La procréation médicalement assistée et le juge administratif. Le renvoi à l’expression de la volonté générale par la loi

(À propos de l’arrêt du 28 septembre 2018)
Publié le 02/01/2019

Alors que l’étude demandée par le Premier ministre sur la révision des lois bioéthique et que l’avis rendu sur les mêmes thèmes par le Comité consultatif national d’éthique apparaissent nettement ouverts à une évolution de la législation en matière de procréation médicalement assistée, le Conseil d’État vient de refuser de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité, précisément sur ce sujet. C’est désormais le législateur qui doit, plus que jamais, sur ces sujets délicats, exprimer la volonté générale.

Le Conseil d’État vient de refuser de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité relative aux dispositions législatives réservant la procréation médicalement assistée aux couples hétérosexuels. Son refus est fondé sur la double circonstance que le Conseil constitutionnel a déjà donné un brevet de constitutionnalité aux dispositions litigieuses et de l’absence de changement de circonstances1.

Lors des débats animés autour de la loi relative au mariage pour tous2, la question de la filiation, sous ses nombreuses facettes, avait été abordée. Avec la loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous, la France est devenue le 9e pays européen et le 14e pays au monde à autoriser le mariage homosexuel. Cependant les questions de filiation, en tant que telle, ne font pas partie de cette loi, bien que celle-ci ne puisse rester sans effets sur ces sujets. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, à l’article 8 de cette loi, il est précisé que « Après le deuxième alinéa de l’article 360 du même code [civil], il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

“ L’enfant précédemment adopté par une seule personne, en la forme simple ou plénière, peut l’être une seconde fois, par le conjoint de cette dernière, en la forme simple.” ».

Il est vrai que les dispositions relatives à la procréation médicalement assistée, révisées avant l’adoption de la loi relative au mariage pour tous, et réservées à des couples constitués d’un homme et d’une femme en cas de pathologie, ne sont pas modifiées par la loi de 2013.

Il s’agit là d’une question éminemment sensible, aux dimensions hautement éthiques, et aux réponses non univoques. C’est dire si, pour paraphraser Montesquieu, les modifications ne pourront se faire que d’une main tremblante. Est-ce au juge d’aller plus loin dans l’interprétation des textes à l’aune des évolutions de la société, voire des conceptions de la vie ? Le juge administratif suprême vient de répondre à cette question par la négative, par un net refus de reconnaître le caractère sérieux et nouveau de la question de l’interdiction législative d’autoriser la procréation médicalement assistée pour des couples homosexuels, en l’occurrence, un couple de deux femmes mariées, dont l’une – cet élément est important pour l’analyse de l’affaire − souffre d’une infertilité pathologique, renvoyant nettement le législateur face à des responsabilités qui ne peuvent être que les siennes.

Sollicité par un couple de femmes demandant sans succès à bénéficier des techniques de la procréation médicalement assistée, pour transmettre une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil d’État a en effet refusé la transmission.

Ainsi, deux femmes mariées avaient formulé une demande d’assistance médicale à la procréation auprès du centre hospitalier universitaire de Toulouse. Ce centre avait déjà explicitement rejeté leur demande. Elles avaient alors saisi la Cour européenne des droits de l’Homme. Cependant, faute d’avoir épuisé les voies de recours interne, leur requête devant la Cour supranationale des droits de l’Homme n’était pas recevable. Elles ont alors initié une nouvelle procédure devant le centre hospitalier. Du silence de ce dernier est née une décision implicite de rejet le 23 avril 2018. C’est cette décision qui est attaquée dans un premier temps devant le juge administratif de première instance.

Par une ordonnance du 2 juillet 2018, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Toulouse, avant qu’il soit statué sur la demande des deux femmes requérantes, a décidé, par application des dispositions de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d’État la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la constitution de l’article L. 2141-2 du Code de la santé publique. Le refus du Conseil d’État, par sa décision rendue par deux chambres réunies le 28 septembre 2018, témoigne à la fois d’une approche large du Conseil d’État de l’autorité de la chose interprétée (I) et d’une approche plus restrictive de la notion de changement de circonstances (II).

I – Les bases juridiques en présence ou l’approche large de l’autorité de la chose interprétée

Les dispositions de la constitution et de la loi organique relatives à la question prioritaire de constitutionnalité mettent en place des conditions strictes de filtres (A) qui ont conduit le juge administratif à estimer que les dispositions litigieuses avaient déjà reçu implicitement un brevet de constitutionnalité (B).

A – Les conditions strictes de filtres de la question prioritaire de constitutionnalité

La question prioritaire de constitutionnalité, introduite dans l’ordre juridique français depuis 2008, trouve ses bases juridiques à la fois dans la constitution et dans la loi organique.

Selon l’article 61-1 de la constitution, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article.

Selon l’article 23-4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, lorsqu’une juridiction relevant du Conseil d’État a transmis à ce dernier, en application de l’article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la constitution d’une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

Le site du Conseil constitutionnel donne un mode d’emploi explicite de la QPC. Il précise notamment que la question prioritaire de constitutionnalité peut être soulevée au cours de toute instance devant une juridiction de l’ordre judiciaire (relevant de la Cour de cassation) ou de l’ordre administratif (relevant du Conseil d’État), quelle que soit la nature du litige (civile, pénale, fiscale, administrative, commerciale, sociale, notamment).

La question peut être posée, en première instance, en appel, ou en cassation. Il existe une exception : une QPC ne peut pas être posée devant une cour d’assises. En matière criminelle, la question de constitutionnalité peut être posée soit avant le procès devant le juge d’instruction, soit après le procès, en appel ou en cassation. La QPC doit être posée par écrit. Il faut toujours un écrit distinct des autres conclusions produites, même devant les juridictions dont la procédure est orale. Cet écrit doit être motivé.

