Le juriste se trouva fort dépourvu quand l’ère de la bioéconomie fut venue
Le vivant, le corps humain y compris, est désormais appréhendé comme matière première et est devenu l’enjeu principal d’une nouvelle économie : la bioéconomie. Or accepter le vivant comme biomatériau entraîne de nombreux questionnements pour les juristes. Ainsi, ils sont confrontés à des innovations technologiques d’une grande technicité telles que le CRISPR-Cas9 qui, appliqué aux végétaux, suscitent des interrogations notamment au regard de la définition des OGM.
Par ailleurs, l’utilisation du corps comme biomatériau, principalement des cellules souches, interroge des principes que l’on pensait immuables tels que le don gratuit pour autrui et oblige à revoir l’articulation entre l’exigence du consentement du donneur et les droits privatifs accordés par la propriété intellectuelle.
Qu’est-ce que la bioéconomie ? La réponse à cette question n’est pas simple. Le mot serait apparu au début du XXe siècle. Étymologiquement, il rendrait compte d’une interaction entre les processus biologiques et économiques. Il a été utilisé par Nicholas Georgescu-Roegen, au début des années 1970, pour envisager l’épuisement des ressources naturelles et l’impossibilité d’un recyclage total et serait aux origines de l’économie écologique. Par la suite, le terme s’est diffusé et est apparu dans plusieurs documents institutionnels, notamment une publication de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 20091. La Commission européenne y fait également référence2, ainsi que différentes publications nationales3. Le terme bioéconomie vise toutefois des stratégies très différentes, allant du développement durable (produire différemment) à la présentation des biotechnologies (ou de la biologie de synthèse) comme une voie permettant de favoriser la croissance, c’est-à-dire de produire plus4. Il prête donc à confusion, dans la mesure où il désigne le fait d’encourager une économie durable, mais aussi l’utilisation du vivant5 comme ressource à des fins commerciales.
La bioéconomie, quant à son objet, est envisagée principalement au regard de l’environnement. En effet, très souvent, le terme, qui propose un nouveau modèle de développement, concerne l’utilisation de la biomasse comme matière première dans le but de diminuer, voire de supprimer, toute dépendance aux hydrocarbures. Mais, dans sa publication de 2009, l’OCDE a précisé que la bioéconomie est un système où « les biotechnologies assureront une part substantielle de la production économique »6, présentant la bioéconomie comme l’ensemble des modes de production liés au développement des biotechnologies quel que soit le domaine. La bioéconomie ne concerne donc pas que l’environnement, mais peut être étendue à l’ensemble du vivant, notamment à la vie humaine et animale conçues comme des ressources biologiques renouvelables. Cette étude sera consacrée à la bioéconomie du vivant dans son ensemble. Par ailleurs, nous n’utiliserons pas le terme de bioéconomie sous l’angle des théories économiques, c’est-à-dire pour envisager une perspective de croissance ou de développement. Nous retiendrons uniquement la mise en avant de l’utilisation du vivant comme matière première devenue l’enjeu principal d’une nouvelle économie.
Dès l’apparition du terme de bioéconomie, les végétaux ont été perçus comme des ressources renouvelables non polluantes pouvant être utilisées à des fins de productivité économique. On s’est ainsi pris à rêver de biocarburants fabriqués à partir de céréales ou de betteraves, de centrales thermiques fonctionnant au bois7 et on a conçu des OGM (organismes génétiquement modifiés) aux propriétés diverses et variées. Des micro-organismes ou des animaux sont également devenus des biomatériaux. On a ainsi fabriqué des vêtements à partir de la caséine, une protéine contenue dans le lait, ou encore créé des animaux d’élevage très performants, atteignant un maximum de poids en un temps record.
Il est également très facile de constater que le corps de l’homme est devenu l’objet d’un vaste marché. Les organes, le sang, les gamètes, l’ensemble des éléments et des produits du corps humain, constituent des matières premières utilisées par l’industrie, mais aussi par les particuliers. Le fait qu’il existe, dans certains pays, un véritable marché pour les ovules en est une illustration. Le corps humain lui-même est appréhendé comme une ressource, notamment par les femmes qui acceptent de devenir mères porteuses moyennant une somme d’argent, afin de financer leurs études ou tout autre projet. En réalité, avec l’évolution scientifique, technologique et médicale, c’est l’ensemble du corps − hors commerce classiquement − qui est au centre d’un immense marché. Ce modèle de développement a d’ailleurs été retenu par beaucoup de pays. Les produits dérivés du corps humains ainsi que l’industrie pharmaceutique ont alors une importance considérable sur leur croissance et certains s’appuient sur ce secteur pour assurer leur développement économique (La Chine, L’Inde, etc.).
Cécile Lafontaine, qui est l’auteure d’un ouvrage exclusivement consacré au corps humain, souligne que « l’ensemble des processus biologiques propres à l’existence corporelle est désormais au cœur d’une nouvelle phase de la globalisation capitaliste : la bioéconomie. »8. Elle met en avant une explication essentielle à l’existence de ce marché du corps humain : la lutte contre les maladies qui rend « socialement légitime “l’usage humain des êtres humains” »9.
Il est assez aisé d’accepter cette idée. Les biotechnologies apparaissent comme le moyen de lutter contre les maladies, la recette pour les éradiquer. Nous sommes d’ailleurs perpétuellement sollicités par des messages qui mettent en avant ce discours : l’organisation annuelle d’un téléthon en est l’exemple. Le prolongement et l’amélioration de la vie de personnes malades, principalement des enfants, avec pour objectif de vaincre les maladies, supposent des manipulations, des recherches, sur les gènes, mais aussi sur les cellules souches. Et que dire du miracle des transplantations et des leucémies vaincues, ramenant les organes, le sang et les cellules à des choses essentielles ?
D’une manière plus générale, la volonté d’améliorer le sort de l’humanité sert souvent de faire-valoir pour justifier des pratiques concernant le vivant. La création d’OGM brevetés est ainsi proposée comme une réponse à la nécessité de nourrir la planète, face à une population mondiale croissante, à des changements climatiques importants, à la rareté de l’eau ou au souhait de diminuer l’utilisation de pesticides dangereux et polluants.
