Hauts-de-Seine (92)

Vincent Vigneau : « Les banlieues de Nanterre sont celles que je connais le mieux » !

Publié le 22/11/2022

Président de la chambre commerciale de la Cour de cassation depuis septembre 2022, Vincent Vigneau traite au quotidien de litiges entre banques, de questions de procédure collective et de propriété intellectuelle. Dans un tout autre univers, le haut magistrat fait son entrée en littérature avec un joli premier roman, Les fleurs de lin, paru aux Presses littéraires. Il y narre l’histoire d’amour d’un ancien CRS reconverti en inspecteur de police borderline mais touchant et d’une jeune substitut du procureur de Nanterre. Il est plus âgé qu’elle, aime le vélo et le Paris interlope de la rive droite. Elle, plus bourgeoise, ne quitte jamais la rive gauche de la capitale mais aime s’encanailler dans des concerts de punk. Vincent Vigneau les raconte, depuis leurs débuts maladroits dans le quartier parisien de la butte Bergeyre jusqu’aux projets de vie commune, contrariés par la découverte d’un cancer agressif et fulgurant. En parallèle de cette histoire entravée, le couple cherche à résoudre une énigme policière. A mi-chemin entre roman d’amour, polar noir, et méditation introspective sur la mort et la maladie, ce texte est assez inclassable. C’est aussi un portrait à hauteur d’homme de l’institution policière et judiciaire, nourri par l’expérience professionnelle du magistrat, et notamment par ses années passées dans la juridiction des Hauts-de-Seine, où il a exercé comme juge d’instance et comme président de la chambre civile du tribunal judiciaire de Nanterre. On croise dans son roman des professionnels en proie à des blessures d’enfants, des policiers qui planquent devant une entrée d’immeuble et laissent le suspect s’enfuir par l’autre, des gendarmes et des flics dont les rivalités s’immiscent dans l’enquête, un jeune professeur de droit admissible à l’École normale supérieure et meurtrier à ses heures perdues. Une galerie de personnages, parfois loufoques, toujours touchants, qui donnent à voir les fonctionnements et dysfonctionnements d’une justice profondément humaine.

Éditions Les Presses Littéraires

Actu-Juridique : Pourquoi et comment êtes-vous devenu romancier ?

Vincent Vigneau : Une maladie imprévue diagnostiquée en 2019, pour tout vous dire un cancer métastasé, m’a conduit à porter un nouveau regard sur plus de trente années passées dans la magistrature. Je me suis remémoré des hommes et des femmes dont j’ai croisé le chemin et dont mes décisions ont, peut-être, changé la destinée, en me demandant, un peu inquiet, quelle image j’avais pu leur laisser. J’ai entrepris au printemps 2021 de raconter l’histoire de ceux qui m’avaient le plus marqué. Le premier d’entre eux était un CRS, qui avait été assigné en justice pour payer les frais d’hébergement en maison de retraite de sa mère, laquelle l’avait abandonné en 1947, à l’âge de deux ans, lorsqu’elle s’était aperçue qu’il avait la peau foncée. Il était probablement le fruit des relations de cette dernière avec l’un des soldats alliés de couleur qui avaient libéré son village normand. Il pouvait facilement échapper à une condamnation en invoquant l’indignité de sa mère. Mais à la surprise générale, il a accepté de payer pour des raisons que ce livre essaie d’approcher. Je me suis glissé dans la vie de ce personnage, devenu ici Levavasseur, dont le geste de pardon m’a bouleversé et qui m’a fait comprendre que les juges, qui siègent dans des palais de justice et non dans des facultés de droit, doivent, chaque jour, tenter et retenter d’accomplir le miracle de juger humainement des affaires simplement humaines.

Actu-Juridique : Comment avez-vous construit ce personnage de CRS ?

Vincent Vigneau : J’ai écrit le livre en un mois, en juillet 2021, mais j’avais auparavant rassemblé beaucoup de documentation sur les CRS. J’ai rencontré plusieurs d’entre eux, et notamment un qui m’a donné énormément d’informations sur l’exercice de son métier dans les années soixante, époque à laquelle Levavasseur avait commencé sa carrière. Il m’a également appris des choses que je ne savais pas du tout, sur l’histoire des CRS, fondées en décembre 1944 par le résistant Raymond Aubrac. Y avaient été intégrés des anciens groupes mobiles de réserve créés par Vichy et des résistants communistes. Le slogan CRS, SS, scandé par les manifestants de mai 1968, résonnait de manière particulière pour ceux qui avaient combattu le régime nazi !

