Justice et médias, la tentation du populisme

Publié le 25/07/2019

Olivia Dufour, journaliste depuis de nombreuses années chronique le monde juridique et judiciaire avec un œil et une expertise largement reconnus. Sa plume acérée fait d’elle une spécialiste incontournable en droit financier notamment. Toutefois, elle constate depuis quelques temps que les relations entre la justice et les médias sont de plus en plus houleuses. De ce constat, elle dresse un état des lieux inquiétant sans son ouvrage qui vient de paraitre aux éditions LGDJ, dans la collection Forum: « Justice et médias, la tentation du populisme ». Rencontre.

Justice et médias, la tentation du populisme
Photo : ©AdobeStock/ Aliaksei

Les Petites Affiches : Comment est née l’idée de cet ouvrage ?

Olivia Dufour : C’est toujours compliqué de dresser la genèse d’un livre mais je pense qu’il est né au moment où Jérôme Kerviel est arrivé à Vintimille en mai 2014 entouré de dizaines de journalistes et qu’il a interpellé le président François Hollande, sous prétexte d’obtenir une protection pour de soi-disant nouveaux témoins, en mesure d’accréditer sa théorie selon laquelle la banque aurait été au courant de ses activités. Il rentrait à pied d’une visite à Rome lors de laquelle il avait pu échanger quelques mots avec le Pape, en compagnie de ses avocats et d’un photographe lors d’une audience générale du mercredi Place St Pierre. Cette rencontre d’ailleurs avait donné lieu à un démenti du Vatican car elle avait été présentée comme une audience, ce qui n’était pas le cas. À Vintimille, Jérôme Kerviel savait qu’en passant la frontière il serait arrêté car la peine de prison ferme à laquelle il avait été condamné était devenue définitive à la suite de la confirmation par la Cour de cassation du volet pénal de son dossier. Toute cette mise en scène visait à retarder le moment fatidique. Après tout c’était son droit. Le problème c’est que tous les médias offraient une tribune complaisante à sa théorie farfelue selon laquelle la banque l’aurait encouragé dans ses activités occultes et nourrissaient donc le public d’une vision parfaitement erronée de l’affaire. Ce soir-là il a même été pour la troisième fois l’invité du 20 heures de France 2. Tous les chroniqueurs judiciaires étaient consternés à la vue de cet emballement médiatique. Au point d’ailleurs que la chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard, a publié dans son journal une tribune enflammée pour dénoncer cet immense dérapage médiatique. Ayant de mon côté enquêté sur l’affaire et suivi toute la procédure judiciaire, j’étais effondrée. Ce qu’a montré ce dossier tout au long de sa vie médiatique, soit entre 2008 et 2018, c’est l’incroyable décalage entre la réalité des faits et le bruit médiatique dominant auquel elle a donné lieu. Dans l’esprit du public, l’affaire Kerviel restera sans doute l’histoire d’un gentil salarié pressuré par sa banque, puis transformé en bouc émissaire quand il a commencé à perdre à cause de la crise. C’est entièrement faux!

LPA : De quel constat êtes-vous partie ?

O. D. : En réfléchissant sur cette affaire, mais aussi sur d’autres comme l’affaire Sauvage, par exemple, qui me semble la plus emblématique de la dérive que je dénonce dans le livre, j’ai commencé par considérer qu’au fond, depuis toujours les relations entre justice et médias étaient houleuses et que les journalistes, bien qu’indispensables à la démocratie et notamment à la surveillance du bon fonctionnement de l’institution judiciaire, pouvaient aussi parfois jouer un rôle très toxique. Ce n’était pas nouveau, en son temps le célèbre avocat, Vincent de Moro-Giafferi avait déjà pointé le danger de l’immixtion de l’opinion publique dans un prétoire. Je crois cependant qu’il y a aujourd’hui quelque chose de nouveau et d’inquiétant. C’est la puissance prise par les médias au sens large, c’est-à-dire incluant les réseaux sociaux. Une puissance telle que je pense qu’ils sont en mesure non plus seulement d’endommager une affaire, mais le système judiciaire tout entier. J’entends par là qu’ils ont le pouvoir d’imposer leurs valeurs à la justice, lesquelles sont en contradiction systématique et radicale avec celles de la procédure judiciaire. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment on se résigne à la disparition du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence. Mais qui a détruit ces deux principes fondamentaux de la procédure ? Les médias ! En observant de près l’actualité et notamment les attaques de certains journalistes et éditorialistes contre Éric Dupond-Moretti pour des propos tenus par celui-ci dans un prétoire, on constate que la doxa médiatique est en train de s’inviter jusque dans les salles d’audience. Un avocat pourtant courageux et de profil plutôt batailleur me confiait il y a peu qu’il faisait désormais attention à ses propos en plaidant, non plus seulement pour emporter la conviction du juge, mais aussi pour ne pas prononcer une phrase qui lui serait reprochée ensuite par quelque éditorialiste. C’est terrifiant ! Et voyez l’affaire Fillon. On pense ce que l’on veut de la gravité des faits reprochés, une chose est sûre, dans ce dossier, le temps judiciaire s’est aligné sur le temps médiatique. C’est encore une victoire des médias. Dans l’affaire Barbarin qui devrait en réalité s’appeler l’affaire Preynat du nom du prêtre accusé de pédophilie, le juge a refusé d’interdire la sortie du film de François Ozon alors que l’affaire est en cours d’instruction, au motif que le préjudice économique serait trop important. On a donc ici sacrifié en toute tranquillité la présomption d’innocence. Et l’on pourrait comme cela multiplier les exemples dans lesquels la justice est en quelque sorte endommagée par les médias, sans que l’institution songe réellement à se défendre.

