Le projet Grand Paris Nord à l’image de l’hôpital malade

Publié le 11/01/2024
Le projet Grand Paris Nord à l'image de l’hôpital malade
RPBW, rendering by Artefactory – photo non contractuelle – 2023

La ville de Saint-Ouen-sur-Seine devrait accueillir d’ici 2028 un hôpital flambant neuf, dont le coût est estimé à plus de un milliard d’euros. Mais cet immense chantier, qui devrait permettre de créer un centre universitaire et de remplacer les anciens hôpitaux de Bichat et de Baujon, est contesté par deux collectifs de soignants et un syndicat hospitalier, qui craignent que le nouveau projet diminue en réalité l’offre de soins en Seine-Saint-Denis.

Sur la maquette, le projet est magnifique : de grands bâtiments tout en lumière et transparence ouvrant sur des allées plantées d’arbres, un toit végétalisé, une terrasse à l’entrée… Voilà à quoi devrait ressembler le campus universitaire Saint-Ouen Grand Paris Nord, qui devrait remplacer les hôpitaux vétustes de Bichat, dans le XVIIIe arrondissement, et de Baujon, à Clichy, et abriter les activités d’enseignement et de recherche des UFR de médecine de l’université de Paris et de l’UFR de médecine bucco-dentaire pour l’ensemble de l’Île-de-France. Un projet estimé à plus d’un milliard d’euros, dont le chantier a déjà commencé sur le site de l’ancienne usine PSA de Saint-Ouen, un terrain de plus de 7 hectares. Il a été confié à Renzo Piano, l’un des plus grands architectes de notre époque, qui assure que ce projet est celui auquel il consacrera l’essentiel de son énergie dans les prochaines années. Pour l’AP-HP, ce campus sera « exemplaire ». « L’enjeu est de se projeter dans le Grand Paris, de participer à la mutation d’un territoire dynamique économiquement et démographiquement, mais aussi de s’adapter aux évolutions du système de santé et de construire la médecine de demain », indique un communiqué de presse de l’institution. « Ce campus participe également de la volonté de l’AP-HP de renforcer le service public hospitalier au nord de la capitale. »

Pourtant, ce projet est décrié par une grande communauté de soignants. Tous reconnaissent qu’il était nécessaire de créer un nouvel hôpital. « À Beaujon, le lieu est tellement étendu qu’il faudrait des rollers pour aller des postes de soins aux chambres », explique Olivier Youinou, infirmier anesthésiste et représentant du syndicat Sud santé solidarité, qui rassemble des personnels non médicaux. « À Bichat, les lieux étaient étroits, les ascenseurs étaient en panne, il y avait de l’amiante dans l’établissement ». