la place, quand on est journaliste, forcément, c’est un discours qu’on comprend, qu’on connaît, qu’on apprécie. C’était aussi une période de ma vie où j’avais envie de changement professionnel. J’ai commencé à faire des recherches. Et je me suis rendu compte compte qu’au bout de quelques mois, j’étais sur un business plan, que j’en avais parlé à mon entourage, notamment professionnel, qui m’a dit de foncer, que je cherchais un investisseur, un éditeur… Finalement, c’est allé assez vite ! J’ai ensuite rencontré mon associé, Yannick Dehée, directeur des éditions Nouveau Monde. Mon idée de base était de créer une revue sur la justice et le polar, et il avait en tête une revue sur l’investigation. Lui manquait de temps, moi je cherchais une structure capable d’éditer le projet. On s’est dit qu’il y avait peut-être des synergies à trouver, et ensemble, on a décidé de créer Sang-Froid. On ne se connaissait pas, on s’est laissé un an pour bien définir notre projet et le cadre de chacun. On voulait un gros événement pour nous lancer : c’est pourquoi nous avons opté pour le festival Quai du polar (festival international du polar, à Myo), en 2016.

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Lancer un journal à 26 ans, ce n’est pas évident. Vous avez fait cavalier seul ?

S. D.-T.

J’ai eu la chance d’être très accompagné sur cette création. Un ami journaliste orienté sur la maquette m’a beaucoup aidé sur le numéro 0, nécessaire pour les actionnaires potentiels et les éditeurs. Pas mal de journalistes m’ont aussi écrit des papiers, sans savoir s’ils allaient être payés. Je remercie aussi l’écrivain Franck Thilliez (auteur de thriller et de romans policiers), qui a accepté de nous écrire une nouvelle. Il a été très gratifiant, surtout pour une pointure comme lui, hypersollicitée, qu’il accepte ce challenge, cela a beaucoup compté. Et une association lyonnaise, Egee, m’a beaucoup aidé : ce sont d’anciens créateurs d’entreprise qui aident de jeunes entrepreneurs à créer leur société, à donner des conseils.

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Quel est le public visé ?

S. D.-T.

Quand on a réfléchi au business plan, on l’a conçu pour une revue grand public, pour tous les amateurs d’émissions comme « Faites entrer l’accusé », les programmes orientés justice, tout ce qui est « fait divers » même si je n’aime pas trop l’appellation, parce que justement on essaie de s’en éloigner. Au départ, j’avais un peu exclu de mon public cible les professionnels de justice, car je me disais qu’ils baignaient dedans toute la journée ! Mais en en parlant avec de nombreux avocats pénalistes, ils m’ont dit « Mais non, nous, on lit des polars ! ». J’ai compris qu’ils lisaient des articles en rapport avec leur thématique car cela leur sert dans leurs dossiers, et qu’ils restaient dans le monde du crime, avec un attachement aux romans noirs.

C’est donc très compliqué d’avoir une photographie de notre lectorat mais on a fait dernièrement un questionnaire pour essayer d’en savoir plus sur le profil-type. On a remarqué, et cela nous ravit, qu’il est assez diversifié. Son portrait-robot, c’est plutôt une lectrice — les femmes sont de plus grosses lectrices —, entre 35-55 ans. Au niveau de la profession, on a des professionnels du monde de la justice, des cadres, des ouvriers, des professeurs, des personnes dans le monde du livre, du droit, des journalistes. Et on a des retours très positifs de notre lectorat. C’est sans doute l’avantage d’avoir créé une revue plutôt qu’un média plus traditionnel, nous ne ressentons pas la défiance par rapport aux médias, au contraire, nous avons beaucoup d’encouragements de nos lecteurs.

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Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans le monde de la justice et de l’investigation ?

S. D.-T.

On est tous attirés par l’interdit, le passage à l’acte. Et on se pose tous cette question : comment peut-on tuer quelqu’un ? Cette transgression suscite des questionnements. J’aime découvrir les parcours de vie de ces personnes (des auteurs). Qu’est-ce qui fait que quelqu’un passe à l’acte ? C’est quelque chose qui est important dans ma démarche et que j’aime aussi traiter dans la revue. C’est aussi l’occasion de voir les limites du système français : on critique souvent le système de la justice en France, mais j’aime aussi décortiquer tout cela : qu’est-ce qui marche ? Car il ne faut pas non plus avoir une vision trop néfaste de notre justice, y a aussi des choses qui fonctionnent et qui fonctionnent bien. Ce qui revient très souvent dans les critiques, c’est le manque de financement. Est-ce qu’on libère toujours les budgets pour les bonnes idées, je n’en suis pas sûr. Et pourtant, il y a des personnes qui ont des idées novatrices, sur le monde carcéral, sur la justice restaurative. Tout cela m’intéresse en tant que lecteur comme rédacteur en chef. J’aime aussi la transversalité des sujets traités, et toutes les personnalités assez passionnantes que l’on est amené à rencontrer. Avec certains, on peut discuter pendant des heures. Que ce soient les magistrats ou des avocats, il s’agit de métiers de passionnés.