LPA : Votre expérience du milieu juridique et judiciaire vous a-t-elle influencée dans votre analyse ?

O. D. : Il est vrai que j’ai commencé ma vie professionnelle en tant que juriste dans un cabinet d’avocat durant trois ans. Je pose donc toujours sur une affaire judiciaire un double regard : celui de l’avocat que j’aurais aimé être et qui me pousse en permanence à l’instinct de défendre, d’attendre que s’exerce le contradictoire avant d’avoir une opinion, mais aussi à préserver un système judiciaire qui a peut-être beaucoup de défauts mais qui sera toujours préférable à un tribunal médiatique. Mais je suis aussi journaliste ce qui me permet de comprendre l’importance du droit à l’information et les contraintes qui pèsent sur notre métier. J’ai essayé dans ce livre de mobiliser ces deux expériences pour dresser le constat le plus précis possible de la situation.

LPA  : En quoi « la justice est-elle exploitée à des fins commerciales par les médias » ?

O. D. : On parle souvent des journalistes comme du quatrième pouvoir. La CEDH nous appelle même les « chiens de garde de la démocratie ». Et il est vrai que le journalisme est absolument indispensable! Mon livre n’entend pas remettre cela en cause, bien au contraire. Les journalistes sortent des affaires, mais ils contribuent aussi à surveiller le bon fonctionnement des institutions et à informer le public. C’est majeur. Y compris dans une salle d’audience où leur présence peut même avoir tendance à forcer parfois les gens de justice à être plus rigoureux encore. Toutefois, ce quatrième pouvoir se démarque des trois autres dans la mesure où il est le seul à s’exercer dans le cadre d’entreprises à but commercial. Il ne faut pas oublier que c’est avant tout un secteur industriel. Et pour lui, la justice est une matière première comme une autre qui une fois transformée donne lieu à un produit susceptible d’être vendu : l’information ! Évidemment, aucun journaliste ne travaille pour faire gagner de l’argent à son entreprise mais par passion d’observer et de raconter le monde. Et je ne dis pas cela par diplomatie, je crois très sincèrement que les journalistes globalement travaillent bien. Le problème, c’est que la somme de leur travail, à l’intérieur du système plus vaste que constituent les médias (émissions de divertissement, réseaux sociaux, etc.) aboutit à un résultat qui peut s’avérer toxique, précisément parce que des mécaniques économiques sont à l’œuvre qui provoquent des effets de système. Avec internet et les chaînes d’information en continu par exemple, on est passé d’une économie de la rareté, autrement dit d’une place limitée par le format d’un journal ou d’une émission à l’intérieur d’un programme, à des formats illimités, induisant une contrainte permanente de remplissage. C’est ce qui explique par exemple que BFM TV ait suivi Jérôme Kerviel tout au long de son pélerinage. Il offrait un spectacle permanent qui répondait à la contrainte économique de servir sans cesse de la nouveauté au téléspectateur. Sur internet, chacun peut constater la multiplication des informations parfaitement dénuées d’intérêt. C’est pour la même raison, il faut de la nouveauté en permanence. Le problème de cette exploitation économique du judiciaire, c’est qu’à grande échelle elle peut devenir très polluante.

LPA : Quel est pour vous, le symbole (l’affaire juridico-médiatique) le plus éclatant de cette dérive ?