Actu-Juridique : Votre roman, historique et documentaire, a une dimension intimiste. Le cancer y tient un des premiers rôles…

Vincent Vigneau : Je me suis en effet nourri à la fois de mon expérience professionnelle et personnelle. En ce qui concerne la maladie, je voulais montrer aussi ce que vivent ceux qui accompagnent les personnes malades et auxquels on ne pense pas assez. Or leur situation est très difficile ; ils se sentent souvent impuissants devant la souffrance de la personne qu’ils aiment – peu d’entre eux s’autorisent à s’occuper de leur propre sort. Ce livre est aussi une déclaration d’amour à ma femme et de reconnaissance à toutes celles et ceux qui accompagnent un proche malade.

Actu-Juridique : Comment avez-vous construit votre livre ?

Vincent Vigneau : Le récit est raconté à plusieurs voix : un fil principal rédigé au passé, à la troisième personne, entrecoupé de témoignages datés, exprimés à la première personne, comme chuchotés à l’oreille du lecteur. On y croise des personnages singuliers qui échappent aux clichés sur les acteurs du monde de la justice. Comme un lacet qui, en se dénouant, libère les brins qu’il enserre, la dernière scène permet d’éclaircir les différentes histoires qui, s’entremêlant, constituent la trame du roman. Mais ce livre, construit autour d’une intrigue policière, n’est pas seulement un polar. Il est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’angoisse de la mort, l’acceptation de la maladie, le deuil et le sens du pardon.

Actu-Juridique : Votre roman permet d’apprendre beaucoup sur les différents métiers de la chaîne judiciaire. Aviez-vous à cœur de les faire connaître ?

Vincent Vigneau : Je voulais montrer que la justice est humaine et qu’il y a derrière les magistrats des gens comme tout le monde, avec leurs doutes, leurs moments de faiblesse, leurs interrogations. Marie, la jeune substitut du procureur, est confrontée, comme nombre de magistrats aujourd’hui, à ce hiatus entre la volonté de bien faire son travail et l’impossibilité de mener sa mission au vu des moyens qu’on lui donne. Je voulais montrer la place et la justice du quotidien, des petites perquisitions et des planques qui ne mènent à rien, des « petites enquêtes criminelles » qui n’intéressent pas les médias. J’ai mis en scène une série de personnages cabossés, névrosés, qui portent des blessures liées à leur enfance et à leur histoire familiale. C’est bien sûr une magistrature fantasmée que je raconte. Je n’ai pas la prétention d’être un sociologue ou d’avoir écrit une œuvre réaliste. C’est juste le livre d’un juge qui s’autorise à quelques instants d’autodérision.

Actu-Juridique : Quelles sont les affaires réelles qui vous ont inspiré ?

Vincent Vigneau : Toutes les affaires évoquées sont réelles, mais je les ai retravaillées, en les mélangeant, en changeant les dates et les lieux. L’histoire de l’enfant que ses parents ont laissé mourir dans sa chambre, à la base de l’intrigue, je l’ai connue quand j’étais juge des enfants. L’agent d’entretien de la ville qui cache de la drogue à l’intérieur des murs des bâtiments municipaux et des écoles, c’est également une histoire vraie, vue non pas à Nanterre mais dans une autre ville du département. Les récits secondaires viennent aussi de mon expérience. Marie qui au parquet des mineurs, se trouve face à une mère venue un vendredi soir abandonner un enfant qu’elle avait adopté, c’est du vécu. Comme Marie, je n’avais pas su réagir : je remplaçais un collègue juge des enfants et cela faisait des jours que je procédais dans l’urgence à des placements d’enfants en danger. Je me faisais hurler dessus par des parents mécontents de mes décisions. Je me suis même fait agresser dans mon bureau. Lorsque cette femme a surgi dans mon bureau accompagné du garçon de 8 ans qu’elle voulait abandonner, j’étais si exténué par la semaine que je venais de passer que je n’ai pas réagi comme j’aurais aimé et dû le faire ! Cela me poursuit encore aujourd’hui, même si, foncièrement, il n’y avait sans doute pas grand-chose d’autre à faire que de placer cet enfant aussi violemment rejeté par ses parents adoptifs.

