« Un procès qui se passe bien, c’est un petit miracle »
Quand deux chroniqueurs judiciaires aguerris, l’une du Monde, Pascale Robert-Diard, et l’autre du Figaro, Stéphane Durand-Souffland, décident de faire fusionner leurs expériences, leurs mots, les bribes de vie glanées lors de leurs années de couvertures de procès, cela donne un objet littéraire hybride qui se lit comme un roman. Sauf que tout est vrai. Jour de Crimes n’est ni « la justice pour les nuls, ni une anthologie des grands procès, ni un journal de souvenirs », précise Stéphane Durand-Souffland. C’est une plongée glaçante autant que touchante, dans l’humain autant que dans la mécanique de cette grande comédie humaine qui se joue au prétoire, au cours des audiences des cours d’assises. Le seul regret des auteurs : avoir oublié le silence, celui du témoin aculé, de la victime muette ou de l’accusé honteux. Peut-être l’objet d’un prochain ouvrage ? En attendant, rencontre avec les auteurs.
Le duo est parfaitement rodé. Quand l’un commence sa phrase, l’autre la termine. Il faut dire que cela fait des années que Pascale Robert-Diard et Stéphane Durand-Souffland se côtoient sur les bancs des cours d’assises. Tout autant à l’occasion de procès retentissants des dernières années (Outreau, Colonna, Cantat…), que lors d’audiences moins médiatisées, voire inconnues du grand public, qui, pourtant, sont autant d’occasion pour la justice de prendre forme, de montrer que, même critiquée, elle s’impose comme un grand principe supérieur.
Il semble que l’on devienne chroniqueur judiciaire comme on rentre dans les ordres : appelé par une appétence viscérale pour le récit incandescent d’existences pulvérisées, dans tous les cas, chamboulées. Tous les deux ont effectué pourtant un long détour, par la politique pour Pascale Robert-Diard, la société pour Stéphane Durand-Souffland, avant de rentrer dans cet univers. Après une expérience comme stagiaire au procès Barbie, Pascale Robert-Diard sait qu’elle a envie de se consacrer à la chronique judiciaire. « J’ai exercé quinze ans au Monde comme journaliste politique, mais je n’avais pas perdu de vue cette possibilité. Régulièrement, je rappelais que j’étais candidate à ça ». 2002 sera son année. Depuis elle y a fait ses armes, a publié un livre La déposition, qui revient sur l’affaire Maurice Agnelet. De façon presque concomitante, Stéphane Durand-Souffland débutait lui aussi la chronique judiciaire, par un hasard qui s’est révélé heureux. « J’étais au service société du Figaro depuis un bon moment mais j’avais toujours de l’intérêt pour la chronique judiciaire. On m’a proposé de prendre la relève de Pierre Bois. J’ai été un peu étonné, car en principe, c’était plus un « truc de vieux », et je ne l’étais pas à l’époque, plaisante-t-il. Je me suis dit que ça serait très bien ». Il faut croire que ça l’a été.
Pour tous deux, des rencontres déterminantes avec des plumes, dans la plus pure tradition des chroniqueurs judiciaires, a favorisé leur voie. En effet, jadis, ils prirent les noms aussi prestigieux qu’André Gide ou Jean Giono. Un héritage littéraire que revendiquent les deux auteurs, avec qui ils partagent un goût profond du juste mot. Car lors des procès, « ces choses-là (qui se passent dans les audiences, NDLA) ne peuvent pas s’écrire avec sujet-verbe-complément », s’enflamme Pascale Robert-Diard. Consciente de la sublime beauté des faits, elle explique que cette « matière est tellement belle, fragile, qu’elle doit être manipulée avec une infinie précaution. Les mots doivent être à la hauteur de ce qui se joue là : la vie des gens, la transgression, le mal, toutes les passions humaines. Cela ne peut pas s’écrire avec des expressions toutes faites. Il faut que les mots soient justes, sensibles, délicats, c’est le minimum qu’on leur doit, aussi », dit-elle pudiquement.
Pour les chroniqueurs, un espace de liberté absolue
Cette liberté totale de mots se traduit également par une façon d’exercer spécifique à la profession. Contrairement au journalisme politique, « on n’a pas besoin d’avoir un carnet d’adresses, pas besoin d’une attachée de presse, de conseiller en communication. Il n’y a pas de parole ultranormée, reconnaît Pascale Robert-Diard. Et en tant que journalistes, personne ne peut nous interdire l’accès à une salle d’audience, personne ne peut nous dire que ce papier ne lui a pas plu, on peut écrire ce qu’on veut. On a un sentiment de liberté absolue, avec la matière la plus belle quand on s’intéresse aux gens. On n’a pas à mettre le pied dans la porte comme dans le fait div’, où il faut avoir le procureur, faire la belle ou le beau devant les avocats ».
Par ailleurs, recevoir des « pressions » « est impossible, car le procès est, par principe, le lieu du contradictoire. Par ailleurs, il y a un avocat général ou un procureur qui porte une accusation, donc le chroniqueur n’a pas à prendre parti, il a à raconter les forces en présence et à voir comment les uns prennent le dessus, reculent puis reprennent le dessus. C’est un endroit de démocratie », décrypte la journaliste du Monde.