O. D. : L’affaire Sauvage me paraît marquer un tournant. Rappelons que Jacqueline Sauvage a tiré un soir de 2012 au fusil de chasse trois balles dont chacune était mortelle, dans le dos de son mari qui était assis en train de boire un whisky sur sa terrasse. Elle a ensuite appelé la gendarmerie et s’est livrée. Elle a été jugée durant trois jours par la cour d’assises du Loiret en 2014. Il est ressorti du procès que son mari était un homme violent, qui semble-t-il la battait mais il n’y avait ni plainte ni certificat médical à ce sujet et qui aurait aussi violé ses filles, selon le témoignage de celles-ci, mais sans que là encore il n’y ait d’autres éléments que leur parole. La cour d’assises a condamné Madame Sauvage à dix ans de prison, ce qui montre qu’elle a tenu compte des circonstances atténuantes, mais évidemment pas retenu la légitime défense. L’affaire a soudain intéressé les médias dans lesquels elle est très vite apparue comme une femme battue depuis 40 ans par un homme qui violait ses filles et qui lorsqu’elle a osé se défendre a été condamnée à 10 ans de prison. Évidemment, une telle version ne pouvait qu’embraser les réseaux sociaux. En réalité, cette femme de caractère, patronne d’une entreprise de transport et chasseuses émérite est assez loin du profil de la femme en état de sidération, terrifiée, et cherchant à défendre sa vie qu’on s’imagine dans ce genre de circonstances. Pour la justice, elle aurait pu porter plainte, voire s’en aller, mais pas se faire justice elle-même ! Lors du deuxième procès en 2015, ses avocates ont décidé de médiatiser l’affaire notamment pour faire avancer leur idée selon laquelle il faut reconnaître aux femmes battues une légitime défense différée et non proportionnée. Elles ont perdu. La cour d’assises a confirmé le verdict. La suite est connue. Sur recommandation de Christiane Taubira, et malgré l’avis contraire de ses services, François Hollande a accordé la grâce partielle, puis totale. Tant mieux pour Madame Sauvage ! Mais si l’on y réfléchit bien, cette affaire est une catastrophe. Elle montre que l’on peut invalider le travail judiciaire si l’on sait suffisamment bien manipuler l’opinion. Ici, les verdicts de deux jurys d’assises qui connaissaient l’affaire, ont passé trois jours à entendre les protagonistes, les experts, l’accusée, ses enfants et ont pris l’immense responsabilité de juger, ont été piétinés par une opinion ignorant tout du dossier, manipulé et qui n’a pris d’autre responsabilité que celle de signer une pétition, bien tranquillement derrière son écran d’ordinateur. Cette affaire est une honte et doit nous inquiéter car c’est précisément cela le populisme : le triomphe de l’ignorant manipulé et illégitime sur celui qui sait et qui a reçu un mandat pour agir.

LPA : La définition de contenu que vous donnez (p. 21) est très intéressante pour comprendre la crise de la presse et le mythe de la gratuité, pouvez-vous nous l’expliquer ?

O. D. : Quand j’ai commencé dans le métier de journaliste, j’écrivais des articles. Des reportages, des interviews… Et puis avec l’émergence d’internet, j’ai découvert qu’en réalité je produisais des « contenus ». Tout comme les musiciens ne faisaient plus de musique ni les auteurs des livres… Nous étions soudain tous réduits à de la production de « contenus ». Pire, ces « contenus », nous expliquait-on, devaient être gratuits ! C’était une sorte de nouveau commandement démocratique. Et malheur à l’auteur qui prétendait vivre de son travail, il devenait immédiatement un dinosaure capitaliste sanguinaire et antidémocratique. Quand on pense que ce mythe de la gratuité vient des géants de la Silicon Valley qui nous vendent si cher leurs ordinateurs, smartphones et autres tablettes, ou encore prospèrent en captant les revenus publicitaires de la presse (Google), on rit jaune. C’est assez piquant quand même pour des entreprises multimilliardaires de vanter la gratuité. En réalité, quand on a vidé les poches des consommateurs en leur vendant le dernier gadget à la mode plusieurs milliers d’euros, il faut bien leur expliquer que le reste sera gratuit… Au-delà de cette dimension économique, le vocabulaire montre bien le basculement qui s’est produit des métiers de création intellectuel et artistique vers les métiers d’ingénieurs. Ce qui a de la valeur aujourd’hui, en tout cas marchande, c’est le smartphone, pas l’information à laquelle il permet d’accéder, ravalée au simple rang de « contenu » indifférencié.

LPA : Alors, justement en tant que journaliste croyez-vous toujours à la légitimité de cette profession ?