Il existe une autre explication fondamentale qui explique que le corps ait été investi comme matière première10. Le corps, parce qu’il est nécessaire à la vie humaine, se confond aisément avec l’être humain, mais transformé en éléments détachés, plus ou moins visibles et appréhendables, tels que les organes, les cellules souches, les gènes ou l’ADN, il acquiert plus facilement le statut d’objet susceptible de négociations, de transferts. Cette idée est d’autant plus prégnante qu’il est désormais possible de manipuler, de congeler, de multiplier, de maintenir éternellement en vie des cellules, leur donnant, en quelque sorte, une « existence » indépendamment de celle de l’être humain dont elles sont issues.
Ainsi, le corps est devenu une véritable ressource, principalement parce qu’il est possible de détacher certains éléments du corps humain en tant que tel, ce qui permet une dissociation entre le corps, enveloppe de l’être humain, et le corps biomatériau. L’immatérialité de certains éléments du corps humain accroît par ailleurs cette perception du corps biomatériau. D’une manière générale, on peut d’ailleurs affirmer que l’essor de la bioéconomie en tant que processus instaurant le vivant comme ressource est favorisé par l’immatérialité des organismes vivants.
Accepter la transformation du vivant en matière première soulève beaucoup de questions. À travers deux exemples relatifs aux cellules et au génome, nous souhaitons, dans cet article, attirer l’attention sur des problématiques très actuelles et concrètes. Nous soulignerons l’embarras des juristes, en raison de la grande technicité des procédés permettant de modifier le vivant (I) mais aussi des choix à faire du fait de l’utilisation croissante des cellules du corps humain dans un but thérapeutique et commercial (II).
I – Le juriste embarrassé face aux innovations technologiques
Depuis que l’on connaît l’ADN, il est possible d’agir sur le vivant. C’est ainsi que sont apparus les OGM qui suscitent des réactions passionnées, particulièrement dans certains pays européens dont la France. Mais qu’est-ce qu’un OGM ? Les intéressés pensaient savoir, mais depuis quelque temps, on s’aperçoit qu’il est délicat de répondre à cette question en raison de l’utilisation de nouvelles techniques qui permettent notamment « de corriger » un gène. Parmi ces nouvelles techniques, on trouve le CRISPR-Cas, à l’origine de nouvelles variétés (A) qui suscitent, au niveau européen, des interrogations au regard de la définition assez floue des OGM (B).
A – La technique CRISPR-Cas et la création de nouveaux organismes modifiés
Au sens large, un organisme génétiquement modifié suppose une modification génétique qui permet d’obtenir une caractéristique souhaitée. Si l’on s’en tient à la définition proposée par le Dictionnaire Larousse11, il s’agit d’un « organisme transgénique, [qui] contient dans toutes ses cellules un ou plusieurs gènes étrangers (provenant d’une autre espèce), qu’il transmet à ses descendants ». Historiquement donc, les OGM reposaient sur l’addition d’un gène. La technologie CRISPR-Cas est une nouvelle technique de modification génétique utilisée, entre autres, sur des plantes. Ainsi, de nombreux végétaux qui présentent un intérêt agronomique, ont déjà été modifiés et ont donné lieu à des OGM (le maïs, le soja…) et actuellement, de grands groupes souhaitent proposer la production de végétaux édités par CRISPR-Cas. Ainsi, Pioneer a annoncé en 2016 avoir créé du maïs plus résistant grâce à CRISPR-Cas. Par ailleurs, les autorités sanitaires américaines ont autorisé la mise en circulation sur le marché d’un champignon de Paris « crispérisé » qui ne brunit pas quand on le coupe. En parallèle, des chercheurs américains auraient fabriqué des plants de tomates « crispérisés » qui donnent des fruits plus précocement que les variétés actuelles. L’une des difficultés principales pour les juristes est de savoir s’il s’agit d’OGM et s’ils seront soumis à la législation européenne relative aux OGM12.
Si la réglementation qui vise les OGM concerne les plantes « crispérisées », comme le pensent certaines personnes, ces nouvelles plantes ne pourront être commercialisées et/ou cultivées en Europe sans avoir obtenu une autorisation spécifique. Or, actuellement, très peu d’OGM13 ont reçu l’autorisation pour être cultivés en Europe, et les procédures d’homologation sont lourdes, ce qui limite l’intérêt aux seules plantes à forte valeur commerciale produites par des multinationales. De surcroît, une grande partie des consommateurs européens semblent avoir des difficultés à accepter les OGM14. Enfin, l’enjeu est important, car les organismes modifiés qui échappent à la qualification d’OGM ne sont soumis à aucune évaluation sur la santé et l’environnement, ni à aucune obligation d’étiquetage, de traçabilité, d’informations… La qualification des plantes éditées par CRISPR-Cas aura donc d’importantes conséquences pour les semenciers industriels notamment. Cette difficulté a été soulevée devant le Conseil d’État français qui a saisi la Cour de justice européenne15. La décision est attendue, mais en toute hypothèse, soit elle ne satisfera pas les semenciers, soit elle ne satisfera pas les organisations paysannes et citoyennes16 qui ont saisi le Conseil d’État. Il y aura donc un appel, ce qui laisse supposer une longue attente avant d’avoir une position plus précise17.
Selon les dispositions de la directive n° 2001/18, un OGM est « un organisme, à l’exception des êtres humains, dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle » (article 2.2 de la directive). Par ailleurs, certaines techniques sont visées en annexe de la directive européenne. Il s’agit des techniques considérées comme produisant des modifications génétiques entraînant la qualification d’OGM (annexe I A première partie), des techniques non considérées comme produisant des OGM (sont cités à l’annexe I A deuxième partie, la fécondation in vitro ou « des processus naturels tels que la conjugaison, la transduction, l’induction de la transformation et la polyploïdie ») et des techniques de modifications génétiques, telles que la mutagénèse, qui produisent des organismes exclus de la directive (annexe I B). La qualification d’OGM, au sens de la directive est donc complexe dans la mesure où elle repose principalement sur les techniques de modification, techniques prévues plus ou moins clairement par différents articles de la directive dont l’articulation n’est pas évidente. Les organismes non modifiés ne posent aucune difficulté : ils sont exclus du champ d’application de la directive. Quant aux autres, il faut vérifier si l’organisme a été modifié génétiquement d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement, car les organismes modifiés d’une manière qui peut s’effectuer naturellement sont a priori exclus du champ d’application de la directive. Cependant, il convient alors de déterminer le sort des organismes modifiés génétiquement, pour lesquels ce point serait vérifié, mais qui ne respectent pas forcément les autres règles relatives au procédé prévues en annexe. Par ailleurs, de nombreuses techniques permettent des modifications génétiques sans figurer sur la liste énumérée dans la deuxième partie de l’annexe I A qui entraîne la qualification d’OGM. Faut-il considérer qu’il s’agit de variante de la mutagénèse et exclure les organismes modifiés du champ d’application de la directive ? Faut-il, au contraire, les considérer comme des OGM soumis à la directive car les techniques utilisées seraient visées implicitement par l’annexe I A première partie ?
