Virginie Delalande : « Arrêtez de me mettre des barrières que je ne me mets pas moi-même ! »
Elle est brillante, au sens propre comme au sens figuré, et affiche un sourire à toute épreuve. Virginie Delalande, 38 ans, est actuellement coach auprès de personnes en situation de handicap. Mais dans une autre vie, elle fut la première avocate sourde de naissance en France. Un vrai parcours de combattante mais aussi un sans-faute pour cette juriste talentueuse qui a fait de sa vie une lutte pour faire tomber les barrières !
Une franche poignée de main, un sourire. Les premières impressions que donne Virginie Delalande sont celles d’une trentenaire dynamique et bien dans sa peau. Mais combien sa vie a été bouleversée entre la dépression sévère qu’elle traverse à 28 ans et celle qu’elle est aujourd’hui…
Sourde de naissance, son existence a été une suite de combats entrepris contre les idées reçues, les convenances et les chemins qu’on cherchait à tracer pour elle. Passer une heure avec Virginie Delalande, c’est ouvrir le champ des possibles.
À 9 mois, elle est diagnostiquée sourde profonde. Les médecins prédisent qu’elle ne parlera jamais. Qu’elle ne pourra jamais apprendre à lire et à écrire. Virginie Delalande aime bien faire mentir les prévisions ! Mais il a fallu en ronger, des freins, pour parvenir à « cette vie de rêve », comme elle le dit avec enthousiasme : un métier épanouissant, une vie de famille, une maison où se reposer du chaos du monde. « Comment pourrais-je me plaindre ? », lâche-t-elle faisant fi de ce qui, pour d’autres, aurait été insurmontable. Elle aurait pu en effet s’enfermer dans les affres du désespoir. Mais non. Son handicap ? Une « particularité ». La différence ? « Toujours relative. Ok, vous entendez. Mais moi je sais faire des choses que vous ne maîtrisez pas. Je sais lire sur les lèvres, par exemple ». Pas faux. Et toujours, derrière chaque assertion pleine de bon sens, ce sourire.
Le droit, pour la veuve et l’orphelin
Si Virginie Delalande est devenue avocate, c’est qu’elle a beaucoup souffert de voir que la différence augmentait les vulnérabilités chez les personnes concernées par le handicap. Certes, ce n’était pas son premier choix, elle qui aurait rêvé d’être vétérinaire auprès d’animaux sauvages, mais après tout, « farfouiller pour rétablir une certaine justice », « ne pas laisser les choses se faire sans rien dire », ça lui plaisait aussi. Parce qu’elle est « grande gueule » et l’assume entièrement.
Quand, en terminale, elle partage son souhait de devenir avocate avec sa professeure principale, cette dernière lui répond : « Mais avocat, c’est quand même un métier de la parole ! ». Sauf que si Virginie est sourde, elle n’est pas muette. Au contraire. Elle parle, beaucoup même, mais jamais pour ne rien dire. C’est pourtant le résultat d’un miracle, vingt ans de leçons intensives d’orthophonie, faisant preuve d’une volonté qui force le respect. Pour Virginie, la parole est définitivement d’or. « Et inscris-toi plutôt dans une petite fac de province », lui glisse également la professeure principale. C’est mal connaître Virginie Delalande, qui vise les meilleures facultés, Assas et la Sorbonne en tête. Elle aura Assas. « Elle m’inventait des barrières qui ne me parlaient pas », analyse-t-elle. Sans doute par bienveillance, teintée d’un léger « paternalisme » pour lui éviter la douleur des échecs.