O. D. : Plus que jamais ! Dans les années 2000 quelques blogueurs extrémistes annonçaient la fin des journalistes car chacun allait pouvoir accéder directement à l’information. Ils avaient une piètre idée de nous et se réjouissaient de cette information désintermédiée qui allait forcément être pure et parfaite puisqu’elle ne serait plus interprétée et déformée par des journalistes à la solde du système. Aujourd’hui, le mythe s’est effondré, non sans avoir contribué à aggraver les difficultés économiques rencontrées par la presse qui, c’est vrai aussi, n’a pas su anticiper le bouleversement d’internet. Les journalistes ont certes mauvaise réputation, mais je me souviens d’une anecdote édifiante chez Marianne. Nous sommes de mémoire à la fin des années 2000. Le journal veut monter son site internet et fait appel à sa rédaction mais aussi à des blogueurs associés, dont j’étais. Au départ, le journal a considéré qu’il n’y avait plus lieu de distinguer journalistes et blogueurs, car tout le monde était censé produire la même qualité. Ce sont les lecteurs eux-mêmes qui, à mon avis avec raison, ont exigé de pouvoir différencier. Ce qui montre bien que même si on est très critiqués, les gens préfèrent quand même lire un journaliste qu’un auteur lambda !

LPA  Selon vous, quel est l’avenir du métier de journaliste, s’il y en a un ?

O. D. : Je pense qu’on va sans doute s’orienter vers des fonctions de vérification et d’attestation, ce qui n’est pas sans risque d’ailleurs car cela ressemble un peu à de la production de vérité officielle. On voit bien en observant les services de décodage et de vérification dans les différents médias à quel point souvent le soi-disant décodage n’est que la lecture différente des mêmes faits. Je pense qu’il y aura toujours besoin de journalisme. Certains exemples atypiques, comme Médiapart sur internet, ou les revues comme XXI montrent qu’à condition de réinventer des modèles, le journalisme est toujours vivant. On voit aussi hélas qu’il y a une vraie demande pour les « contenus » produits de manière industrielle par des journalistes mal payés qui passent leur temps à nourrir la demande en continu d’information et le buzz parce que ça rapporte financièrement. C’est pourquoi, je partage la crainte de philosophes comme Marcel Gauchet concernant l’émergence d’une information à deux vitesses, de qualité pour l’élite, et bas de gamme pour l’immense majorité. Avec les risques de dérive populiste qui s’y rattachent.

LPA  : Dans le système que vous décrivez, est-ce la justice qui est en cause ou les médias, qui sont tentés par le populisme ?

O. D. : Indiscutablement, c’est le système médiatique qui dérive dans le populisme en faisant passer Jérôme Kerviel pour une victime malgré l’existence de plusieurs décisions de justice expliquant de manière très circonstanciée que ce n’est pas le cas, ou encore en présentant un portrait de Jacqueline Sauvage très éloigné de la réalité. Néanmoins, la question qu’il faut sans doute se poser c’est : jusqu’à quand la justice va-t-elle résister aux formidables pressions dont elle est l’objet ? La décision du conseil de prud’hommes d’accorder à Jérôme Kerviel des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse — invalidée en appel — n’est-elle pas la conséquence de la présentation médiatique flatteuse de l’affaire ? Quant à la révision de la jurisprudence de la Cour de cassation dans cette même affaire, de l’aveu même du premier président, Bertrand Louvel, il a été notamment motivé par l’incompréhension du public concernant les 4,9 milliards de dommages intérêts réclamés au trader. Je ne dis pas que la Cour de cassation a tort d’être à l’écoute de la société, je dis simplement qu’en faisant cela, elle se met en situation de vulnérabilité. Et que dire du procès Tron reporté notamment parce que des féministes dans la salle twittaient que « le président de la cour d’assises était un porc », parce qu’il osait demander des détails aux plaignantes sur les circonstances des viols qu’elles dénonçaient ? À l’inverse, la récente relaxe de Bernard Tapie dans une affaire médiatisée à outrance est plutôt rassurante. Mais quelle est la part de la résistance du système et celle du talent d’Hervé Témime dans tout cela ? Mystère…

LPA  : Voyez-vous des raisons de rester optimiste ?

O. D. : Pas vraiment car les forces à l’œuvre, qui allient engouement technologique et intérêts financiers énormes, me paraissent bien trop puissantes pour être contrées. Toutefois par construction, j’ai tendance à penser qu’il faut faire tout son possible pour lutter contre la mauvaise information et l’influence néfaste des médias sur la justice. Tous les professionnels que j’ai interrogés parviennent à la même conclusion : il faut que la justice communique davantage pour délivrer d’entrée de jeu les éléments objectifs les plus fiables et empêcher les dérives. À ce sujet, l’action de François Molins dans les dossiers de terrorisme quand il était procureur de Paris est exemplaire et devrait être enseignée tant à l’EFB qu’à l’ENM, car c’est un modèle de rigueur et d’efficacité sur un sujet en plus d’une gravité extrême où l’erreur n’était pas permise. Ces écoles en sont d’ailleurs parfaitement conscientes et la formation en communication monte en puissance. La question est : le remède sera-t-il à la hauteur de la pathologie ?

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