Enfin, le considérant 17 de la directive n° 2001/18 ajoute de la complexité à la réglementation européenne. Il prévoit que « la présente directive ne devrait pas s’appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps »18. Faut-il en déduire qu’il existe une condition de sécurité qui doit être remplie pour exclure des plantes modifiées de l’application de la directive ? pour échapper à l’application de la directive, il conviendrait alors de démontrer, au préalable, que la technique utilisée était ancienne, employée depuis longtemps dans les programmes de sélection, sans qu’aucun effet négatif n’ait été constaté. La mutagénèse par exemple, remplit cette condition.
B – Des techniques de modifications génétiques complexes et des approches juridiques différentes
Pour essayer de comprendre les difficultés de qualification et de classification auxquelles se trouvent confrontés les juristes, il faut s’intéresser aux techniques utilisées19. La directive n°2001/18 vise essentiellement les organismes transgéniques, c’est-à-dire ceux dont le génome a été modifié par le transfert d’un gène d’une espèce dans celui d’une autre espèce (principe de la transgénèse)20. Les organismes dont le patrimoine a été modifié en laboratoire, mais qui sont issus de la mutagénèse, sont qualifiés d’OGM, tout en échappant à l’application de la directive européenne (annexe I B). Or, la mutagénèse elle-même peut prendre plusieurs formes21, et une technique de modification génétique peut relever de la mutagénèse ou de la transgénèse, tout en conservant le même nom.
Ainsi, récemment, sont apparues plusieurs techniques de mutagénèse dirigée se basant sur l’utilisation des protéines appelées nucléases22. Schématiquement, le point commun de toutes ces formes de mutagénèse est d’utiliser des nucléases naturelles (CRISPR-Cas9) ou modifiées en laboratoire (les TALENs, les méganucléases, les nucléases à doigt de zinc) afin d’induire une coupure de l’ADN du génome de l’organisme que l’on veut modifier, à une position ciblée. La réparation de cette coupure par l’organisme suffit en elle-même à créer des mutations à cette position. Toutefois, il n’est pas possible de savoir a priori quel changement de la séquence ADN surviendra. Pour obtenir une mutation précise, on introduit simultanément dans l’organisme la nucléase et un fragment d’ADN. Ce fragment d’ADN contient la mutation souhaitée, et le reste de la séquence correspond à celle du gène d’origine. Lors de la réparation de la coupure induite par la nucléase, ce fragment d’ADN sera intégré dans le gène ciblé, introduisant ainsi la mutation désirée.
La difficulté est de déterminer s’il s’agit vraiment de mutagénèse ou d’une forme de transgénèse. La question se pose, car l’introduction de la nucléase et de l’éventuel fragment d’ADN porteur de la mutation souhaitée dans l’organisme s’effectue couramment via l’utilisation d’un transgène. Cependant, une fois la mutation induite, ce transgène sera éliminé du génome de l’organisme modifié. Il n’y a donc aucune identification possible23.
La technique de modification génétique CRISPR-Cas9 est une technique de modification ciblée du génome. Elle repose sur des nucléases (e.g. Cas9) qui reconnaissent une séquence d’ADN spécifique et provoquent une coupure dans le génome de la plante. Concrètement, on introduit dans la plante le gène des nucléases capables de cibler la partie du génome sur laquelle on veut intervenir, cela afin d’insérer un transgène dans la plante ou de modifier un gène de la plante (gene editing). En réalité, l’action des nucléases ciblées peut être classée en trois catégories : SDN1 pour les nucléases qui conduisent à rendre un gène inactif (le KO ou knock-out), SDN2 pour celles dont l’usage provoque la modification d’un gène donné (gene editing) et SDN3 pour les nucléases qui vont conduire à introduire un ADN provenant d’un autre organisme (transgène). Toutes les plantes modifiées par l’utilisation de la technique CRISPR sont-elles des OGM au sens de la directive n° 2001/18 ? Les modifications SDN de type 3 tombent clairement dans le champ d’application de la directive (transgénèse), mais pour les autres, rien n’est moins sûr.
Une interprétation de la directive permet à certains d’affirmer que toute technique qui est une variante de la mutagénèse donne naissance à des organismes qui ne sont pas soumis à la directive. Nous l’avons souligné, les produits issus de la mutagénèse échappent à l’application de la directive n° 2001/18 en vertu de l’annexe I B. Mais lorsqu’il s’agit de mutagénèse dirigée (CRISPR-Cas9 par exemple), doit-on encore exclure les organismes modifiés en retenant que la technique est similaire à la mutagénèse classique telle qu’elle était envisagée par la directive ? Ne peut-on pas retenir qu’il s’agit d’OGM au sens de l’article 2 de la directive ?
Plusieurs points peuvent servir d’arguments pour soumettre les organismes modifiés à la directive, ou au contraire les exclure. Ainsi, il est possible de reprendre les termes de l’article 2.2 et considérer que les modifications obtenues par l’usage du CRISPR conduisent toutes à des OGM, car « le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle » (article 2.2 de la directive). Mais peut-on être aussi affirmatif dans la mesure où, avec la technique CRISPR-Cas, certaines mutations créées peuvent être identiques à des mutations survenant de manière naturelle ? Les termes de la directive sont ambigus. Que signifie « [avoir] été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement » ? Doit-on considérer que ce critère est respecté pour les organismes modifiés par CRISPR ? Ce critère peut être apprécié de plusieurs façons : soit on retient uniquement que la mutation ne s’est pas effectuée naturellement (appréciation « d’une manière absolue »), soit on vérifie si la mutation a été créée par l’homme, mais aurait pu s’effectuer naturellement (appréciation plus relative)24. Si l’on retient la seconde interprétation, les organismes modifiés avec le système CRISPR-Cas ne sauraient être qualifiés d’OGM au sens de la directive n° 2001/18, car la modification aurait pu se produire naturellement, même si c’est à une fréquence beaucoup plus faible. « Les SDN de type 2 (gene editing) impliquent la préparation d’acides nucléiques à l’extérieur de l’organisme (matrice), mais une fois la modification faite, le résultat équivaut à un remplacement d’allèle, mécanisme susceptible de survenir de façon tout à fait naturelle »25. En revanche, si l’on retient la première interprétation, les organismes « crispérisés » sont des OGM, mais on risque de ne pas pouvoir les reconnaître en l’absence de toute trace dans l’organisme.