Il n’est pas possible de saisir directement le Conseil constitutionnel. La question prioritaire de constitutionnalité doit toujours être posée au cours d’un procès et la loi prévoit un double filtre, d’abord par le juge du fond, puis par la Cour de cassation ou le Conseil d’État selon la nature de la juridiction devant laquelle la question a été posée.

La juridiction du fond doit procéder sans délai à un premier examen. Elle examine si la question est recevable et si les critères fixés par la loi organique sont remplis. Si ces conditions sont réunies, la juridiction saisie transmet la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d’État ou à la Cour de cassation. Le Conseil d’État ou la Cour de cassation procède à son tour à un examen plus approfondi de la QPC et doit statuer dans un délai de 3 mois.

Le Conseil d’État ou la Cour de cassation décident donc de saisir le Conseil constitutionnel si la QPC remplit trois critères : la disposition législative critiquée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ; la disposition législative critiquée n’a pas déjà été déclarée conforme à la constitution par le Conseil constitutionnel ; la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux.

Le refus, par les juridictions suprêmes, de saisir le Conseil constitutionnel ne peut faire l’objet d’aucun recours. Quand la juridiction du fond refuse de transmettre une QPC, cette décision ne peut être contestée que lors d’un appel ou d’un pourvoi en cassation. Ainsi, en cas de refus, comme en l’espèce, aucun recours n’est possible, sauf à saisir la Cour européenne des droits de l’Homme, les voies de recours internes étant alors réputées épuisées.

Ce sont le Conseil d’État et la Cour de cassation qui décident du renvoi de la QPC devant le Conseil constitutionnel. C’est donc le Conseil d’État, en l’espèce, saisi par le tribunal administratif, juge de première instance du contentieux de l’annulation de décisions rendues implicitement ou explicitement par un centre hospitalier, qui a le dernier mot sur la saisine ou non du juge constitutionnel d’une QPC.

La question qui se posait à lui dans l’affaire qui conduit à la décision de refus de transmission du 28 septembre 2018 porte sur le Code de la santé publique.

B – L’article L. 2141-2 du Code de la santé publique devant le juge constitutionnel

Précisons d’emblée que cet article, stricto sensu, n’a pas été déclaré conforme par le Conseil constitutionnel. Selon cet article, l’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple.

Elle a pour objet de remédier à l’infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité.

L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins 2 ans et consentant préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation.

Ainsi que le souligne le rapporteur public dans ses conclusions sur la décision du 28 septembre 20183, le Conseil constitutionnel a déjà donné un « brevet de conformité aux dispositions litigieuses », mais il ne l’a fait que dans les motifs de sa décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013 et non dans le dispositif de cette décision4.

Le rapporteur public explique ainsi cette approche. La contestation ne portait pas en effet directement sur l’article L. 2141-2 mais sur les dispositions de l’article 13 de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe5. Cette loi avait suscité de nombreux débats. Si les termes retenus sont couramment ceux de « mariage pour tous », la loi a précisément modifié plusieurs dispositions du Code civil pour prévoir que le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par lois, que les époux soient de sexe différent ou de même sexe. Ainsi selon l’article 6-1 du Code civil, depuis 20136, « le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, à l’exclusion de ceux prévus au titre VII du livre Ier du présent code, que les époux ou les parents soient de sexe différent ou de même sexe ».

Cependant le rapporteur public souligne, dans ses conclusions, que l’article 13 a exclu de cet alignement les dispositions du titre VII du livre Ier du Code civil relatives à la filiation. Il s’agit en l’occurrence de la filiation biologique, puisque c’est le titre VIII qui concerne la filiation adoptive.

Ainsi, les dispositions des articles 311-19 et 311-20 du Code civil, relatives à l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur ne sont pas modifiées par la loi. Selon ces articles, « En cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation. Aucune action en responsabilité ne peut être exercée à l’encontre du donneur (art. 311-19). Les époux ou les concubins qui, pour procréer, recourent à une assistance médicale nécessitant l’intervention d’un tiers donneur, doivent préalablement donner, dans des conditions garantissant le secret, leur consentement au juge ou au notaire, qui les informe des conséquences de leur acte au regard de la filiation.

Le consentement donné à une procréation médicalement assistée interdit toute action aux fins d’établissement ou de contestation de la filiation à moins qu’il ne soit soutenu que l’enfant n’est pas issu de la procréation médicalement assistée ou que le consentement a été privé d’effet.

Le consentement est privé d’effet en cas de décès, de dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou de cessation de la communauté de vie, survenant avant la réalisation de la procréation médicalement assistée. Il est également privé d’effet lorsque l’homme ou la femme le révoque, par écrit et avant la réalisation de la procréation médicalement assistée, auprès du médecin chargé de mettre en œuvre cette assistance.

Celui qui, après avoir consenti à l’assistance médicale à la procréation ne reconnaît pas l’enfant qui en est issu, engage sa responsabilité envers la mère et envers l’enfant.

En outre, sa paternité est judiciairement déclarée. L’action obéit aux dispositions des articles 328 et 331 (311-20) du Code civil.

La question du défaut d’intelligibilité de la loi, consécutive à ce qui a pu apparaître comme un hiatus entre les modifications inhérentes aux dispositions relatives au mariage pour tous et l’absence de modification corrélée des dispositions relatives à l’assistance à la procréation, avait été soulevée devant le juge constitutionnel.