Cette responsabilité a mis une pression énorme à Stéphane Durand-Souffland, qui reconnaît avoir eu, au début, « très peur de ne pas y arriver ». Pendant des mois, il a fait un cauchemar, où il arrivait en salle d’audience mais ne parvenait pas à se rappeler le nom du procureur. « Et puis j’y suis allé et je me suis rendu compte que c’était très facile, parce que justement, il y a cet accès direct. On s’assied, on regarde. Pour la première fois de ma vie, je me suis senti à ma place. J’avais l’impression que je comprenais ce qui se passait, et j’avais envie de raconter aux gens comment on jugeait. On est tous à égalité là-dessus ».
« C’est forcément plus compliqué que ça »
Bien sûr, on peut raconter, tout, dans les moindres détails. Mais « il reste ce mystère insondable du crime, concède Stéphane Durand-Souffland. Pourquoi à un moment on tue quelqu’un ? C’est con. Ca n’arrange jamais rien. On se fait prendre, et à part les criminels professionnels, les criminels d’un jour, comme le notaire qui tue sa femme (cf le chapitre Bissonnet) il vit très, très mal cette histoire. Dans l’imaginaire collectif, et les lieux communs, le criminel est un type extrêmement rusé, qui n’a aucun sentiment pour sa victime, mais c’est beaucoup plus complexe que cela », analyse-t-il. Il faut sortir du fait divers, comme le préconise Pascale Robert-Diard. « Le vieux monsieur qui tue sa femme malade (d’Alzheimer, NDLA). Tout ce qui se passe autour de la maladie, de l’amour qu’il lui porte, de son épuisement à lui, jusqu’à ce moment où il craque, c’est tellement plus intéressant que le moment où il l’étrangle. Ça, ce n’est rien dans le procès. En revanche, ce que ça dit de la solitude, de l’abandon, de la pudeur aussi. La rencontre entre cette pudeur et le côté obscène de la cour d’assises, ça donne aussi quelque chose de très fort ».
Ainsi, de cet entretien avec les deux auteurs ressort la nécessité impériale de ne rien simplifier, de concevoir la complexité comme une donnée essentielle au traitement du procès. « Quand j’avais pris la chronique judiciaire, tout le monde m’a dit “attention, c’est un exercice dont on ne peut pas sortir indemne”. Et c’est vrai, mais pas sur ce que l’on croit », analyse la journaliste du Monde. Elle en est ressortie bouleversée, pas pour avoir côtoyé le mal, mais quand elle a réalisé que les limites de ce qu’elle pouvait penser et comprendre étaient sans cesse repoussées. Au procès, chacun arrive avec ses préjugés, ses certitudes. Les jurés eux-mêmes sont « étonnés de voir combien ils ont reculé devant leurs propres limites. Et nous, qui sommes, en quelque chose, même si nous ne jugeons pas, des jurés professionnels, on a tendance à se dire, dans tous les compartiments de sa vie, “forcément c’est plus complexe”. Les choses ne sont ni blanches, ni noires, elles sont grises… C’est une précaution à prendre. Car comme les jurés, comme tout le monde, on entre dans un procès avec ses préjugés. Quand on voit que quand on sort, on n’a pas le même regard, à partir d’un moment on se méfie de soi-même. On voit se modifier nos certitudes », raconte Pascale Robert-Diard. Stéphane Durand-Souffland assume, avec le temps, être devenu « intolérant à l’idée de trop simplifier les choses, les jugements à l’emporte-pièce, les évidences judiciaires. On apprend la complexité des choses. On apprend qu’un gars qui a tué sa femme et qui pleure n’est pas forcément un hypocrite, et qui ne pleure que sur lui-même, on peut entendre qu’il pleure sur le fait qu’il a tué la femme qu’il aimait ». Et d’évoquer des choses surprenantes, comme le patron de Francis Heaulmes, qui, alors que ce dernier avait déjà été condamné onze fois, dont plusieurs à perpétuité, raconte le souvenir de l’époque où ce dernier travaillait pour lui, sans habiller son témoignage d’une suspicion rétrospective.
Car dans ces arènes, le meilleur des scénarios ne pourrait remplacer la réalité. « On a tous connu des affaires, comme Outreau, où les apparences peuvent se retourner, et on sait aussi que la vérité est toujours plus forte que la fiction. Dans la fiction, quand vous lisez un livre ou regardez un film, il ne peut pas y avoir des trucs complètement invraisemblables, sinon, ça ne tient pas la route, alors que dans la réalité, des gens intelligents peuvent dire des trucs très cons, un mec qui semble un monstre, tu te rends compte que quand il était petit, il aimait les papillons, qu’il était torturé par son grand frère. Mais on ne cherche pas à trouver des circonstances atténuantes, on veut juste montrer toutes les facettes d’un personnage », lâche Stéphane Durand-Souffland, avec sa gouaille.