D’autres préféreront mettre l’accent sur une autre disposition de l’article 2.2 de la directive, qui prévoit que la qualification d’OGM est liée au fait que la modification génétique doit être effectuée « au moins par l’utilisation des techniques énumérées à l’annexe I A, première partie » (2.2 a). Il suffirait donc de vérifier, au cas par cas, si les techniques utilisées pour modifier l’organisme sont visées par ces dispositions ou peuvent être regardées comme telles, même si à l’époque où la directive a été adoptée, ces techniques n’existaient pas et ne pouvaient donc être clairement envisagées.
Cependant, savoir quelle technique doit être retenue ou écartée au sens de la directive est d’autant plus délicat que les termes utilisés semblent parfois se contredire. Ainsi, l’article 2.2 « sous a » dispose qu’il s’agit d’une modification qui s’effectue « au moins » par l’une des techniques visées en annexe I A et l’annexe I A fournit une liste non exhaustive, dans la mesure où l’expression « entre autres » est utilisée.
Enfin, les expressions utilisées sont peu précises pour les scientifiques et leur signification reste largement incomprise par les juristes. Il est question de « techniques de recombinaison de l’acide désoxyribonucléique impliquant la formation de nouvelles combinaisons de matériel génétique par l’insertion de molécules d’acide nucléique, produit de n’importe quelle façon hors d’un organisme, à l’intérieur de tout virus, plasmide bactérien ou autre système vecteur et leur incorporation dans un organisme hôte à l’intérieur duquel elles n’apparaissent pas de façon naturelle, mais où elles peuvent se multiplier de façon continue »… D’ailleurs, la Commission européenne, pour établir sa position, a interrogé l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AFSA ou EFSA pour European Food Safety Authority) sur le sens scientifique de certains mots26.
Pour clore ce propos, il convient de souligner que, quelle que soit la qualification retenue pour les organismes « crispérisés » au regard de la directive n°2001/18, il reste une autre possibilité pour les soumettre à certaines règles. L’idée est de souligner qu’étant donné qu’il ne s’agit plus de mutagénèse classique, les organismes, quelle que soit la technique utilisée, n’offrent pas une sécurité suffisante27. Dès lors, la question se pose de savoir si les États membres de l’Union européenne (UE) disposent d’une marge de manœuvre pour définir le régime applicable aux organismes modifiés par les nouvelles techniques, au titre du principe de précaution qui est mentionné à l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’UE28.
La qualification des organismes modifiés par la technologie CRISPR-Cas9 embarrasse donc les juristes, mais ce n’est pas la seule difficulté à laquelle ils doivent faire face s’agissant de l’utilisation du vivant comme biomatériau.
II – Le juriste embarrassé face aux choix impliqués par l’utilisation des cellules du corps humain
À partir du moment où il est devenu aisé de prélever des parties, des éléments du corps humain, de les conserver et où il est possible de déstructurer le corps, de le ramener à un agencement de cellules, de le dissocier de la personne au travers des organes, puis des tissus, des cellules et des gènes, l’idée du corps « matériau biologique » s’est imposée. Et, inévitablement, la question du lien existant entre la personne et son corps s’est posée. Les progrès de la médecine et des technosciences sont redoutables : ils autorisent toutes les pensées, permettent d’envisager l’humain immortel, l’humain augmenté, amélioré. Face à cela, le juriste doit essayer de comprendre quel droit la personne a sur son propre corps.
Pour les privatistes, la difficulté essentielle est de savoir si le corps humain est une chose, et si des conventions peuvent porter sur le corps humain. Ils disposent de nombreux textes, mais il n’y a pas de statut du corps humain. Des dispositions légales françaises, il ressort que le don gratuit est imposé comme unique exception au principe d’indisponibilité du corps humain, et le consentement est le postulat essentiel à toute action concernant le corps humain. Toutefois, le modèle éthique du don gratuit est remis en question (A) et le consentement est parfois écarté au profit de la logique économique (B).
A – Les limites du modèle éthique du don gratuit
Le corps a été décomposé en éléments, et avec l’essor de la biologie moléculaire et des biotechnologies, inéluctablement, on assiste à la marchandisation du corps, à sa commercialisation. Certes, il peut sembler paradoxal d’affirmer que le corps humain est indisponible et hors commerce29, alors que le plasma SD est commercialisé30, assurant d’énormes profits à des multinationales, et que des greffons de sang de cordon, utilisés comme substituts des greffons de moelle osseuse, sont importés en France chaque année pour un coût important31. En réalité, s’agissant du pouvoir de chaque individu sur son corps, seules certaines opérations sont autorisées par la loi, telles que le don d’organe, le don de sang, le don de sperme, etc. Mais par ailleurs, le législateur précise que les éléments ou produits du corps humain, une fois « donnés », peuvent être cédés par l’organisme collecteur32, voire commercialisés s’il s’agit de médicaments (le plasma SD). Le ressenti est donc qu’il y a de plus en plus d’utilisations possibles du corps, si bien que l’idée d’appropriation commence à s’imposer. Si l’on s’en tient aux nombreuses utilisations d’éléments du corps humain, le sentiment qui domine est que chaque individu est libre de décider s’agissant de son corps33. En toute hypothèse, les éléments du corps humain s’imposent comme des choses, objets de droits.
De prime abord, le corps et ses éléments ne peuvent pas être qualifiés autrement, car même si les éléments détachés du corps expriment l’identité d’une personne, ils ne peuvent être assimilés à la personne, sujet de droits. Une cellule, un gène, un organe, est intimement lié à un individu, comme sa voix par exemple. Mais, il y a d’un côté la personne dotée d’une certaine autonomie, et de l’autre, des éléments qu’on ne peut que traiter comme des choses.