Cependant le Conseil constitutionnel a jugé que la loi n’était ni imprécise ni équivoque dès lors que l’objet de l’aide médicale à la procréation était de répondre, selon les termes mêmes de l’article L. 2141-2, « à l’infertilité pathologique, médicalement diagnostiquée d’un couple formé d’un homme et d’une femme en âge de procréer ». Plus précisément, au point 44 de sa décision, le Conseil constitutionnel a souligné que « les couples formés d’un homme et d’une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe ; que le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes dès lors que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l’objet de la loi qui l’établit ; que, par suite, ni le principe d’égalité ni l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi n’imposaient qu’en ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe, le législateur modifie la législation régissant ces différentes matières ».

De ces formules, le rapporteur public déduit que si le Conseil constitutionnel n’a pas déjà formellement déclaré l’article L. 2141-2 conforme à la constitution, au sens des dispositions applicables en matière de QPC, il a déjà examiné les dispositions en cause au regard du principe d’égalité et du fait de la réponse apportée, la question ne présente pas de caractère sérieux7.

Il est ainsi suivi par le Conseil d’État qui juge que : « Les couples formés d’un homme et d’une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe. Il résulte des dispositions de l’article L. 2141-2 du Code de la santé publique qu’en réservant l’accès à l’assistance médicale à la procréation aux couples composés d’un homme et d’une femme, vivants, en âge de procréer et souffrant d’une infertilité médicalement diagnostiquée, le législateur a entendu que l’assistance médicale à la procréation ait pour objet de remédier à l’infertilité pathologique d’un couple sans laquelle celui-ci serait en capacité de procréer. La différence de traitement, résultant des dispositions critiquées, entre les couples formés d’un homme et d’une femme et les couples de personnes de même sexe est en lien direct avec l’objet de la loi qui l’établit et n’est, ainsi, pas contraire au principe d’égalité. Il en résulte que la question soulevée, qui n’est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux.

D’ailleurs, selon le rapporteur public, la décision de 2013 fait en effet clairement apparaître que le motif adopté par le Conseil constitutionnel – portant sur la conformité à la constitution des dispositions de l’article L. 2141-2 au regard du principe d’égalité – est le soutien nécessaire de la déclaration de conformité portant sur l’article 13 de la loi sur le « mariage pour tous ». Le commentaire aux Cahiers de la décision de 2013 indique ainsi que la loi déférée n’était ni imprécise ni équivoque dès lors qu’aucune exigence constitutionnelle n’imposait une modification des conditions de la PMA.

Plus largement, cette décision de non-renvoi montre une approche large de l’autorité de la chose jugée et interprétée au regard de l’article 62 de la constitution. Selon cet article, une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application.

Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause.

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion, à plusieurs reprises, de retenir une approche large des décisions du juge constitutionnel, en prenant à son compte les directives ou réserves d’interprétation, neutralisantes ou conformes. Ainsi, dans sa décision du 26 mars 20128, le juge administratif reprend à son compte les directives d’interprétation énoncées par le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 19 mai 20089, il précise  : « qu’il ressort des termes mêmes de ces dispositions que le salarié a l’obligation de déclarer son intention de participer à une grève au moins 48 heures avant d’y participer lui-même, et non pas avant l’échéance fixée par le préavis ou avant le commencement effectif de la grève ; que la rédaction arrêtée par le législateur a pour objet et pour effet, ainsi que l’a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 août 2007 et ainsi que le confirment d’ailleurs les travaux parlementaires, de permettre au salarié de rejoindre un mouvement de grève déjà engagé et auquel il n’avait pas initialement l’intention de participer ou auquel il aurait cessé de participer, dès lors qu’il en informe son employeur au plus tard quarante-huit heures à l’avance » reprenant l’interprétation par le juge constitutionnel.

Enfin, le rapporteur public estime que la décision d’assemblée du 21 décembre 2012 constitue un a fortiori pour la décision que nous commentons ici. Le Conseil d’État avait alors précisé « d’une part, que, par sa décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la constitution les dispositions du IV de l’article L. 430-8, du II de l’article L. 461-1, de l’article L. 461-3 et du III de l’article L. 462-5 du Code de commerce ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la décision attaquée aurait été prise sur le fondement de dispositions contraires aux droits et libertés garantis par la constitution doit être écarté (…), d’autre part, que le Conseil constitutionnel a, par la même décision, jugé que les mesures prévues au IV de l’article L. 430-8 du Code de commerce avaient le caractère de sanctions ; qu’il appartient dès lors au Conseil d’État de se prononcer sur la contestation dont il est saisi comme juge de plein contentieux10 ». Le juge avait alors reconnu une autorité de chose jugée à une indication – relative en l’espèce à l’existence d’un régime de sanctions et non de police administrative – faite par le Conseil constitutionnel, en prémisse d’un raisonnement le conduisant à reconnaître la conformité à la constitution de dispositions du Code de commerce11.

En somme, le Conseil d’État, en continuité avec sa jurisprudence précitée, cherche à donner le plein effet utile aux décisions du Conseil. La disposition litigieuse étant estimée conforme à la constitution au regard de la jurisprudence constitutionnelle, la question des circonstances nouvelles se posait. Elle est écartée par le Conseil d’État. À cette approche large de l’autorité de la chose jugée et interprétée par le juge constitutionnel, répond ainsi une approche restrictive, du changement de circonstances, au regard des faits de l’espèce.

