Les notaires mobilisés dans la lutte contre le blanchiment de capitaux

Publié le 30/07/2019

Le point sur les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon de la profession notariale. Premier contributeur du secteur non financier à Tracfin, le notariat se distingue par  son effort déclaratif même si tous ses acteurs sont encore inégalement mobilisés.

Le 115e Congrès des notaires de France, qui s’est déroulé du 2 au 5 juin  2019 pour la 1re fois hors de France à Bruxelles avait pour thème le droit international privé. Dans un monde qui s’internationalise chaque jour d’avantage, la quatrième commission, a été consacré à la notion de contrat : comment acquérir et financer dans un contexte international  se sont interrogés ses président et rapporteur Antoine Desnuelle et Cécile Sainte-Cluque-Godets. Comment traiter et financer un dossier d’acquisition en France par un non-résident ? Sécuriser l’établissement prêteur et favoriser la liberté d’établissement ? Contractualiser les droits et obligations des parties ? Lutter contre le risque de blanchiment ? Cette dernière thématique a fait l’objet d’une table ronde  particulièrement suivie le 5 juin au matin avec les interviews croisées de Bruno Dalles, directeur de Tracfin, et Jean-François Thony, procureur général auprès de la cour d’appel de Rennes. Les notaires sont assujettis aux obligations de lutte contre le blanchiment d’argent au titre de l’article L. 561-2, 13° du Code monétaire et financier dans les conditions prévues à l’article L. 561-3 du Code monétaire et financier. Ces professionnels du droit sont tenus de déclarer toutes sommes ou opérations portant sur des sommes dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine de prison supérieure à un an ou participent au financement des activités terroristes. Ils doivent effectuer, le cas échéant, une déclaration au terme d’une analyse motivée du soupçon et au regard de leur connaissance actualisée de leur client. Les notaires ne peuvent opposer le secret professionnel à Tracfin.

Le rôle des notaires

Le blanchiment est défini à l’article 324-1 du code pénal comme un délit qui consiste à faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect. Constitue également un blanchiment le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou délit. « Le notaire est un témoin privilégié, il est un gatekeeper, c’est à dire celui qui garde la porte et qui voit ce qui se passe. Et comme tout témoin, il a l’obligation de témoigner de ce qu’il a vu et entendu », rappelle Jean-François Thony, procureur près la cour d’appel de Rennes. Le dispositif mis en place  repose sur une évaluation des risques de blanchiment ou de financement du terrorisme  que le professionnel doit effectuer pour chaque client ou opération, le conduisant à opérer des vérifications plus ou moins poussées. À minima, lorsque le risque est faible, des procédures de contrôles simples doivent être mises en place (vérification de l’identité du client et du bénéficiaire effectif par production d’un document écrit). Il appartient au notaire non seulement de définir les critères d’évaluation des risques, mais également de les classer en fonction de la nature des services offerts, des conditions de transaction, des caractéristiques des clients ou encore du pays ou du territoire d’origine ou de destination des fonds.