Pour autant, la qualification de chose est insuffisante. Il est impossible d’ignorer la particularité des éléments du corps humain. Les individus ne peuvent pas librement en disposer, bien que le principe de l’indisponibilité du corps humain n’ait pas été consacré par le législateur lors des lois de bioéthique de 1994 et 2011. La possibilité pour une personne d’utiliser les éléments de son propre corps est conditionnée par l’existence d’un texte légal autorisant certaines pratiques. Les opérations sur le corps et ses éléments ne sont donc possibles que si elles entrent dans l’un des cadres prévus par la loi. De nombreux textes autorisent ainsi le don gratuit des éléments du corps humain en vue d’une utilisation à des fins thérapeutiques, de recherche, ou commerciales. Or, il est légitime de se demander si le don gratuit doit encore être imposé comme unique choix possible. Nous allons envisager cette problématique au regard du sang de cordon, dit également sang placentaire.
Des affaires récentes concernant la conservation du sang de cordon à des fins autologues permettent d’illustrer ce propos. Actuellement, en France, la conservation du cordon ombilical ne peut se faire, en principe, que dans le cadre d’un don pour autrui, gratuit et anonyme34. Or, de plus en plus de parents souhaiteraient pouvoir conserver le sang du cordon de leurs enfants, pour se prémunir, en vue d’une éventuelle maladie35.
Le cordon ombilical contient du sang fœtal riche en cellules souches hématopoïétiques (CSH). Ces cellules sont à l’origine des différentes cellules du sang et peuvent être utilisées comme une alternative à la greffe de moelle osseuse, ce qui est particulièrement intéressant, car il y a moins souvent des réactions de rejet et les prélèvements ne sont pas contraignants pour les donneurs volontaires36. Par ailleurs, on trouve également dans le tissu de cordon des cellules souches mésenchymateuses (CSM). Or, ces cellules laissent entrevoir beaucoup d’espoir, car elles sont pluripotentes. Elles sont susceptibles de produire plusieurs types cellulaires et pourraient permettre de reconstituer de nombreux tissus ou organes abîmés. Même s’il est encore nécessaire de poursuivre les recherches, les cellules souches du cordon ombilical semblent donc avoir un fort potentiel thérapeutique. Et si l’une de ces indications thérapeutiques était confirmée sur le plan clinique, il est certain que la conservation du sang de cordon deviendrait rapidement une priorité.
Il est nécessaire d’insister sur ce dernier point. Il est indéniable que les CSH présentent déjà un intérêt thérapeutique avéré, et par ailleurs, la science et les technologies progressant continuellement, l’intérêt suscité par les CSH comme les CSM est considérable. Elles pourraient très rapidement être utilisées pour soigner des maladies jusqu’ici dépourvues de traitement, pour régénérer différents tissus. Pour autant, il existe un risque d’optimisme déraisonnable, car il y a beaucoup d’annonces médiatiques difficiles à vérifier. L’expression « économie de la promesse » prend ici tout son sens. Par ailleurs, alors même que le potentiel thérapeutique des CSH est démontré, il n’y a souvent aucun intérêt à traiter une personne malade avec ses propres cellules souches, qui sont porteuses de la mutation à l’origine de la maladie. Par conséquent, il se peut que la conservation, à titre préventif, des cellules souches du cordon ombilical à des fins autologues et moyennant paiement, soit une escroquerie en raison de l’absence d’intérêt thérapeutique. Elle peut aussi s’avérer parfaitement inutile, soit parce que la greffe autologue ne présente aucun intérêt thérapeutique, soit parce qu’aucune maladie ne sera déclarée par l’enfant37.
Actuellement, le don gratuit de CSH et de CSM est le seul choix possible proposé aux parents. Présenté comme un procédé généreux et altruiste, permettant de participer au bien commun, il permettrait d’éviter la création d’une médecine à deux vitesses. Il ferait primer la solidarité et mettrait en avant la prise en compte de l’être avant tout. Le don gratuit serait la seule alternative possible pour faire face aux nécessités sanitaires et aux progrès de la médecine, tout en conservant au corps humain un statut particulier.
Cependant, la France peut-elle persister dans ce choix d’autoriser uniquement le don gratuit ? Le constat est simple. Le nombre actuel d’unités de sang de cordon collectées gratuitement est très largement insuffisant. Aussi, les importations de greffons sont nombreuses, ce qui a un coût et remet en question la sécurité sur le plan sanitaire, car il n’est pas certain que les pays d’où proviennent les greffons aient le même degré d’exigence que le Réseau français de sang placentaire (RFSP) quant à leur qualité. En outre, si les espoirs des scientifiques se réalisent, alors, l’utilisation de sang placentaire se généralisera et les autorités sanitaires françaises devront faire face à une demande croissante. On peut imaginer pallier l’insuffisance des unités de sang disponibles en mettant en place une véritable politique de communication concernant le don de cordon et en augmentant le nombre de maternités assurant la collecte ainsi que d’organismes assurant la conservation. Mais est-ce envisageable ne serait-ce que pour des raisons financières ? De nombreux arguments incitent donc à revoir la position française s’agissant du don gratuit.
Il peut être embarrassant pour un juriste d’avoir à rediscuter le modèle du don gratuit, présenté comme altruiste et solidaire. Toutefois, les difficultés budgétaires, les coûts de communication et d’organisation du don gratuit, l’évolution des besoins sanitaires français et les interrogations éthiques quant à l’utilisation de cellules souches embryonnaires incitent à envisager d’autres alternatives. Le biobanking familial et solidaire permettrait peut-être de maintenir une certaine solidarité, tout en laissant davantage d’autonomie aux sujets de droits, sans faire du corps humain une chose quelconque. Le principe consiste à permettre aux parents de conserver les cellules souches du cordon de leur enfant à des fins autologues, moyennant paiement d’une certaine somme, tout en sachant qu’en cas d’urgence, si un malade en a besoin, elles pourront lui être attribuées. Dans ce cas, il faudra obtenir l’accord de la famille qui sera remboursée38.
En imposant le principe du don anonyme et gratuit, le législateur est intervenu pour éviter que les individus prennent le risque de s’auto-exploiter en vendant leur corps. Mais parfois, le risque d’exploitation vient d’ailleurs. L’utilisation des cellules humaines comme biomatériau permet d’obtenir des médicaments sources d’énormes profits. Aussi, il est tentant, pour certains individus, d’écarter le principe du consentement, imposé sur le plan national et international, au profit d’intérêts financiers, situation qui laisse le juriste désappointé.