Actu-Juridique : Parmi cette galerie de portrait, vous faites un clin d’œil aux magistrats de la Cour de cassation…

Vincent Vigneau : Marie plaint en effet une de ses collègues nommée conseiller référendaire à la Cour de cassation et décrit le métier en ces termes : « petite main pour vieux schnocks à moitié gâteux de la Cour de cass ». Je me suis amusé à écrire cela, moi qui compte aujourd’hui parmi ces vieux schnocks, car je sais que c’est ce que pensent beaucoup de juges en juridiction. Lorsque j’ai été nommé conseiller référendaire à l’âge de 38 ans, la Cour de cassation attirait peu de candidats à cause de cette image rébarbative d’une institution un peu sclérosée. Beaucoup de collègues et d’avocats me plaignaient et ne comprenaient pas que je puisse aspirer à devenir « simple conseiller ». Pourtant, contrairement aux rumeurs, la Cour de cassation est un lieu très vivant. Les conseilleurs référendaires n’ont certes pas de voix délibérative, sauf dans les dossiers qu’ils rapportent, mais leur avis compte toujours beaucoup dans le délibéré. J’ai été très étonné à l’époque de voir que des anciens présidents de chambre de cour d’appel, âgés de 60 ans, me considéraient comme un des leurs. Je n’ai jamais eu autant l’impression de contribuer à l’élaboration du droit qu’à la Cour de cassation. Après huit années passées comme conseiller référendaire, j’ai été nommé premier vice-président au tribunal de grande instance de Nanterre avant de revenir en 2015 à la Cour de cassation comme conseiller à la première chambre civile. Depuis le 1er septembre 2022, j’occupe les fonctions de président de la chambre commerciale financière et économique.

Actu-Juridique : Comment concevez-vous vos fonctions de président de chambre ?

Vincent Vigneau : Je suis d’abord convaincu qu’il y a un lien étroit entre la qualité d’une jurisprudence d’une juridiction et la qualité de son organisation. À cet effet, il me paraît très important de veiller à créer un climat de respect mutuel au sein de la chambre. Il faut aussi que les gens qui y travaillent s’y sentent bien, se sachent écoutés et valorisés dans leur travail. Au sein d’une formation de jugement, il faut savoir accepter avec bienveillance les opinions divergentes pour prévenir tout conformisme et que chacun se sent libre d’exprimer son opinion, de reconnaître éventuellement qu’il s’est trompé, de changer d’avis sans craindre d’être isolé. Ma deuxième conviction c’est que le droit n’est pas seulement de la théorie, mais qu’il y a, derrière chaque dossier, des situations humaines, des hommes et des femmes dont le destin peut être bouleversé par une décision de justice. Le juge doit donc impérativement prendre en compte la réalité économique, sociale, se préoccuper des conséquences concrètes de ses décisions. La Cour de cassation se doit aussi être proche des juridictions du fond. C’est une chose à laquelle je suis très attaché. La Cour ne doit pas être perçue par les cours d’appel tribunaux comme un censeur, mais comme un partenaire qui, non seulement leur assure un soutien méthodologique, notamment en recevant en stage des magistrats des cours d’appel et des tribunaux, mais aussi valorise, au fil de l’eau, leurs jurisprudences innovantes qui contribuent à la construction et l’enrichissement du droit, prenne en compte leurs contraintes et réfléchit avec eux aux questions à venir pour tenter de les anticiper. Enfin, ma troisième conviction est que la Cour de cassation ne doit pas avoir peur de s’ouvrir vers l’extérieur. En sa qualité de cour régulatrice la Cour de cassation doit avoir conscience de sa responsabilité dans la clarification et l’accessibilité de la règle de droit et la volonté de dialoguer et d’écouter les autres juges, de tous ordres, sur les questions auxquelles ils sont confrontés, mais aussi la doctrine et les praticiens.

Actu-Juridique : Pourquoi avoir situé l’action de votre premier roman à Nanterre ?

Vincent Vigneau : Rien n’est complètement inventé dans ce livre. Tous les lieux que je décris, je les ai arpentés. Les banlieues de Nanterre sont celles que je connais le mieux pour y avoir passé une grande partie de mon adolescence. Auditeur de justice, j’avais effectué un stage au commissariat de Nanterre et planqué avec des inspecteurs de police à la cité des Marguerites. Lorsque je travaillais au tribunal de grande instance, je voyais tous les jours les tours Nuages qui figurent sur la couverture de mon livre. Je connais également très bien le Paris que je décris dans le livre. Je me suis beaucoup baladé dans le quartier de la butte Bergeyre que je décris dans ce livre et à proximité de laquelle j’habite désormais.

Actu-Juridique : Pensez-vous écrire d’autres romans ?

Vincent Vigneau : J’ai des idées qui me trottent dans la tête mais mes nouvelles fonctions sont très prenantes. Je vais donc avoir moins de temps, mais j’espère renouveler l’expérience. J’ai adoré cet exercice, et je trouve très fort d’avoir les retours des lecteurs, une fois le livre sorti.

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