Accès à l’IVG : face à la pénurie de médicament, que peut faire l’État ?
Plusieurs organisations ont dénoncé en avril dernier des tensions d’approvisionnement de pilules abortives dans plusieurs régions en France, notamment en Île-de-France, qui mettent en péril l’accès à l’avortement. Aujourd’hui, elles appellent à ce que l’État garantisse la production, la commercialisation et la distribution des médicaments nécessaires à l’avortement afin d’éviter de nouveaux risques de pénurie qui compromettraient l’égalité d’accès à l’IVG. Actu-juridique fait le point sur la situation à Paris avec Me Khadija Azougach, avocate au barreau de Paris.
« On a eu des sueurs froides pendant 15 jours, mais on a trouvé des solutions et c’est revenu assez vite ». Face à la tension dans les stocks de pilules abortives en avril dernier, Éric Myon, pharmacien du VIIIe arrondissement de Paris et élu de l’association URPS Pharmaciens Île-de-France a réussi à s’adapter à cette situation de crise. Le 14 avril, c’est l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament qui a donné l’alerte, s’inquiétant de remontées de terrain selon lesquelles le misoprostol était « porté disparu dans la totalité des pharmacies à Lille et à différents endroits en région parisienne ».
Il faut dire que ce médicament est d’une importance cruciale. En France, la Drees a enregistré 223 300 IVG pratiquées en 2021 (dont environ 50 000 pour la seule région Île-de-France). La proportion des IVG médicamenteuses, qu’elles soient pratiquées en milieu hospitalier ou à domicile jusqu’à neuf semaines après le début des dernières règles, continue de progresser et représente désormais 76 % des IVG. Utilisé dans ce cadre, le misoprostol est la deuxième substance à ingérer dans les 24 à 48 heures après la mifépristone afin de déclencher des contractions et expulser l’œuf : « Je connais bien les médecins et sages-femmes qui pratiquent les IVG médicamenteuses dans mon secteur », explique Éric Myon. « Je sais ce qu’ils utilisent donc j’essaie toujours d’avoir en stock l’équivalent de 6 à 8 semaines. On a frôlé la catastrophe en avril, mais ils ne se sont pas retrouvés sans rien, car on a pu remplacer le Gymiso par le Misoone, par exemple. Si la tension avait duré plus longtemps, on se serait retrouvé face à des difficultés ». Cette tension, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et le ministère de la Santé l’ont reconnue, indiquant avoir été avertis d’un retard de fabrication du Gymiso dès fin 2022, et ont assuré tout mettre en œuvre pour limiter son impact, notamment en important du Misoone depuis l’Italie.
Au-delà de la tension autour du misoprostol, un accès à l’IVG loin d’être optimal
Doit-on craindre de nouvelles mises en tension, voire des pénuries de pilules abortives ? Et si tel est le cas, quels sont les leviers pour mieux les anticiper et surtout les empêcher ? S’ils ont davantage été médiatisés ces derniers mois, ces problèmes d’accès à l’IVG ne sont pas nouveaux, tient à souligner Me Khadija Azougach, avocate intervenant sur des dossiers liés aux droits sexuels et reproductifs, militante au Planning familial, et secrétaire générale de Lawyers4Women : « Début 2023, il y a eu des alertes sur les difficultés d’accès à la pilule abortive en France. Malheureusement, elles allaient de pair avec d’autres difficultés d’accès à l’IVG observées sur le terrain en termes de service public, avec des fermetures de centres IVG et d’autres entraves rencontrées par des femmes ». Le seul fournisseur de misoprostone en France reste le laboratoire Nordic Pharma. Auditionné durant la commission d’enquête sur la pénurie de médicaments au Sénat le 2 mai dernier, le président de Nordic Pharma France, Vincent Leonhardt, s’était montré rassurant sur les réapprovisionnements à venir, affirmant que les stocks des deux pilules seraient portés « à plus de cinq mois d’ici la fin du mois de juin ». Pour Me Khadija Azougach, le contexte reste malgré tout très préoccupant car d’autres facteurs persistent et mettent en péril le recours à l’IVG, comme les disparités en fonction des territoires dans l’accès aux centres IVG et le manque, voire l’absence, de structures et de professionnels de santé : « Depuis avril, on nous dit de ne pas nous alarmer. Sauf qu’on assiste à un ensemble de circonstances qui s’enchaînent et qui montrent que rien n’est garanti, surtout quand cela concerne les droits des femmes à disposer de leur corps ».