B – L’exigence du consentement du donneur mise à mal par la logique commerciale
Les cellules humaines étant devenues des matières premières très convoitées, il est inéluctable que certaines difficultés se posent en raison des intérêts qu’elles peuvent susciter. Rappelons qu’en vertu du principe de l’inviolabilité du corps humain, aucune opération médicale ne peut être pratiquée, aucune atteinte ne peut être portée au corps humain, sans que la personne ait été informée et ait donné son consentement39. Aucune recherche scientifique ne peut être mise en œuvre sans le consentement de l’intéressé40, ou tout au moins, contre son gré si la personne s’y est opposée. Mais quelle sera la sanction si, suite à un acte médical pratiqué avec le consentement de l’intéressé, du matériel génétique est prélevé sur cette personne et est utilisé, par la suite, contre sa volonté, à des fins de recherche ou commerciales ? Nous proposons, à cet égard, de rapporter le cas de l’affaire Moore devenue une référence centrale en matière de bioéthique et de bioéconomie s’agissant de l’utilisation du corps humain41.
En 1976, John Moore, un Américain atteint de leucémie, sur les conseils d’un médecin qui faisait de la recherche, subit une intervention chirurgicale visant à lui enlever la rate. Ayant découvert que le patient avait des cellules rares produisant une protéine utile pour lutter contre le cancer et le sida, l’équipe médicale en préleva sur la rate, bien que le formulaire signé par M. Moore prévoie sa destruction. Ces cellules furent mises en culture à son insu. Par la suite, un brevet fut déposé sur la lignée cellulaire obtenue à partir des cellules de M. Moore et un accord de commercialisation particulièrement lucratif fut passé concernant cette lignée cellulaire. M. Moore découvrit par hasard l’existence de ce brevet et le commerce ainsi réalisé à partir de ses cellules. Il saisit alors la justice pour faire valoir ses prétentions. Aucun droit de propriété n’a été reconnu à M. Moore sur la lignée cellulaire et le médecin à l’origine du prélèvement a été condamné à verser des dommages-intérêts en raison de son manque de loyauté envers son patient42.
Cette affaire soulève plusieurs interrogations, certaines concernant le cadre juridique des brevets portant sur les produits qui en découlent43 et d’autres relatives à la nature du lien existant entre un individu et les éléments de son propre corps44. Un seul point retiendra cependant notre attention : le non-respect de la volonté de la personne dont les cellules ont été utilisées. Il semble que l’existence d’un brevet l’emporte sur la volonté des individus. Peu importent les conditions dans lesquelles la matière biologique est obtenue, peu importe que la personne à l’origine de la lignée cellulaire n’ait pas été informée, peu importe l’absence de consentement, les chercheurs ont créé une nouvelle valeur qui peut être appropriée. Comment en est-on arrivé là ?
Les organes, les tissus et les cellules sont devenus des biomatériaux et constituent des choses pour les juristes. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit de biens quelconques. Le législateur français est intervenu pour déterminer les conditions dans lesquelles les éléments et produits du corps peuvent être prélevés et utilisés. D’une manière générale, avant tout prélèvement, il est nécessaire de vérifier la finalité (thérapeutique ou scientifique) et d’obtenir le consentement libre et éclairé du « donneur », tant pour effectuer le prélèvement, que pour l’utilisation des éléments prélevés45. Les éléments et produits du corps humain, notamment les cellules souches, peuvent donc faire l’objet d’opérations ayant des conséquences juridiques, sous réserve que ces opérations soient autorisées par la loi (le don gratuit par exemple pour les cellules du sang placentaire) et d’avoir obtenu le consentement de l’individu concerné46. Parfois, l’exigence de consentement est remplacée par une présomption de consentement (le don d’organes en France47). Par ailleurs, s’il s’agit d’utiliser des éléments du corps humain prélevés à l’occasion d’une intervention chirurgicale, le donneur ne dispose que d’un droit d’opposition, car il s’agit de « déchets opératoires ». Le consentement est alors requis pour l’acte médical, mais l’utilisation des éléments prélevés est libre sauf opposition du donneur48. Il n’en demeure pas moins que le donneur dispose toujours du droit de s’opposer à l’utilisation des éléments prélevés.
Cette exigence de consentement doit nous interroger, particulièrement quant à l’utilisation des cellules humaines. Quand il est exigé, le consentement libre et éclairé tend à devenir une caution morale pour les chercheurs et le brevetage du vivant. Le consentement est le plus souvent donné, sans aucune certitude quant aux possibles utilisations des cellules prélevées49. Quand il n’est pas obtenu, il faut s’interroger sur l’exploitation des cellules qui peut être faite malgré tout. Il y a toujours eu et il y aura toujours des personnes pour capter et s’approprier des choses de manière illicite. L’affaire Moore n’est qu’un exemple de violation de la loi parmi tant d’autres. Néanmoins, l’origine corporelle du matériau utilisé ne peut être « oubliée ».
Le contexte de l’affaire Moore est relativement banal, en ce sens où les lignées cellulaires sont le plus souvent conçues à partir de cellules prélevées sur des tissus à l’occasion d’une opération chirurgicale, principalement sur des tumeurs considérées comme des résidus opératoires. À partir des cellules humaines prélevées, des chercheurs fabriquent des lignées de cellules cultivées in vitro. La méthode de fabrication constitue l’invention, condition nécessaire au brevetage50 aboutissant à la création d’une nouvelle valeur : les cellules produites en laboratoire. Néanmoins, même si ce processus de fabrication in vitro tend à supprimer l’origine humaine des cellules originelles, il n’en demeure pas moins que c’est bien du matériel biologique qui a permis l’existence d’une lignée cellulaire brevetée51.
On s’aperçoit que l’individu « donneur » de cellules n’est pas impliqué, au moins en apparence, avec les lignées cellulaires fabriquées en laboratoire in vitro. La récupération d’une tumeur après une intervention chirurgicale afin de prélever des cellules pour créer, par application d’un processus particulier, une lignée cellulaire, diffère en ce point du prélèvement et de la greffe d’organe. En effet, si l’organe prélevé est utilisé, ce n’est pas la cellule prélevée qui est directement utilisée. Néanmoins, il y a appropriation par un tiers de cellules humaines, du patrimoine génétique d’un individu, ce qui ne saurait se faire sans avoir obtenu le consentement de l’intéressé, « donneur » de cellules, ou contre sa volonté. D’autant plus que la lignée cellulaire ainsi obtenue est « immortelle » et va donc impliquer le donneur, mais aussi, indirectement, ses descendants.