Des obligations progressivement renforcées

L’ordonnance du 30 janvier 2009 a transposé dans notre droit national la troisième directive européenne 2005/60/CE du 26 octobre 2005. Elle a renforcé le dispositif existant de lutte contre le blanchiment en le rendant conforme aux recommandations formulées par le GAFI en 2003. Ce texte affirme et précise les obligations des notaires. En effet la profession, était déjà soumise aux obligations de vigilance et de déclaration de soupçon, ce dans le cadre de la loi du 11 février 2004.  Les  nouvelles dispositions ont été intégrées aux articles L. 561-1 et suivants du Code monétaire et financier, qui précisent l’étendue des obligations auxquelles les notaires sont assujettis. Les notaires doivent mettre en place des systèmes d’évaluation et de gestion des risques de blanchiment et de financement du terrorisme, diffuser procédures et informations régulières à l’ensemble des membres de leurs personnels concernés et les former à ces risques. Ce texte a précisé l’obligation de vigilance. Avant d’entrer en relation d’affaires, le professionnel a l’obligation identifier son client, et de déterminer l’objet et la nature de cette relation, ce même dans le cadre d’un rendez-vous occasionnel. Cette obligation de vigilance peut en outre être modulée en fonction du risque que présentent le client, le produit ou la nature de la relation d’affaires. Lorsque le niveau de risque est identifié comme élevé, une obligation de vigilance renforcée s’impose au professionnel.  À cet égard, les modalités d’identification des organismes de placement collectif et des fiducies font désormais l’objet de règles spécifiques. Pour les personnes physiques, l’identification des clients occasionnels est allégée en cas de faible risque de blanchiment et pour les opérations dont le montant n’excède pas 15 000 €,  ou 10 000 € en cas de paiement en espèces. Les obligations de vigilance sont renforcées lorsque le client exerce ou a exercé des fonctions l’exposant à un risque particulier, sans qu’il soit besoin que ces fonctions soient exercées à l’étranger. L’obligation de déclaration a été étendue aux sommes ou opérations pouvant provenir d’une infraction passible d’une peine de prison supérieure à un an ou pouvant participer au financement des activités terroristes et à la fraude fiscale passible d’une peine maximale de prison de cinq ans. Ces obligations de vigilance et de déclaration de soupçon ne s’appliquent pas aux informations recueillies à l’occasion d’une consultation juridique, à moins qu’elles n’aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. L’ordonnance a renforcé la confidentialité de la déclaration de soupçon et confirmé que le secret professionnel ne peut pas être opposé par le professionnel pour se soustraire à ses obligations. Corrélativement, aucune poursuite civile ou  pénale ni aucune poursuite pour dénonciation calomnieuse ou atteinte au secret professionnel ne peut être intentée contre le notaire qui a effectué de bonne foi une déclaration auprès de Tracfin. « Le notaire qui réalise une déclaration de soupçon bénéficie d’une immunité pénale et disciplinaire pour les faits qui ont été réalisées à l’occasion d’une déclaration de soupçon », a souligné Bruno Dalles, lors de la table ronde dédiée à la Lutte contre le blanchiment des capitaux. La loi n° 98-546 du 2 juillet 1998, portant diverses dispositions d’ordre économique et financier a élargi le dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme aux intermédiaires immobiliers dont les notaires. Elle a imposé à la profession un devoir de vigilance accrue et soumis les notaires à une obligation de déclaration auprès de Tracfin en cas de soupçon de blanchiment. La loi n° 2004-130 du 11 février 2004 réformant le statut de certaines professions judiciaires ou juridiques et transposant la 2e directive européenne relative à la lutte anti-blanchiment a confirmé le rôle des notaires dans ce dispositif. Afin de faciliter l’identification des bénéficiaires effectifs de certaines opérations, les notaires ont  la possibilité de consulter, depuis le 1er avril 2018, les documents annexés au RCS par les personnes morales et les trusts précisant leurs bénéficiaires effectifs. Tracfin peut demander directement aux professionnels concernés de renforcer, pendant six mois renouvelables, leur vigilance sur des opérations particulières ou des personnes déterminées. Il est interdit de porter à la connaissance des clients ou de tiers les informations transmises par Tracfin. Tracfin a maintenant la possibilité de bloquer l’exécution d’une opération durant 10 jours au lieu de 5 jours précédemment. En cas de violation sérieuse, répétitive ou systématique de leurs obligations anti blanchiment, les notaires encourent une amende égale au double du montant de l’avantage retiré du manquement lorsqu’il peut être déterminé, ou à un million d’euros (C. mon. fin., art. L. 561-36-3).  En outre, la chambre des notaire compétente peut enjoindre au notaire de mettre un terme à un comportement inadéquat et prononcer une interdiction temporaire d’exercice de responsabilités dirigeantes.

Augmentation des déclarations de soupçon

Pour la deuxième année consécutive, le notariat s’inscrit dans une croissance significative du nombre de déclarations de soupçon. La profession enregistre une progression de 5 %, pour atteindre 1 474 déclarations de soupçon, soit le chiffre le plus élevé de la profession depuis son assujettissement en 1998. Ce résultat permet au notariat de consolider sa première place de contributeur du secteur non financier. Les typologies les plus rencontrées relèvent de déclaration de soupçon de blanchiment dans le domaine de l’investissement immobilier. Dans la majorité des cas, les professionnels interrogent ou ont un doute sur l’origine des fonds, tout particulièrement en présence d’une personne politiquement exposée (PPE), lesquelles ont été déclarées dans 4 % des signalements. Les typologies fiscales sont en revanche moins représentées. Le potentiel d’amélioration demeure cependant conséquent. En effet, comme constaté lors des années précédentes, l’effort déclaratif repose essentiellement sur trois zones géographiques : l’Ile-de-France, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et le Grand Est, cette dernière s’installant dans un rythme déclaratif stable et pérenne. À l’inverse, des déséquilibres déclaratifs importants apparaissent sur d’autres parties du territoire où le manque de professionnels ou d’opérations immobilières ne peut pas être invoqué de façon convaincante. Cette polarisation de l’activité se reflète également au niveau des offices notariaux. En 2018, 11 % des études ont émis au moins une déclaration de soupçon à Tracfin, soit un recul de 2 points par rapport à 2017. L’analyse des signalements permet d’observer qu’entre 2009 et 2019, seulement 37 % des études ont participé à l’effort déclaratif global de la profession en transmettant a minima une déclaration de soupçon.