II – Les faits de l’espèce ou l’approche restrictive du changement de circonstances

Le juge administratif a retenu une approche large de l’interprétation donnée par le Conseil constitutionnel de la loi de 2013, en se fondant sur la différence de situation retenue pour accepter une différence de traitement. Les cinq ans écoulés depuis cette loi, qui n’avait, ainsi qu’on l’a rappelé plus haut, pas estimé nécessaire de modifier les dispositions du Code civil d’aide médicale à la procréation, pouvaient-ils servir de fondement à un changement de circonstances de nature à saisir le Conseil constitutionnel d’une QPC ? Le juge administratif répond à cette question par la négative en dépit des évolutions sociales et judiciaires des conceptions de la filiation (A) laissant ouvert le champ des possibles au législateur (B).

A – Les évolutions sociales et judiciaires des conceptions de la filiation

Il va de soi que la loi de 2013 visait à reconnaître le mariage entre personnes de même sexe. Cependant, les débats ne pouvaient pas éviter les épineuses questions de filiation. Les discussions n’ont d’ailleurs pas cessé après l’adoption de la loi. Pour autant, il est vrai que l’article L. 2141-2, cité plus haut, en particulier, n’a pas été modifié depuis la loi du 7 juillet 2011.

On ne saurait passer sous silence les évolutions jurisprudentielles de la Cour de cassation en matière de filiation. Elles étaient d’ailleurs soulevées par les requérantes et relatives à l’adoption en France, par l’épouse de la mère, d’un enfant conçu à l’étranger par procréation médicalement assistée. Plusieurs espèces peuvent être citées, témoignant à la fois d’approches judiciaires renouvelées et d’approches quelque peu plus larges du changement de circonstances par le juge judiciaire.

Dans deux avis du 22 septembre 2014, la Cour de cassation prend une position sur le sujet en estimant que « le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant »12.

Il est aussi possible de citer la cour d’appel de Versailles qui a validé, le 15 février 2018, deux demandes d’adoption d’enfants nés par procréation médicalement assistée (PMA) pour un couple de femmes. Les demandes d’adoption plénière avaient été rejetées le 29 juin 2017 par le tribunal de grande instance (TGI) de Versailles au motif que « peut-être un jour, un géniteur hypothétique voudrait reconnaître » leur enfant.

Pour la cour d’appel « l’éventualité d’une volonté de reconnaissance future de l’enfant par un père biologique (était) purement hypothétique et n’était étayée par aucun élément concret ».

En septembre 2014, la Cour de cassation avait rendu un avis visant à légitimer l’adoption plénière d’enfants par l’épouse d’une femme l’ayant obtenu à l’étranger par procréation artificielle avec donneur anonyme (PMA). Depuis, plusieurs cours d’appel françaises ont rendu des décisions similaires13. « Le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur anonyme à l’étranger, ne fait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors que les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant ».

La Cour de cassation avait écarté la solution fondée sur la fraude à la loi en matière d’insémination artificielle avec donneur anonyme pratiquée à l’étranger, retenue pourtant par les cours d’appels de Versailles et d’Aix-en-Provence. Dans son communiqué, elle précise que : « en effet, en France, certes sous conditions, cette pratique médicale est autorisée : dès lors, le fait que des femmes y aient eu recours à l’étranger ne heurte aucun principe essentiel du droit français ». Elle s’appuie également sur le fait que la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe – et autorisant l’adoption – permet « l’établissement d’un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe, sans aucune restriction relative au mode de conception de cet enfant »14. La Cour de cassation, dans son communiqué de presse, affirmait : « en ouvrant le mariage aux couples de même sexe, la loi du 17 mai 2013 a eu pour effet de permettre l’adoption de l’enfant de l’un des deux conjoints par l’autre conjoint de même sexe »15.

Cependant, la législation française relative à l’AMP n’a pas été modifiée : elle ne prévoit d’accès à l’AMP que pour les couples formés d’un homme et d’une femme, qui souffrent d’une infertilité médicalement diagnostiquée ou pour lesquels existe un risque de transmission soit à l’enfant, soit à un membre du couple, d’une maladie particulièrement grave. Certaines juridictions ont estimé que « lorsque des femmes recouraient à une insémination artificielle avec donneur anonyme faite à l’étranger, elles commettaient une fraude à la loi justifiant que la demande d’adoption de l’enfant par l’épouse de la mère soit rejetée. Pour ces juridictions, la demande d’adoption était l’ultime étape d’un processus d’ensemble destiné à contourner la loi française en matière d’AMP16 ».La Cour de cassation tire ainsi les conséquences de la loi du 17 mai 2013, qui a eu pour effet de permettre, par l’adoption, l’établissement d’un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe, sans aucune restriction relative au mode de conception de cet enfant.

La Cour rappelle cependant que, conformément à l’article 353 du Code civil et aux engagements internationaux de la France, l’adoption ne peut être prononcée que si les conditions légales sont remplies et si cette même adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant.

Devant le Conseil d’État, l’objet était différent. Il s’agissait de l’objet même des dispositions de l’article L. 2141-2 qui vise à apporter une solution technique à une infertilité pathologique du couple. C’est le terme « couple » qui importe. C’est dans ce cadre que les requérantes ont développé leur argumentation dans la mesure où une des deux femmes souffre d’une infertilité pathologique, médicalement constatée, compte tenu de son impossibilité de développer, dans le cycle naturel, des ovocytes de taille suffisante. Comme l’explique le rapporteur public dans ses conclusions, la philosophie du Code de la santé publique en la matière, qui vise les couples en âge de procréer, est de trouver un remède technique, comme par exemple un don d’ovocyte dans le cas d’insuffisance de production par la femme, qui doit alors permettre au couple, constitué d’un homme et d’une femme de procréer. C’est ce sens de la procréation médicalement assistée que la loi retient. C’est ici que la question des circonstances nouvelles pouvait se poser. En d’autres termes, l’objet de la disposition litigieuse est de pallier une infertilité biologique et non ce que d’aucuns appellent une infertilité sociale. Les évolutions sociales et les évolutions judiciaires ne devaient-elles pas conduire à interroger le juge constitutionnel ?