Juridiquement, le donneur n’est pas propriétaire de son corps, mais les cellules ont bien été appropriées par les co-inventeurs de la lignée cellulaire, qui ont seuls les droits quant à l’exploitation du brevet obtenu. Le donneur n’a aucun droit de propriété sur son propre corps, mais un tiers s’est approprié une partie de son corps pour développer une lignée cellulaire. Le parallèle peut être fait avec la biopiraterie. Quelle que soit la nature du lien qui existe entre le donneur et les cellules, en termes de justice, si l’exploitation du vivant est licite, il est légitime que le donneur originel soit intéressé52. En toute hypothèse, les profits ne doivent pas bénéficier aux seuls inventeurs. Et au-delà des questions financières, il conviendrait de revoir les conditions de fond de la brevetabilité afin de prendre en compte l’appropriation irrégulière d’une ressource, qu’elle soit végétale ou animale.
La réduction du vivant à de la matière qui peut être appropriée provoque l’embarras des juristes pour une multitude de raisons. Les difficultés de qualification, les évolutions, les changements de paradigmes et la recherche d’un équilibre entre des intérêts contradictoires sont classiques en droit. Mais parce que la bioéconomie remet en question la place de l’homme, son rôle et son essence, il est fondamental de s’interroger sur ses conséquences.
Notes de bas de pages
-
1.
L’OCDE, La bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, 2009, http://www.oecd.org/prospective/bioeconomie/2030, consulté en mai 2017 ; le terme ne vise cependant pas le même projet économique. V. Carton H. et Sinaï A., « La bioéconomie, Vicissitude d’un concept d’avenir de Nicholas Georgescu-Roegen à la Commission Européenne », 2013, Institut Momentum.
-
2.
V. nota. « L’innovation au service d’une croissance durable : une bioéconomie pour l’Europe », communication de la Commission européenne, 2012.
-
3.
Notamment un rapport du Sénat, n° 380, 2015-2016, De la biomasse à la bioéconomie : une stratégie pour la France.
-
4.
Plus précisément, selon Larrère C., « Face à la bioéconomie, apprendre à être humain », 2014, « Là où Georgescu-Roegen insérait la sphère économique dans le contexte englobant de la biosphère terrestre, ce qui permettait d’en établir les limites, la bioéconomie néo-libérale procède au mouvement inverse qui consiste à absorber les processus biologiques dans le système économique, ce qui est censé permettre à celui-ci de s’étendre indéfiniment » ; http://www.fondationecolo.org/activites/publications/Face-a-la-bioeconomie, consulté en mai 2017.
-
5.
D’une manière générale, tout ce qui peut fabriquer sa propre matière (donc se constituer et grandir), se reproduire et mourir.
-
6.
Projet op. cit., résumé du premier chapitre.
-
7.
L’exemple de la centrale de biomasse de Gardanne en France suscite des interrogations, l’autorisation d’exploitation ayant été annulée le 8 juin 2017 par le tribunal administratif de Marseille.
-
8.
Lafontaine C., Le corps-marché – La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie, 2014, Paris, Éd. du Seuil, p. 12.
-
9.
Lafontaine C., op. cit., p. 14.
-
10.
Le culte de la jeunesse éternelle, l’obsession de la santé parfaite, le maintien des potentialités biologiques, voire la recherche de potentialités défaillantes (avec l’infertilité) peuvent également être invoqués.
-
11.
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/OGM/74609, consulté en mai 2017.
-
12.
Directive n° 2001/18 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés, directive modifiée par la directive n° 2015/412, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés et le règlement n° 1829/2003 concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés.
-
13.
5 OGM ont obtenu des autorisations de culture et seul un serait cultivé, dans quelques États européens dont l’Espagne… Il s’agit des maïs MON810 (Monsanto). En revanche, plus de 5 OGM sont autorisés à l’importation.
-
14.
Laaninen T., « New plant-breeding techniques Applicability of GM rules », Briefing May 2016, EPRS, http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2016/582018/EPRS_BRI(2016)582018_EN.pdf, consulté en mai 2017.
-
15.
CE, 3e/8e ch. réunies, 3 oct. 2016, n° 388649 ; le rapporteur public a proposé d’interroger la Cour de justice sur la conformité de la directive n° 2001/18 par rapport au principe de précaution.
-
16.
Dont la Confédération paysanne…
-
17.
On peut estimer que ce n’est pas au juge de définir la position de l’Union européenne sur un sujet aussi important, mais au politique de trancher. V. nota. projet de rapport AN-Sénat par Le Déaut J.-Y. et Procaccia C., Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche, 2016, spéc. p. 166 et 174.
-
18.
Considérant qui n’est utile que pour l’interprétation et ne fait pas partie des dispositions obligatoires de la directive.
-
19.
On utilise l’acronyme NBT (New Breeding Techniques) pour viser les nouvelles technologies de sélection génétique.
-
20.
Il n’existe aucun être transgénique à l’état naturel, car aucun gène étranger à une espèce n’est introduit dans le cadre d’une sélection classique.
-
21.
Il est possible d’exposer les cellules à des rayons ou à des produits chimiques pour obtenir une mutation (technique classique de la mutagénèse).
-
22.
Nous souhaitons remercier M. Mathieu, directeur du CNRS, pour son aide lors de la rédaction et de la compréhension de la technique CRISPR-Cas9.
-
23.
Mollier P., « ABC des nouvelles biotechnologies de modifications ciblées du génome », 2015, http://www.inra.fr/Chercheurs-etudiants/Biotechnologies/Tous-les-dossiers/Modifications-ciblees-des-genes-l-ere-post-OGM/ABC-des-nouvelles-biotechnologies-de-modifications-ciblees-du-genome, consulté en mai 2017.
-
24.
V. sur ce point Brosset E., « Les mots du droit des biotechnologies : Quelques observations sur le débat en droit de l’Union européenne à propos des nouvelles techniques génétiques », Cahiers Droit, Sciences & Technologies (En ligne), 6, 2016, consulté en février 2017, spéc. n° 8.
-
25.
Mollier P., op. cit.