Autre évocation, plus récente. « Je suis allé entendre la défense de Cahuzac. C’était à 9 h, les gens faisaient la queue depuis 7 h. Je suis arrivé, j’entendais les gens qui disaient qu’il aille en taule’’. Je n’ai pas de sympathie pour lui, mais comme je disais, les choses sont compliquées. Oui il a caché de l’argent, c’était minable, il était ministre du Budget, on est tous d’accord. Mais… ». C’est dans ce « mais » qu’est placée la responsabilité du chroniqueur judiciaire : celle de la complexité à toute épreuve.
Le microcosme du procès
« À l’intérieur, c’est civilisé. On le voit quand on arrive au début des procès, que l’accusé débarque avec son avocat, qu’il est traqué par toutes ces caméras. C’est un moment extrêmement pénible. C’est vraiment le lapin dans les phares de la voiture, et après on ferme les portes, on s’assied, il a un avocat, et on ne peut plus le traquer. La cour d’assises est une cocotte-minute qui est assez solide pour résister à cette violence. Quand tout va bien, cette violence est productive, alors que de l’extérieur n’en sort jamais rien », estime le journaliste du Figaro. Ce microcosme, ce temps suspendu, ce ballet de robes, d’avocats, de journalistes, pendant la durée des procès qui s’éternisent sur parfois deux, trois semaines, rend complètement accro. « On ne pense qu’à ça », reconnaît Stéphane Durand-Souffland. Le retour à sa propre existence, le soir venu, constitue, pour Pascale Robert-Diard, un « contraste divin ! On a le sentiment de vivre quelque chose de très fort, il n’y a que ça qui compte, comme quand on lit un bon livre, c’est parfait. Mais on n’oublie jamais l’humain derrière. On se dit c’est incroyable combien on peut être violent, combien on peut transgresser, incroyable comme on peut aimer, comme on peut être haï, combien on peut être malheureux dans son enfance, comme une mère ou un fils peut aimer. C’est très fort. On a un baby blues après ».
Le « miracle » de la justice
Cette tempête des sentiments peut surprendre. Ce n’est pas pour rien que « les cours d’assises ont toujours été construites très hautes parce qu’il fallait que la douleur puisse s’en échapper. On les appelait les cathédrales de la douleur », précise Pascale Rober-Diard. « Même par rapport aux choses horribles qu’on voit, dans chaque procès, il y a forcément un moment qui est beau, qui sauve tout : un moment d’amitié magnifique, un copain qui ne lâche pas son pote, alors que son pote vient de commettre un truc horrible ; une mère qui va dire quelque chose de très beau sur son fils, une sœur, une voisine », une phrase légère ou drôle. « Avec Francis Heaulmes, tout est horrible. Sauf sa sœur. Il a une sœur formidable », poursuit-elle.
Quand le procès est « beau », « on ressent un plaisir absolu », confie-t-elle. « Le beau procès c’est celui où tout le monde progresse. C’est-à-dire quand l’accusé a pu progresser, car il a pu s’exprimer, éventuellement présenter des excuses, s’il est sincère. Il a pu donner l’impression d’être entendu ou compris sur sa vie. Et surtout ce sont des gens qui n’ont jamais été entendu nulle part, des gens en rupture familiale, scolaire, professionnelle. L’accusé a fait un pas, il a été humanisé. On s’est adressé à lui en le vouvoyant, on lui a dit ’‘Monsieur’’, il n’est pas réduit à son crime, on lui a posé des questions, et écouté ses réponses. L’avocat général, évidemment, est là pour requérir une peine si les faits sont établis, il va nuancer par certaines choses qu’il a pu voir à l’audience, il va par exemple rendre hommage à la compagne, à la mère, au frère. Il va demander une peine très lourde, mais dire ’‘vous avez un frère formidable’’. La partie civile, est dans une haine absolue légitime. Mais sa peine a été entendue, sa souffrance a été exprimée, et elle a aussi entendu que les choses étaient compliquées. Les jurés ont progressé, car ils arrivent avec des certitudes et ils se disent ’‘si un jour je pensais mettre dix ans à quelqu’un’’. Quand tout le monde progresse, c’est splendide », assure-t-elle. Stéphane complète : « Le beau procès, c’est celui qui se termine par un verdict que tout le monde comprend, reçoit et admet ».
Fil rouge des audiences, la parole, tour à tour cathartique, libératrice, douloureuse, en quête de vérité, est « organisée, ritualisée » selon un système hérité d’une histoire, d’un Code pénal, dont Pascale Robert-Diard sent toute la puissance. Cette parole, c’est, pour conclure, celle du ténor du barreau, qui prend la parole au moment de la défense. Alors « on se dit que c’est beau. Ce n’est pas la loi du talion, ce n’est pas la vengeance, c’est autre chose », souligne Pascale Robert-Diard. Stéphane Durand-Souffland complète : « Même le pire salaud y a droit (à une défense, NDLA) : il y a un type qui se lève pour dire ’‘ce n’est pas seulement un salaud’’».