Un parallèle avec la Cour de cassation, même si comparaison n’est pas raison, permet de mettre en perspective deux types de questions devant le juge. Rappelons que l’article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire dispose qu’avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l’ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation. Elles peuvent, dans les mêmes conditions, solliciter l’avis de la commission paritaire mentionnée à l’article L. 2232-9 du Code du travail ou de la Cour de cassation avant de statuer sur l’interprétation d’une convention ou d’un accord collectif présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges.

Il est intéressant de souligner que, saisie d’une demande d’avis d’un tribunal sur une question d’adoption consécutive à une PMA, la Cour de cassation avait été amenée à se prononcer sur le caractère sérieux de la demande17. L’avocat général s’était alors ainsi prononcé : les trois conditions posées par l’article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire doivent être examinées successivement. Pour apprécier le caractère nouveau des questions de droit, l’avocat général avait souligné qu’il convient d’en reprendre les termes et de soumettre une interrogation relative à l’usage de la PMA à l’étranger, faute pour les couples homosexuels d’y être autorisés par la loi française.

À partir du fait unique que constitue l’accès à une assistance médicale à la procréation par un couple de femmes, à l’étranger, contraire aux dispositions du Code de la santé publique qui réservent cette assistance aux couples formés d’un homme et d’une femme, une triple interrogation était alors formulée. Les lignes qui suivent permettent de montrer que sur des circonstances de fait, certes différentes, mais, in fine, portant sur la législation nationale prohibitive, celle-ci est contournée à la faveur des moyens de communication et de transport d’un État à un autre, et les conséquences que le juge national doit en tirer.

D’une part, cet accès constitue-t-il une fraude à la loi ? D’autre part, cette fraude est-elle de nature à empêcher que soit prononcée l’adoption de l’enfant né de cette assistance ? Enfin, l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit à la vie privée et familiale exigent-ils qu’il soit fait droit à la demande d’adoption ? Dans l’affaire jugée par le Conseil d’État de transmettre une QPC, le contexte est différent. Il ne s’agissait pas, comme dans l’espèce soumise à la Cour de cassation de savoir si l’on était en présence d’une PMA réalisée à l’étranger par contournement de la loi nationale, mais de savoir si l’interdiction législative d’accéder à une PMA pour un couple de femmes, l’une étant médicalement infertile, pouvait faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité.

S’interrogeant sur les notions de fraude au jugement et d’abus de procédure au détour du commentaire de deux décisions de la première chambre, le professeur Gaudemet-Tallon a pu constater que, dans la première décision18, pour approuver les juges du fond d’avoir relevé une fraude au jugement, la Cour s’en est remise à l’appréciation souveraine des juges du fond. Puis elle souligne que, dans le second arrêt19, l’appréciation de l’abus toujours délicate devra se faire au cas par cas, précisant que « le contrôle de la Cour de cassation sera difficile » en ce qu’elle « ne pourra revenir sur les appréciations de fait livrées par les juges du fond »20.

En l’absence de conflits de lois ou de juridictions, la fraude à la loi n’en est pas moins soumise à l’appréciation souveraine des juges du fond tant sur les circonstances de la cause que sur l’intention des parties, celle-ci pouvant être assimilée à une absence de bonne foi. À partir de ces éléments, l’avocat général se demande si l’on peut soutenir que la demande concerne une question de droit, alors qu’elle suppose l’examen des conditions de fait et de droit qui seules permettent de caractériser une fraude à la loi ?

La Cour avait pu estimer, par le passé, qu’une demande qui suppose l’examen de semblables conditions ne relève pas de la procédure d’avis21.

Si le premier terme des questions posées ne répond pas aux conditions de l’article L. 441-1 du Code de procédure civile, il en va différemment du deuxième terme sur lequel la juridiction sera appelée à statuer dès lors qu’elle aura retenu l’existence d’une fraude à la loi. L’avocat général avait alors posé la question : « Est-ce à dire que la question est mélangée de fait et de droit ? ».

Il y répondait alors par la négative22, dès lors qu’indépendamment de l’existence d’une fraude à la loi, la question invite à s’interroger sur le prononcé de l’adoption plénière par le conjoint en l’état d’une conception de l’enfant par assistance médicale à la procréation réalisée dans des conditions non conformes aux dispositions de la loi nationale. Et cette question est assurément, selon l’avocat général, une question de droit. La fraude à la loi en matière d’adoption plénière n’est pas une question nouvelle, la jurisprudence de la Cour comporte des décisions qui ont eu à en connaître, pour sanctionner la fraude d’un couple dont l’époux adoptant, second mari de la mère devenue veuve, n’avait agi que dans le but de couper les adoptés de leur famille paternelle23, comme pour casser, dans l’intérêt de la loi, la décision ayant prononcé l’adoption par l’épouse d’un enfant dont seule la filiation paternelle était établie après avoir été porté et mis au monde par une autre femme, inséminée artificiellement. S’agissant d’une adoption, prononcée à l’étranger, de l’enfant né après insémination avec donneur anonyme, par une femme qu’une convention de vie commune liait à la mère de l’enfant, la première chambre a retenu « que le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte qui heurtent des principes essentiels du droit français : qu’il n’en est pas ainsi de la décision du partage de l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante »24.