-
26.
Que signifient « insertion de molécules d’acide nucléique », « incorporation dans un organisme hôte », « nouvelles combinaisons de matériel génétique » ? Toute réponse de la Commission ne sera qu’un avis quant à l’interprétation du droit de l’Union Européenne ; seule la CJUE peut rendre un avis contraignant. De surcroît, elle n’a pas travaillé sur la technique CRISPR. V. Laaninen T., « New plant-breeding techniques Applicability of GM rules », op. cit. et le projet de rapport de l’Assemblée nationale et du Sénat, op. cit., 2016, spéc. p. 166.
-
27.
Il faut étudier les effets « hors-cible ».
-
28.
V. nota. la décision du Conseil d’État qui pose la question de la validité des articles 2 et 3 et des annexes I A et I B de la directive n° 2001/18/CE du 12 mars et du principe de précaution.
-
29.
Le principe de « la non-patrimonialisation du corps, de ses éléments et de ses produits » figure à l’article 16-1 du Code civil. En revanche, le principe de l’indisponibilité n’a pas été consacré par le législateur.
-
30.
Le plasma SD est un type de plasma qui a fait l’objet d’un procédé industriel de traitement et a été qualifié de médicament et non de produit sanguin labile, échappant ainsi au monopole de l’Établissement français du sang depuis le 1er février 2015.
-
31.
V. notre article à paraître, Lassalas C., « Le refus d’autoriser des biobanques privées à finalité thérapeutique : une exception française ? », RDS 2018, n° 82.
-
32.
Les produits, tissus et cellules peuvent être cédés à différents tarifs, selon le pays d’où ils proviennent, la structure qui les cède (biobanque publique ou privée). Un prix de cession suppose un simple dédommagement pour les frais engagés, mais on peut imaginer des frais de préparation et de conditionnement très différents selon les organismes. V. nota. CCNE, avis n° 93, Commercialisation des cellules souches humaines et autres lignées cellulaires, spéc. p. 5.
-
33.
Ce n’est peut-être qu’un ressenti, mais chacun pense qu’il s’agit de son sang, de son sperme, de ses cellules, de ses organes, et qu’il peut donc choisir de les conserver, de les donner, de les vendre.
-
34.
Le don dirigé est cependant autorisé « en cas de nécessité thérapeutique avérée et dûment justifiée lors du prélèvement » : CSP, art. L. 1241-1.
-
35.
V. nos articles, Lassalas C., « L’interdiction de conserver les cellules souches du cordon ombilical pour une utilisation personnelle : une règle de droit difficile à justifier », LPA 28 nov. 2016, n° 121z9, p. 6 et à paraître, « Le refus d’autoriser des biobanques privées à finalité thérapeutique : une exception française ? », op. cit.
-
36.
Ils ne nécessitent aucune anesthésie et ne sont pas douloureux.
-
37.
Sur tous ces points, voir nos articles, op. cit.
-
38.
Sur ce point, v. notre article, Lassalas C., RDS, op. cit., à paraître.
-
39.
Article 16-3 (Mod. par L. n° 2004-800, 6 août 2004, art. 9 : JORF, 7 août 2004) : « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui (transplantation organe). Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir. » Article L. 1111-4 du Code de la santé publique : « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. »
-
40.
La Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’Homme de l’Unesco, adoptée en 2005, prévoit que la recherche scientifique et les interventions médicales ne doivent être mises en œuvre « qu’avec le consentement préalable, libre et éclairé de la personne concernée ». V. également le Code de Nuremberg de 1947 et CSP, art. L.1241-1 pour l’utilisation cellules à des fins scientifiques.
-
41.
V. nota. Lafontaine C., op. cit., p. 94 et s. ; Manai-Wehrli D., « La personne et son corps : de la symbiose à la dissociation » in Schmidlin B. (dir.). Personne, société, nature : la titularité de droits, du rationalisme juridique du XVIIe siècle à l’écologie moderne, 1996, Fribourg, Éd. universitaires, p. 29-43, disponible sur http://archive-ouverte.unige.ch et Remmelink M., Éthique et biobanque, Mettre en banque le vivant, 2013, Bruxelles, Éd. L’Académie en Poche, p. 35-36.
-
42.
Ce fut la sanction prononcée par la Cour suprême de Californie dans l’affaire Moore.
-
43.
Une multitude d’interrogations portent sur le brevetage du vivant : quelles sont les conditions de brevetabilité, quel sont les liens entre l’accès aux ressources génétiques et les brevets, faut-il obtenir le consentement des « donneurs » du matériel génétique, quel consentement doit-être donné, par qui lorsque le matériel génétique est commun à plusieurs individus par exemple, le consentement donné pour effectuer des recherches vaut-il autorisation de breveter le résultat des recherches ou faut-il des consentements distincts… ?
-
44.
M. Moore était-il « propriétaire » des cellules prélevées sur sa rate ?
-
45.
Il en va de même pour une expérimentation médicale.
-
46.
V. nota. CSP, art. L. 1241-1.
-
47.
CSP, art. L. 1232-1.
-
48.
V. CSP, art. L. 1245-2 pour les tissus, cellules, produits et le placenta ; CSP, art. L.1235-2 pour les organes. L’article CSP, art. L. 1241-1 concernant l’utilisation des CSH et CMH du cordon et du placenta prévoit le don gratuit uniquement après avoir obtenu le consentement de la mère.
-
49.
Sur ce point, v. Hausemer H., « Biobanque et éthique », ww.forum.lu/pdf/artikel/6667_290_Hausemer.pdf, consulté en septembre 2016.
-
50.
Il existe une importante littérature sur l’effacement entre invention et découverte. V. nota., Azam G., « Les droits de propriété sur le vivant », Développement durable et territoires, [En ligne], Dossier 10/2008.
-
51.
Selon le professeur Galloux, « on ne distingue plus dans la pratique le produit issu [des] matériels biologiques “qui entreraient dans les circuits normaux de la distribution” et le produit humain » : « Réflexions sur la catégorie des choses hors du commerce : l’exemple des éléments et des produits du corps humain en droit français », Les Cahiers de Droit, 1989, vol. 30, n° 4, p. 1011, spéc. p. 1019.
-
52.
V. nota. Azam G., « Les droits de propriété sur le vivant », Développement durable et territoire [En ligne], 2008, dossier 10, consulté en novembre 2016.