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Mais vous prenez des distances avec la notion de « fait divers » ?

S. D.-T.

Le terme « fait divers » a un côté voyeuriste qui me gêne un peu. Par ailleurs je trouve que le fait divers se traite mieux en quotidien, en presse hebdo, lorsqu’on est dans l’instant T, avec un traitement par épisode, car on apprend des choses au fil des jours, au fil du procès. Dans Sang-Froid, on privilégie des articles d’une dizaine de pages, donc si le fait divers n’a pas une dimension sociétale, n’a pas un peu plus de corps derrière lui, on risque de rester sur notre faim. Mais les faits divers peuvent en revanche être une source d’inspiration pour un sujet plus profond.

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Quel regard jetez-vous sur le paysage médiatique actuel ?

S. D.-T.

Certains médias créés ces dernières années fonctionnent très bien, comme tous les magazines du groupe So Press, comme So Foot, Pédale, Society… qui montrent que la presse aujourd’hui a encore de beaux jours devant elle. Je ne suis pas du tout dans ce panorama un peu sinistre qu’on dresse. La presse est en train de se réinventer avec Les Jours.fr et ses enquêtes feuilletonnées, ou encore Mediapart.fr qui a trouvé son modèle économique et son public. Mais c’est sûr qu’il est compliqué de changer l’image que les gens ont des médias. Comme dans tous les secteurs, il y a des journalistes plus ou moins bons, on essaie de faire honnêtement notre travail. Les modes de lecture changent, mais Sang-Froid propose des articles longs, pour lesquels il faut dégager du temps. Et pourtant, on le voit, on trouve notre lectorat.

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Cherchez-vous aussi à montrer une autre image du monde de la justice ?

S. T.-D.

Les gens ont une vision un peu trop complexe de la justice en se disant : « C’est un monde dont je n’ai pas les codes et que je ne comprends pas ». Pourtant ils s’y intéressent, car si l’on regarde bien, pas un jour ne se passe sans que les médias ne parlent d’affaires judiciaires, au sens très large du terme. Je pense que sur une année, on peut compter sur les doigts d’une main les jours où les Français ne sont pas en lien direct avec une affaire judiciaire. Mais pour autant, si l’on faisait un sondage pour demander : est-ce que vous connaissez bien les rouages de la justice ? Est-elle accessible pour vous ?, je pense que les résultats seraient catastrophiques. On essaie d’être ce lien, à notre échelle, en décortiquant certains rouages de la justice. Pour donner des exemples concrets, on avait fait un sujet sur les jurés d’assises (n° 3) où l’on revenait sur l’expérience de ces Français. Avant d’être des jurés, certains ne s’y intéressaient pas. Et cette expérience, finalement, change leur vision de la justice. Car c’est accessible, ils ont le sentiment d’avoir été acteurs de la justice, un lien se créé entre eux et la justice. Je pense qu’il est important de continuer à créer ce lien, de rendre plus humain et plus abordable le visage de la justice en règle générale. Pour notre dernier numéro sur la prostitution — cela fait deux ans que la loi a changé avec la pénalisation des clients lors d’un rapport tarifié — l’on voulait voir ce qui avait changé : y a-t-il plus de verbalisations ? Les conditions d’exercice se sont-elles dégradées pour les prostituées ? Prennent-elles plus de risques ? On essaie d’être dans des sujets concrets.

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Une grande importance est dédiée à la rigueur journalistique, digne des plus grands médias. Qu’est-ce qui séduit les journalistes pigistes à vous faire des propositions ?

S. D.-T.

On est dans un monde ultra-concurrentiel. Un journaliste, quand il a une révélation, quand il est sur une grosse enquête, peut la publier chez nous comme dans un autre média. Mais chez nous, il a de la place ! Nous n’imposons pas de limite de signes. Sur certains articles, d’autres médias ne s’étaient pas mouillés, de peur de poursuites. Nous y sommes allés, mais en mesurant les risques. Dans certains médias, il faut parfois ménager certaines susceptibilités, en termes de publicité ou vis-à-vis des propriétaires de tels ou tels médias. Il faut faire des choix. Nous, on est complètement indépendants ! C’est aussi la force d’avoir une maison d’édition derrière nous. Parfois Yannick Lehée a des propositions qui feraient de très bons articles mais pas de bons livres car l’histoire est bien pour un 10-15 pages, mais ne tiendrait pas forcément sur 200 pages. Ce dernier a aussi un carnet d’adresses grâce à sa maison d’édition, spécialisée en histoire et services secrets, des thématiques que l’on traite aussi dans Sang-Froid dès qu’il y a un lien avec la justice.

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Vous faites de l’investigation, touchez à des sujets un peu sensibles… Comment se protéger en tant que média ?

S.-D.-T.