Et s’agissant d’une adoption, prononcée à l’étranger, de l’enfant né après insémination avec donneur anonyme, par une femme qu’une convention de vie commune liait à la mère de l’enfant, la première chambre a retenu « que le refus d’exequatur fondé sur la contrariété à l’ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu’il n’en est pas ainsi de la décision qui partage l’autorité parentale entre la mère et l’adoptante d’un enfant ».

Une jurisprudence plus récente de la première chambre conduit à nuancer cette appréciation. Par deux arrêts du 7 juin 2012, l’exequatur de décisions étrangères prononçant l’adoption d’enfants mineurs par deux parents de sexe masculin a été censuré au visa des articles 509 du Code de procédure civile, et au motif que la transcription du jugement sur les registres de l’état civil français aurait pour effet d’inscrire l’enfant comme étant né de deux parents de même sexe.

Selon les termes du rapport annuel auquel ces arrêts ont été portés :« Une telle conséquence serait contraire à un principe essentiel du droit français en ce qu’elle romprait la cohérence du droit de la filiation, lequel suppose qu’une personne, lorsqu’elle possède une double filiation, fût-elle adoptive, soit considérée comme issue d’une lignée paternelle et d’une lignée maternelle, lesquelles acquièrent des droits et des devoirs égaux à son égard ainsi que cela résulte notamment de l’article 310 du Code civil, qui a fait l’objet d’un visa. Si la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe n’a pas modifié l’article 310 du Code civil, l’article 13 de cette loi a complété le titre préliminaire du Code civil par un article 6-1 ainsi rédigé : « Le mariage et la filiation adoptive emportent les mêmes effets, droits et obligations reconnus par les lois, à l’exclusion de ceux prévus au titre II du livre Ier du présent Code, que les époux ou parents soient de sexe différent ou de même sexe ».

On en arrive ici au point par lequel l’avocat général, suivi par la Cour, se prononce en faveur d’une approche plus large du changement de circonstances. Cet environnement juridique nouveau invite, selon lui, à reconsidérer cette jurisprudence, ce qui pourrait conduire à admettre, à tout le moins, que l’entrée en vigueur de cette loi peut renouveler une question déjà résolue dans un contexte différent. La question posée n’a d’ailleurs pas été tranchée dans les mêmes termes et les modifications apportées aux données juridiques du problème peuvent caractériser la nouveauté que la loi exige. Cependant, dans l’espèce qui était soumise à l’avocat général devant se prononcer sur l’affaire, l’examen de cette première condition permettait de douter de la recevabilité des questions posées. La prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit à la vie privée et familiale exige l’examen d’une situation concrète, nécessairement soumise à débat contradictoire et excluant la demande d’avis.

Aussi, en l’absence de tout pourvoi dont la Cour serait saisie et portant sur les questions posées, aucune cour d’appel n’a à ce jour statué sur des demandes d’adoption plénière d’enfant conçu à l’étranger par insémination artificielle dans des conditions contraires aux dispositions de l’article L. 2141-2 du Code de la santé publique. Il pourrait être admis qu’il est satisfait à la première condition exigée par l’article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire en ce qui concerne la deuxième interrogation, contenue dans la première question posée.

L’avocat général devait aussi répondre au point de savoir si la question présentait une difficulté sérieuse. Pour s’en convaincre, le ministère public, après avoir soutenu que, par analogie de raisonnement avec la solution retenue par la Cour de cassation pour la réception en droit français de conventions de gestation pour le compte d’autrui, la PMA réalisée à l’étranger par une femme seule ne peut être reçue en France sans troubler l’ordre public français qui ne prévoit pas cette possibilité dans ce cadre-là, s’est fondé sur l’existence de solutions divergentes des juridictions du fond. Il a notamment retenu celle du tribunal de grande instance de Versailles, développant une analyse conforme à celle qu’il avait initialement soutenue, et dont la décision énonce que : « le procédé qui consiste à bénéficier à l’étranger d’une assistance médicale à la procréation interdite en France, puis à demander l’adoption de l’enfant conformément à la loi étrangère mais en violation de la loi française, constitue une fraude à celle-ci et interdit donc l’adoption de l’enfant illégalement conçu »25. Le caractère sérieux de la difficulté n’est pas exempt de subjectivité et à suivre la doctrine, il devrait être recherché si le risque de contrariété à la jurisprudence ne peut être fondé sur la coexistence de plusieurs solutions s’offrant « raisonnablement avec une égale pertinence ». Il ne s’agit pas d’étendre la mainmise de l’État sur la vie juridique au point d’offrir un service public de consultation juridique. L’objectif poursuivi par le législateur de 1991, tel que rappelé dans une étude sur la saisine pour avis de la Cour de cassation permet d’éclairer cette appréciation d’une difficulté sérieuse. « La loi poursuit un double objectif : celui d’assurer l’unité de la jurisprudence et la prévention du contentieux et celui d’accroître l’efficacité des textes législatifs et réglementaires nouveaux, en associant en quelque sorte, le juge suprême à la fonction législative26 ».