Le symptôme d’un problème global d’approvisionnement des médicaments
Dans la foulée des alertes de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, c’est le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes qui a demandé « au gouvernement que la France retrouve rapidement sa souveraineté en matière de production de la pilule abortive ». Le 15 juin 2023, le collectif Avortement Europe a réagi à l’engagement d’Emmanuel Macron en faveur d’une relocalisation de la production de médicaments essentiels. Car, dans la liste annoncée, ne figurent pas les molécules utilisées dans le cadre des IVG médicamenteuses. Les signataires de la tribune du collectif estiment qu’il est temps d’instaurer une politique publique réellement protectrice pour l’accès à l’IVG, notamment au regard de la production et gestion de la mifépristone et du misoprostol : « Nous demandons que la production de ces médicaments soit relocalisée en urgence, que la liste des 25 premiers médicaments promis par le président soit étendue avec des engagements fermes sur cette priorité. Le respect des droits des femmes et du droit à l’avortement exige que ces médicaments soient reconnus comme essentiels, de premier recours en accord avec la liste déjà existante des médicaments de l’OMS et que leur production, commercialisation et distribution soient effectives et garanties par l’État ».
Pour Éric Myon, les tensions d’approvisionnement sont loin d’être rares : « Je ne peux pas comparer les tensions sur les stocks de misoprostol avec les 80 autres ruptures de stocks que je dois gérer au quotidien, avec aucune information de la part des laboratoires, et où je galère comme un fou pour trouver trois boîtes », déplore-t-il. Face à cette situation globale de pénurie de médicaments, la perspective d’une relocalisation semble aller dans le bon sens, selon lui, mais nécessiterait de repenser complètement l’industrie du médicament : « Cela veut dire admettre qu’on ne peut pas fabriquer et vendre au même prix, cela veut dire essayer de dépenser plus pour la santé, vendre des médicaments plus cher, mais aussi qu’on en utilise moins. Le problème, c’est que ce réaménagement, cette réindustrialisassions sont des solutions qui prennent cinq à dix ans. C’est un débat qui dépasse le seul débat de l’accès à l’avortement ».
La France sur le chemin de la constitutionnalisation du droit à l’IVG ?
De son côté, Me Khadija Azougach réfute l’idée que les attaques des conservateurs contre le droit à l’IVG et certains reculs observés à l’étranger n’auraient aucune incidence sur la France : « Contrairement à ce que certains sénateurs ont affirmé pour s’opposer à la constitutionnalisation du droit à l’IVG en France, on ne peut pas être imperméables à ce qu’il se passe dans d’autres pays. On ne peut pas dire « estimez-vous heureuses, ça se passe bien chez nous, il n’y aura pas de risques de retour en arrière ». Les organisations anti-choix sont très structurées, c’est un lobby international qui a de gros moyens financiers, qui est très actif sur les réseaux sociaux ».
Soulevée par l’abrogation de l’arrêt Roe v Wade en juin 2022 aux États-Unis, la nécessité de protéger le droit à l’IVG en France en l’inscrivant dans la Constitution est entrée au Parlement via une proposition de loi constitutionnelle portée par les députés La France Insoumise en novembre 2022. Si le Sénat a finalement voté en sa faveur le 1er février dernier, il en a aussi modifié la formulation, optant pour inscrire dans la Constitution la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». Un changement loin de satisfaire les organisations féministes qui appellent à réintégrer le terme de « droit » à l’IVG.
« Il faut que l’État se responsabilise », maintient Me Khadija Azougach. « Il faut qu’il considère que le droit à disposer de son corps est aujourd’hui encore fragilisé et qu’il a cette obligation à ce que l’effectivité d’accès à l’avortement se fasse dans les meilleures conditions. Cela revient à agir en amont et pas toujours dans l’urgence, en bricolant, comme on l’a fait pendant le Covid. Ce type de pénurie, certes globale, ne doit pas fragiliser un droit fondamental comme le droit à l’avortement, ce n’est pas qu’une question sanitaire, c’est vraiment en plus d’une question de santé publique, une question d’égalité, et c’est sur le principe d’égalité que notre État doit prendre sa responsabilité ».
Référence : AJU009o2