Et si le secret de l’avocat était l’allié de la lutte contre le blanchiment ?
La Cour constitutionnelle belge vient de rendre le 24 septembre 2020 un arrêt très favorable aux avocats à l’occasion d’un recours contre la transposition en droit interne de la directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20mai 2015 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ». Dans leur décision, les juges n’opposent pas la lutte contre le blanchiment et le secret de l’avocat mais trouvent au contraire le moyen de les réconcilier.
Les explications de Marie-Anne Frison-Roche, professeur de droit de la régulation.

Actu-Juridique : Les avocats contestaient devant la Cour constitutionnelle belge d’abord le fait que la loi du 18 septembre 2017 transposant la directive sur le blanchiment leur imposait d’effectuer une déclaration de soupçon alors même que leur client renonçait à réaliser l’opération douteuse. En quoi cet arrêt * de la Cour est-il remarquable ?
MAFR : Habituellement, lorsqu’il est question de la nécessité de lutter contre le blanchiment face à la nécessité de préserver le secret professionnel de l’avocat, la discussion dégénère vite en un affrontement « bloc contre bloc ». Il y a d’un côté ceux qui affirment que l’essentiel réside dans la probité et qu’il faut à n’importe quel prix extirper cette lèpre qu’est le blanchiment. De l’autre, les avocats allèguent que le secret qu’ils gardent est un pilier de la démocratie et que toute atteinte fait s’effondrer celle-ci. Les deux camps sont dans leur perspective respective. C’est donc comme une sorte de lutte à mort parce que chaque camp peut prétendre occuper le sommet de la hiérarchie des principes essentiels. Chacun est alors négativement sommé de choisir entre être considéré comme le complice de l’avocat blanchisseur ou le suppôt de l’épouvantable technocrate de Bruxelles qui ne comprend rien au beau, au bien, au juste…
Cet arrêt de la Cour constitutionnelle de Bruxelles tente de surmonter cette contradiction de base en affirmant que les deux sont aussi importants l’un que l’autre, en conséquence de quoi le secret des avocats doit être conçu d’une façon limitée dans son contours, en tout cas au titre du conseil : en cela il est étroitement conçu dans son ampleur. Mais en même temps, il est plus profond que la lutte contre le blanchiment et c’est pourquoi lorsqu’il s’agit de défendre dans un procès ou dans la perspective de celui-ci, nulle loi ne peut entamer le secret de l’avocat. Voilà la façon dont l’articulation est inventée par la Cour : à la fois plus étroit dans son emprise (défense et non pas conseil), mais plus profond (pas de transmission de l’information concernée, même si elle est entre les mains d’un collaborateur car la défense – socle de la démocratie – est incorporée dans l’information elle-même).
Plus encore, la Cour constitutionnelle refuse de concevoir l’avocat comme l’ennemi de la compliance, elle le conçoit comme son serviteur : elle estime en l’espèce que si le client a renoncé à réaliser une opération frauduleuse, l’avocat l’ayant dissuadé, la loi qui impose à celui-ci de procéder à une déclaration de soupçon et le sanctionnant de ne pas le faire, méconnait son agissement qui est au contraire « conforme » au but même du dispositif de compliance : éviter que les opérations de blanchiment n’aient lieu. Ce raisonnement a fortiori, aboutissant à l’annulation pour anti constitutionnalité d’une telle disposition légale repose sur la définition de l’avocat comme vecteur positif de compliance.
Actu-Juridique : Pourquoi est-ce important sur le terrain de la compliance, mais aussi pour le secret de l’avocat ?
MAFR : Cet arrêt montre qu’il est possible de penser les rapports entre d’un côté l’efficacité de la compliance au regard des « buts fondamentaux » que le Droit de la compliance poursuit – ici la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme -, ayant pour moyen premier la captation d’informations, et, de l’autre, la mission de l’avocat, ayant pour moyen premier le secret, c’est-à-dire la non-transmission d’informations, ce qui se contredit en apparence et ce que la Cour parvient à articuler.. L’arrêt dit que ce serait un comble de contraindre un avocat à dénoncer son client alors qu’il a usé de sa capacité de persuasion, arme naturelle de l’avocat, pour faire en sorte que le blanchiment ne se produise pas. Précisément et d’une façon générale, le but du système de compliance n’est pas de sanctionner quelque chose qui est déjà arrivé, mais de faire en sorte que quelque chose de mal n’advienne pas, le Droit de la compliance étant téléologique et trouvant sa normativité dans les buts que ses instruments (comme la transmission ou la non-transmission d’information) servent.