Incontestablement la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe a laissé aux juridictions la connaissance d’un contentieux que le Conseil constitutionnel n’a pas ignoré. Appelé à se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions concernant l’adoption par des personnes de même sexe ou au sein d’un couple de personnes de même sexe, à l’égard desquels était dénoncée une incitation « à recourir à l’étranger à la procréation médicalement assistée et à la gestation pour le compte d’autrui en fraude à la loi française. Le Conseil a retenu que l’éventualité d’un détournement de la loi lors de son application n’entache pas celle-ci d’inconstitutionnalité » et « qu’il appartient aux juridictions compétentes d’empêcher, de priver d’effet et, le cas échéant, de réprimer de telles pratiques ». Aujourd’hui des juridictions compétentes sont saisies et force est de constater que l’efficacité de la loi appelle le secours du juge suprême pour assurer l’unité de la jurisprudence et la prévention d’un contentieux qui sied mal aux enjeux d’actions qui relèvent de la matière gracieuse27.

Sans doute l’avis qui pourrait être rendu n’exclura pas la survenance ultérieure d’un pourvoi dans un registre où s’opposent facilement conceptions éthiques et approches sociétales dont l’enfant risque de devenir l’otage28.

Le dernier critère est celui de savoir si la question est susceptible de se poser dans plusieurs affaires. L’avocat général avait alors donné plusieurs chiffres en attestant et montrant plusieurs centaines de demandes d’adoption. De ces éléments de comparaison ressort le fait que les circonstances ont effectivement changé. Fallait-il alors saisir le juge constitutionnel de la QPC sollicitée ? Ce n’est pas le choix du Conseil d’État, préférant explicitement renvoyer au législateur le soin de prendre ses responsabilités.

B – Les champs des possibles du législateur laissés ouverts par le juge

Le juge, en refusant de saisir le Conseil constitutionnel de la question soumise, marque nettement la frontière entre la fonction de juger et la fonction de légiférer. Dit encore autrement, il ressort de cette décision un juge qui renvoie le législateur face à ses responsabilités.

Le refus de considérer que la question posée était sérieuse, et de faire des évolutions de la société – incluant des évolutions de la jurisprudence de la Cour de cassation et des avis autorisés sur les perspectives de révision des lois sur la bioéthique − un synonyme de changement de circonstances, marque une prise de distance du juge par rapport aux évolutions sociales.

Par ailleurs, si le rapporteur public avait souligné l’importance de la différence de situation de nature à justifier, dans certains cas, et en vertu de la jurisprudence constitutionnelle, une différence de traitement, le législateur est maître du jeu, dans le respect de la constitution. C’est ainsi que dans sa décision relative à la loi sur le mariage pour tous, le juge constitutionnel avait affirmé  : « qu’en ouvrant l’accès à l’institution du mariage aux couples de personnes de même sexe, le législateur a estimé que la différence entre les couples formés d’un homme et d’une femme et les couples de personnes de même sexe ne justifiait plus que ces derniers ne puissent accéder au statut et à la protection juridique attachés au mariage ; qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en matière de mariage, de cette différence de situation29 ».

L’avis du Conseil d’État rendu cet été, à la demande du Premier ministre, ainsi que l’avis du Conseil consultatif national d’éthique, s’ils ne sont pas de portée obligatoire, donnent des signaux assez nets d’évolution de la société, d’absence d’obstacles a priori, en droit à une extension de la procréation médicalement assistée à des couples de femmes.

Ainsi, selon le Conseil d’État, le droit ne contraint ni au statu quo ni à l’évolution des conditions d’accès à l’AMP. Ni le principe d’égalité, ni un prétendu « droit à l’enfant » n’imposent au législateur de supprimer la condition de stérilité pathologique du couple qui souhaite y avoir recours. L’intérêt supérieur de l’enfant est un principe important qui doit inspirer le législateur, mais qui ne lui impose pas de maintenir la législation en l’état et ne l’empêche pas de rechercher des solutions autres que celles qui existent actuellement, en opérant une conciliation entre plusieurs motifs d’intérêt général.

La décision relève dès lors d’un choix politique. Si l’ouverture de l’AMP était retenue par le législateur, le Conseil d’État examine différents scénarios (ouverture aux couples de femmes, aux femmes seules, mode d’établissement de la filiation à l’égard de l’enfant…). Sur ce dernier point, le Conseil d’État recommande de créer, le cas échéant, un mode d’établissement de la filiation spécifique permettant tant à la mère biologique qu’à la mère d’intention d’établir son lien de filiation à l’égard de l’enfant dès la naissance de celui-ci, de manière simple et sécurisée, qui n’imposerait pas une réforme d’ensemble du droit de la filiation. Par ailleurs, l’étude constate que si une AMP « non pathologique » devait être autorisée, il serait sans doute préférable de prévoir sa prise en charge par l’assurance maladie, compte tenu de la difficulté d’objectiver une différence entre les bénéficiaires et d’un enjeu financier qui reste modeste.

Le rapport met également en exergue à la fois les impacts à long terme et les limites d’une modification des conditions d’accès à l’AMP. Celle-ci va en effet induire une demande nouvelle de gamètes qui ne sera pas nécessairement compensée par une hausse des dons. Le risque est un accroissement des délais d’attente pour les couples ou personnes en attente d’un don de sperme. Le Conseil d’État met en garde, face à un tel risque, contre la tentation de rémunération d’un don de gamètes qui écornerait le principe de gratuité du don, caractéristique du modèle français de bioéthique. L’étude souligne que l’éventuelle réforme des conditions d’accès modifierait en profondeur la philosophie de l’AMP qui se dépouillerait de son caractère médical pour devenir une réponse à une demande sociale pouvant concerner aussi bien des couples hétérosexuels qu’homosexuels30.

Le comité consultatif national d’éthique, quant à lui, se place sur une ligne ouverte à des évolutions juridiques de nature à prendre en compte à la fois l’évolution des conceptions de la famille et les aspirations sociales, au moins partiellement.