La découverte des bancs de la fac est amère, c’est vrai. Virginie Delalande qui lit sur les lèvres s’installe au premier rang afin de décrypter les interventions des professeurs. Mais elle comprend avec effroi que leur bouche est cachée par un micro malvenu. Quand elle se présente à eux et leur demande de partager ses cours avec elle, afin qu’elle puisse suivre ses cours sur des supports fiables, « pas un ne m’a aidée, raconte-t-elle, encore choquée. Ils avaient trop peur que je partage mes cours avec d’autres, pour des raisons de droits d’auteur » ! Elle est donc contrainte de mettre en route un plan B. Les plans B seront l’histoire de sa vie. Elle achète les ouvrages de ses professeurs, mais ils sont tellement complets qu’elle y passe ses journées, rédige des fiches. Elle comprend vite que la meilleure solution serait de « copier » ses cours sur des élèves solidaires. Là encore, elle se heurte à des résistances venant d’étudiants pas « très ouverts ». Alors elle repère, analyse et finit par constituer un petit groupe d’étudiants dont elle sait qu’elle peut compter sur eux pour partager leurs cours. « J’avais ainsi mis en place un réseau d’entraide », ce qui fut fort appréciable : fiches contre cours, chacun y trouve son compte. Virginie Delalande n’a plus le « sentiment d’être un boulet ».
Transporter une faiblesse en force
Malgré son acharnement efficace et l’admiration de ses amis, elle reconnaît avoir, à l’époque, une confiance en elle proche de zéro. Alors pour conjurer le sort, elle endosse le rôle de la marrante du groupe, ne dit pas non à des petites blagues, luttant contre sa timidité naturelle. « Finalement, la gêne vient toujours des autres », analyse Virginie Delalande. Elle, est toujours à l’aise. « Mais c’est à moi de faire tomber les préjugés, en créant un socle de similitudes qui rapproche. Ensuite on peut aborder le handicap autrement et faire en sorte qu’il ne cristallise pas des peurs, des incompréhensions, des tensions non-dits ».
« Ton handicap, c’est ta force », lui a lancé un jour le père de sa meilleure amie. Elle devait avoir 24 ou 25 ans. Elle l’admirait beaucoup, l’appréciait humainement, mais quand elle entend cette phrase pleine de bons sentiments dans sa bouche, elle sort de ses gonds. « Qu’il prenne ma place, rien qu’une journée ! Qu’il sache ce que ça fait de ne même pas pouvoir passer un coup de fil ! », se dit-elle intérieurement. L’énervement passé, la phrase lui est restée. Pourquoi une telle assertion ? Quel sens donner à cette déclaration ? Elle n’a pas trouvé la réponse tout de suite. Vers la fin de sa vingtaine, la juriste traverse une période de turbulences. Elle tombe en dépression, mais la question du handicap n’est qu’une facette d’une remise en question plus globale. « Je cherchais du travail mais je n’arrivais pas à voir mes côtés positifs. Seulement les problèmes que j’allais apporter à l’entreprise. J’étais tenace et persévérante mais je ne le voyais pas du tout comme une qualité ». Après un moment d’introspection, elle cesse de faire de son handicap « l’unique source de tous mes problèmes. J’ai compris que je ne m’étais pas intéressée à mes autres facettes, au fait que j’étais hors du cadre, marrante, et qu’avec moi il est facile de travailler, car je demande régulièrement à mes interlocuteurs de reformuler, ce qui facilite la compréhension… pour tout le monde, entendant ou non, et que le team spirit se développe toujours plus qu’ailleurs ».
Petit à petit, Virginie Delalande réalise pourtant ses atouts. Alors stagiaire dans un cabinet, « quand on me demandait de mettre la main sur une jurisprudence, je la trouvais forcément, tellement habituée à trouver des chemins de traverse ». Les retours de sa hiérarchie sont dithyrambiques : jamais ils n’avaient vu quelqu’un d’aussi débrouillard, tenace. Elle développe une analyse pointue des moyens d’envisager ses atouts comme complémentaires de ceux des autres. « Comment se répartir au mieux les charges ? Comme je ne pouvais par exemple pas passer de coups de fil, je pouvais m’occuper d’autres choses (synthèses, corrections de fautes d’orthographe, réseau…). Et cela permettait de prendre conscience que nous étions tous complémentaires sur nos softs skills ».