A ce titre, les juges sont très subtils, en insistant sur la nécessité de préserver la relation de confiance entre l’avocat et son client dans l’exercice de défense, en ces termes : « …. l’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci ».
Or, la confiance est également le socle du système économique et financier et ce que corrompt la corruption et le blanchiment d’argent. Plus encore, lorsque l’avocat dissuade son client de réaliser son opération frauduleuse, il devient lui-même un agent actif de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Cet arrêt articule d’une façon exemplaire le but monumental du droit communautaire et le secret professionnel de l’avocat de valeur constitutionnel. C’est un arrêt très concret qui se réfère tacitement à la définition de l’avocat comme l’auxiliaire de la lutte contre le blanchiment en intégrant le secret professionnel de celui-ci dans le système de compliance au lieu d’en faire toujours un obstacle à toujours écarter.
Actu-Juridique : Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle donne également raison aux avocats sur un second point qui concerne l’auteur de la déclaration de soupçon ….
MAFR : La loi nationale de transposition prévoyait en effet l’obligation pour le personnel d’un cabinet d’avocat d’effectuer la déclaration de soupçon à la place de l’avocat si celui-ci est empêché ou s’il ne la fait pas par mauvaise foi. Les avocats contestaient cette disposition. La Cour constitutionnelle leur donne raison. Que le tiers en question soit avocat ou non est sans incidence, estiment les juges, seul l’avocat du client concerné peut apprécier s’il y a lieu de faire une déclaration de soupçon, et personne d’autre à sa place. Cela signifie que l’information est transformée par le secret, devient ainsi comme « intouchable » et ne peut plus objectivement être transmise à l’autorité publique. L’arrêt détaille le cas particulier du collaborateur dans un cabinet d’avocat mais énonce la règle plus généralement pour tout tiers, notamment les compliance officers.
Actu-Juridique : Quelles conclusions en tirer sur la conception du secret développée par la Cour ?
MAFR : Si l’information est rattachée à l’exercice de conseil, le but monumental de lutter contre le blanchiment d’argent justifie pour les juges sa transmission à l’autorité publique sans que la fonction de l’avocat constitue un élément faisant barrière. C’est le premier mouvement de restriction dans l’ampleur de l’emprise car lutter contre le blanchiment d’argent, dans son lien avec le principe de probité, est un principe fondamental. Mais dès l’instant que l’information est rattachée à l’exercice de la défense, le but monumental de la défense des personnes risquant d’être condamnées – quand bien même elles pourraient n’être pas innocentes -, la fonction de l’avocat constitue un élément faisant barrière à la lutte contre le blanchiment d’argent, parce qu’elle est alors plus « profonde ». Comme le dit expressément l’arrêt, la perspective est plus « globale » dans la loi nationale que dans le Droit communautaire car elle englobe la démocratie.
Ains, le secret professionnel de l’avocat, parce que plus étroit et plus profond s’articule avec le but monumental de la lutte contre le blanchiment, plus large mais moins profond, car l’avocat est un pilier de la démocratie, dans son activité de défense : la défense de la démocratie est plus « globale » (pour reprendre les termes de l’arrêt) et plus profonde que la défense de la probité, mais aussi plus étroite et ne vise pas les activités de conseils.
Pourtant si ce sont des conseils pour une future défense dans un procès, l’activité est couvert par ces droits de la défense.
C’est en cela que cet arrêt est clair et ferme, articulant deux principes, que l’on oppose trop souvent, mettant l’avocat au cœur du Droit de la compliance.
*L’arrêt de la Cour constitutionnelle 114/220 du 24 septembre 2020 peut être téléchargé ici.
*Pour une analyse plus approfondie, voir le commentaire complet de Marie-Anne Frison-Roche
Référence : AJU74992