Procréation et société : si des différences profondes s’expriment dans la consultation sur la question de l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules, l’importance de certains éléments est partagée par tous : l’importance d’une structure familiale, la réalité du désir d’enfant, la conscience de la responsabilité parentale vis-à-vis de l’enfant, la reconnaissance de la diversité actuelle des structures familiales. La réaffirmation de la gratuité du don de gamètes (écrit dans la loi), et plus largement le refus de la marchandisation du corps humain, sont également exprimés avec force. La réflexion sur l’accès aux origines des enfants nés par une procédure d’AMP avec tiers donneur est également considérée comme indispensable. La possibilité d’autoriser le recours à une gestation pour autrui (GPA) est rejetée de façon massive lorsqu’il s’agit d’une demande sociétale. Concernant l’anonymat du don, un consensus existe sur le fait de ne pas cacher aux enfants l’histoire de leur conception, et sur la distinction entre un donneur et un « père » ; en revanche, le débat persiste quant aux informations qui pourraient être dévoilées et leurs modalités d’accès, mais la distinction est clairement faite entre une information non identifiante et le dévoilement de l’identité du donneur, ce qui n’est pas assimilé à la levée de l’anonymat. La réflexion sur une modification de la législation sur la filiation est soulevée dans deux situations : celle d’un couple de femmes, puisque l’épouse de la femme qui accouche doit, en France, adopter l’enfant, et celle de l’établissement d’un état-civil français pour les enfants nés par GPA à l’étranger. La question de l’autoconservation ovocytaire a été abordée essentiellement par les sociétés savantes et les professionnels de santé qui ont exprimé le souhait que cette pratique soit autorisée, mais encadrée et non encouragée31.

En somme, il semble difficile d’affirmer qu’aucun changement de circonstance n’existe depuis les débats de 2013 et les versions à jour des lois relatives à la bioéthique. Pour autant, le Conseil d’État a voulu, sans doute, par sa décision de non-renvoi, marquer une distance par rapport à une prise en compte trop large des évolutions ou aspirations sociales, par définition difficiles à mesurer. Le débat législatif va ainsi s’ouvrir après des jurisprudences judiciaires et administratives, dont les approches semblent différentes, quand bien même les sujets posés sont différents selon les espèces, après des avis autorisés, affirmant nettement une ouverture vers des évolutions. La loi devra, plus que jamais, sur des sujets aussi sensibles, exprimer la volonté générale dans le respect de la constitution et des engagements internationaux de la France.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, 28 sept. 2018, n° 421899.
  • 2.
    L. n° 2013-404, 17 mai 2013, ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe : JO 18 mai 2013, p. 8253.
  • 3.
    Conclusions de Rémi Decout-Paolini.
  • 4.
    Conclusions de Rémi Decout-Paolini.
  • 5.
    L. n° 2013-404, 17 mai 2013.
  • 6.
    Créé par : L. n° 2013-404, 17 mai 2013, art. 13.
  • 7.
    Conclusions de Rémi Decout-Paolini.
  • 8.
    V. aff. n° 340066, 26 mars 2012, cité par le rapporteur public.
  • 9.
    CE, 19 mai 2008, n° 312329, Syndicat Sud-RATP, B, s’agissant de l’interprétation conforme au droit de grève de la loi du 21 août 2007instaurant un « service minimum » dans les services publics. Cité par le rapporteur public.
  • 10.
    V. déc. ass., 21 déc. 2012, sté groupe Canal Plus et sté Vivendi Universal (A, n° 353856, concl. Vincent Daumas).
  • 11.
    Conclusions Rémi Decout-Paolini sur l’affaire ici commentée.
  • 12.
    https://www.courdecassation.fr/IMG///Communiqu%c3%a9%20Avis%20AMP.pdf.
  • 13.
    Cass., avis, 22 sept. 2014, nos 14-70006 et 14-70007.
  • 14.
    https://www.courdecassation.fr/IMG///Communiqu%c3%a9%20Avis%20AMP.pdf.
  • 15.
    https://www.courdecassation.fr/IMG///Communiqu%c3%a9%20Avis%20AMP.pdf.
  • 16.
    https://www.courdecassation.fr/IMG///Communiqu%c3%a9%20Avis%20AMP.pdf.
  • 17.
    Berdeaux-Gacogne F., « Adoption d’un enfant né par PMA : irrecevabilité de la saisine pour avis de la Cour de cassation ? » AJ Fam. 2014, p. 431.
  • 18.
    Cass.1re civ., 20 juin 2012 : Bull. civ. n° 137 ; cité dans Gaudemet-Tallon H., « Fraude au jugement et abus de procédure », Rev. crit. DIP 2012, p. 900
  • 19.
    Cass. 1re civ, 4 juill.2012 : Bull. civ. n° 151 ; cité dans Gaudemet-Tallon H., « Fraude au jugement et abus de procédure », Rev. crit. DIP 2012, p. 900.
  • 20.
    Gaudemet-Tallon H., « Fraude au jugement et abus de procédure », Rev. crit. DIP 2012, p. 900.
  • 21.
    Cass., avis, 1er déc. 2003, n° 03-00002.
  • 22.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 23.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 24.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 25.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 26.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 27.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 28.
    https://www.courdecassation.fr/IMG/Conclusions_avocatgeneral.pdf.
  • 29.
    Décision précitée du Conseil constitutionnel, du 17 mai 2013, point n° 22.
  • 30.
    Dossier de presse : http://www.conseil-etat.fr/content/download/138942/1406921/version/3/file/DP-Bioethique-2018.pdf.
  • 31.
    http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/resume.pdf.
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