Développement d’outils spécifiques

De plus, l’année 2018 a été marquée par le déploiement de plusieurs outils d’aide à l’appréhension de la thématique LCB/FT. Ainsi, le Conseil supérieur du notariat (CSN) a ouvert un accès à l’ensemble de la profession à une base de données commerciale afin d’identifier les personnes politiquement exposées ou bien des protagonistes dont la notoriété est à prendre en compte dans l’analyse de l’opération immobilière. En outre, le CSN a déployé un outil informatique appelé questionnaire de vigilance dont le but est d’aider les notaires dans leur prise de décision de transmettre ou non une déclaration. Enfin, la profession a développé un module e-learning afin de sensibiliser la profession au dispositif LCB/FT. La mise en place de ces outils traduit une prise de conscience réelle du notariat pour les enjeux LCB/FT. Cet effort incontestable doit désormais être assorti d’un accompagnement des professionnels dans la mise en place d’un système de gestion et d’évaluation des risques, propre à chaque étude et dédiée à des zones, des activités et des clientèles différenciées. L’année 2018 démontre ainsi que l’exigence plus grande des pouvoirs publics à l’égard du notariat, profession au cœur des transactions immobilières et, à ce titre, particulièrement exposée aux risques de blanchiment, a été utilement accueillie. Il est attendu que cette mobilisation contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme s’inscrive dans la durée et se complète par des dispositifs de contrôle et d’inspection réellement efficaces.

Une marge de progression

Une progression des déclarations de soupçon est également attendue dans la forme. « Ce qui est important pour une déclaration de soupçon, c’est sa qualité », a souligné Bruno Dalles. La déclaration de soupçon doit être réalisé dans un temps très proche de l’opération à laquelle elle se réfère. Elle doit être précise et être réalisée par le biais du système dématérialisé mis en place à cet effet, le dispositif Ermes. Ce système dématérialisé facilite la transmission et l’exploitation de la déclaration de soupçon. À cet égard, la profession peut s’enorgueillir d’un bilan particulièrement satisfaisant. Ainsi, « les notaires se sont résolument emparés de la plate-forme de téléprocédure ERMES en transmettant près de 90 % des déclarations de soupçon par cette plate-forme dématérialisée en 2018 », souligne le dernier bilan publié par Tracfin. Pour Bruno Dalles «  une bonne déclaration de soupçon est celle où le soupçon est précisé et où le raisonnement du notaire qui a aboutit à la déclaration de soupçon est précisé ». Or, d’après  le dernier bilan de Tracfin, 53 % des informations reçues ne contiennent pas de pièces jointes, ce qui oblige le service à exercer son droit de communication, le contenu des signalements est souvent lapidaire, sans analyse, ni soupçon clairement exprimé, reposant sur des critères fragiles et isolés et non sur un faisceau d’indices. Il y a donc là un fort potentiel d’amélioration. Identifier les modalités de financement atypiques d’une opération ou relever des incohérences entre le profil de l’acquéreur et la valeur du bien ne sont pas des réflexes acquis par l’ensemble des notaires, en dépit des nombreux efforts de sensibilisation du service et des instances de la profession, souligne les services de Tracfin.

Vigilance accrue sur les acquisitions immobilières

Le secteur de l’immobilier est au cœur du sujet du blanchiment. Comme cela a été souligné lors de la dernière évaluation de la France par le GAFI, les investissements immobiliers sont une stratégie prisée d’intégration de fonds d’origine illicite. À cet égard, l’année 2018 a été caractérisée par une prise de conscience collective des assujettis avec un total de 3 188 déclarations de soupçon en lien avec le secteur immobilier.  Avec près de la moitié des signalements adressés, le notariat confirme sa position centrale dans la chaîne de traitement des acquisitions immobilières. Le dernier bilan dressé par Tracfin témoigne également de la montée en puissance de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). « L’affinage de l’expertise et de l’organisation des Centres de services bancaires (CSB), préposés sur les dépôts des professions réglementées, conduit ainsi à une hausse spectaculaire de la contribution de la CDC. Cette tendance conforte le positionnement complémentaire et décisif des CSB sur la matière immobilière et appelle à davantage de coordination et de coopération quotidienne entre ces derniers et le notariat », souligne les équipes de Tracfin. Les professionnels de l’immobilier et plus particulièrement les agences immobilières contribuent également à l’effort déclaratif. Par ailleurs, la contribution des établissements financiers sur l’immobilier permet d’accroître la variété des typologies signalées. « Il est ainsi encore fréquent que les banques révèlent des infractions que les professionnels pourtant spécialisés et directement exposés n’ont pu relever, à défaut de cartographie plus fine et plus appropriée », souligne le rapport. Ce secteur comporte encore une large progression des acteurs concernés. Le dynamisme du marché immobilier observé en 2018, soit 1 570 000 transactions enregistrées en 2018 (chiffres DGFiP), comparé au volume de déclarations effectuées par la profession « laisse entrevoir un gisement non négligeable d’informations », souligne le dernier rapport Tracfin.