Finalement, elle décline les offres d’emploi de deux cabinets. « À ce moment-là, j’avais déjà deux enfants, j’ai voulu garder un certain équilibre », explique-t-elle, humblement. Pour elle, la plaidoirie n’a jamais été une option, et elle a préféré se consacrer au conseil, car elle craignait de faire face « à des magistrats non sensibilisés aux questions de handicap, et au regard dubitatif des clients ou des autres avocats ».
De juriste à coach
« Nous sommes des êtres sociaux. Nous avons besoin d’être intégrés et de jouer un rôle dans la société. J’ai connu des moments où je me sentais tellement inférieure, avec le sentiment d’avoir des Everest à grimper tous les jours. J’ai beaucoup lutté en mode « survie », lâche-t-elle, dans un élan de sincérité. Pour Virginie Delalande, la thérapie lui a été littéralement salvatrice, nécessaire pour se délester de « croyances parfaitement intégrées », mais fausses : que le handicap était insurmontable, qu’elle aurait une vie pourrie, qu’elle serait dépressive, jamais propriétaire, jamais maman, qu’elle était condamnée à rester célibataire et à vivre des minimas sociaux. « Mon cadre de référence, c’était ‘’les autres mieux que moi’’. Mais il fallait que je prenne ma ‘’revanche’’. J’avais envie de dire : ‘’Arrêtez de me mettre des barrières que je ne me mets pas moi-même’’ ! J’ai compris que j’avais le droit d’avoir de l’ambition ».
La trentenaire affirme aujourd’hui une force impressionnante. Elle s’amuse de « sa vision latérale 20 % plus développée que chez les entendants, de son hypersensibilité. Ce que je dis, c’est que la notion de différence est très relative ». Elle fustige la France pour sa propension à enfermer les gens dans des cases. Heureusement, « je suis sortie de toutes celles dans lesquelles on voulait me mettre », se réjouit Virginie Delalande. En essayant de gommer les différences artificiellement construites, elle prend conscience d’un traitement différencié entre personnes handicapées et non handicapées. Pourquoi serait-il impossible d’assurer les fauteuils roulants, les appareils ou les prothèses par exemple ? « Les personnes handicapées sont aussi des consommateurs, elles paient des cotisations, achètent des produits ou des services et n’ont pas le service qui va avec », s’agace-t-elle. De ces constats, elle décide de se renseigner davantage sur le parcours client des personnes en situation de handicap, afin d’adapter le produit « assurance » pour les maisons, les voitures… « Oui, on peut faire du ‘’business’’ avec le handicap, c’est-à-dire qu’on peut gagner des parts de marché supplémentaire si on a une réflexion en amont pour créer des produits et services avec une vraie accessibilité universelle ». Et quand elle le dit, c’est de façon vertueuse. « J’ai compris qu’il y avait un boulevard ». Le coach qui la suivait lui glisse un jour qu’elle devrait faire des conférences. Sa première réaction ? « Je trouvais ça très prétentieux ». Mais bon an, mal an, elle commence à coacher des amis, puis des amis d’amis. Le phénomène fait naturellement boule de neige.
Elle se forme et obtient un diplôme pour se donner une légitimité, même si « je l’avais déjà par mon vécu, mes expériences et toutes les solutions que j’avais déjà trouvées ». C’est sans regret qu’elle a quitté le monde de l’entreprise, dans lequel elle se sentait « à l’étroit » et soumise au « plafond de verre. Les RH ne pensaient jamais à moi quand un poste de management se libérait », se rappelle-t-elle.
Aujourd’hui, Virginie Delalande, avec son blog Handicapower et ses activités de coach individuel et bientôt en entreprise, s’est « alignée sur ses valeurs de liberté, d’authenticité, de bienveillance. Et dans mes anciens postes, je ne ressentais pas tout cela » !