Je préfère qu’on attende un numéro et qu’on se fasse griller une exclu plutôt que de sortir une enquête un peu bancale. Quand on est sur une enquête au long cours, avec des éléments qu’on est les seuls à avoir, on essaie vraiment de faire attention. On fait également relire par notre avocate, pour savoir les risques encourus, pour s’assurer que, là-dessus, on est béton. Par ailleurs, c’est bien d’avoir un regard extérieur, de quelqu’un qui a un peu plus de recul. Pour l’instant, on n’a eu aucun procès mais certaines enquêtes ont fait grincer des dents. Nous sommes conscients d’être sur un secteur où l’on peut être poursuivi pour diffamation, sans compter des réformes en cours qui nous inquiètent, comme la loi sur le secret des affaires. Donc on sait qu’on marche sur des œufs, mais ce n’est pas ça qui va nous freiner.

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Quel est votre rapport aux polars ?

S. D.-T.

Avant le lancement de la revue, j’étais déjà lecteur de polars, Yannick aussi. Je me considère plus comme un journaliste judiciaire que spécialiste du polar mais par la force des choses je le deviens ! Quand il y a un Michael Connelly qui sort, je me l’accapare pour le chroniquer, c’est l’avantage d’être rédacteur en chef (rires) ! Je suis assez éclectique dans mes lectures. Don Winslow, notamment La Griffe du chien et Cartel, qui sont deux livres sur les trafics de drogue en Amérique du Sud, sont très documentés et s’apparentent presque à une enquête journalistique, tandis qu’avec Mickael Connelly, on est plus dans le thriller classique, où le héros essaie d’arranger les choses et où le monde est un peu moins noir à la fin de ses livres. C’est cette diversité qui me plaît dans le polar. Le genre a le vent en poupe car il est en prise avec le réel. Je pense que pour découvrir un pays et la sociologie d’un pays, le polar est un très bon moyen. Moi j’ai découvert des pays à travers des auteurs de polars. Il en existe sur tous les continents : Henning Mankell qui a sa façon particulière de décrire la Suède, Leonardo Padura qui retranscrit si bien cette ambiance de La Havane, Janis Otsiemi, auteur gabonais de polar africain, qui marche très bien. Et on a été agréablement surpris, mais les stars du polar jouent le jeu (en répondant à nos demandes d’interviews) ! On a rencontré R.J Ellory, Harlan Coben, Philippe Kerr, Jo Nesbø… Ils sont accessibles, et probablement moins sollicités sur les coulisses de leur écriture… On a mis en place une sorte de petit questionnaire de Proust : certains doivent écrire dans un calme absolu, d’autres dans des trains bondés. Le lecteur aime beaucoup cette rubrique, car il connaît son auteur fétiche. Mais partager ce côté intime avec lui est un plus qui les attire.

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Dans la revue, vous liez réalité et fiction, pour quelle raison ?

S. D.-T.

La première partie de la revue porte sur les affaires au sens large, donc on a toujours un dossier, des enquêtes, des révélations, des reportages. La seconde partie sur le polar se compose d’une nouvelle, d’une interview, d’un portrait. En en parlant avec des auteurs de polars, on a réalisé que les auteurs s’inspiraient beaucoup de ce qu’ils trouvaient dans la presse, ça les abreuve, et inversement : on fait donc attention au style d’écriture, la plume compte autant que le fond. Cela surprend parfois les gens qu’on mêle fiction et réalité, mais il existe de vraies passerelles entre les deux univers. Cependant notre sommaire est clair et indique quand on rentre dans la partie fictionnelle.

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Quels sont les objectifs chiffrés de votre mook ?

S.D.-T.

On n’a quasiment pas de publicités, sauf pour des maisons d’édition. On ne se voyait pas ouvrir la publicité à tout le monde, mais s’ouvrir aux maisons d’éditions, on ne trouvait pas ça antinomique. Il existe des liens avec nous, et cela nous rend aussi moins dépendants. Puisque avec le modèle d’une revue, on est exclusivement sur un socle de lecteurs. Si on ne l’a pas, le modèle est forcément en péril. Le lecteur est hyper important : si demain il ne nous achète plus, Sang-Froid ne perdurera pas. Actuellement, on est sur un équilibre mais on aimerait avoir mille abonnés rapidement, cela nous conforterait. Nous vendons par ailleurs entre 4 000 et 6 000 exemplaires par numéro. Plus on aura d’abonnés, plus on sera tranquille, mais on soutient aussi les libraires indépendants et ceux qui nous achètent au numéro.

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Vous ne couvrez pas l’actualité chaude mais vous ne la négligez pas non plus…

S.D.-T.

Les dossiers de la revue sont faits un peu à chaud, pour ne pas être trop éloignés de l’actualité. L’actuel dossier prostitution est calé sur les deux ans de la loi. Le prochain numéro portera sur les agents et les intermédiaires dans le football, avec la future coupe du monde de football en toile de fond. Il y a aussi ces envies de dossiers, comme celui intitulé : « Peut-on réformer la prison ? », avec ces éternels questionnements : en sort-on encore plus délinquant qu’en y entrant ? L’idée n’était pas de statuer pour savoir si ce constat était vrai mais de se demander : est-ce qu’on peut proposer autre chose ? On s’est rendu compte qu’il y avait plein d’initiatives locales, non pas relayées. À l’avenir, j’aimerais travailler sur la justice des mineurs. La thématique de la revue est toujours en mouvement, on ne manque jamais de sujets.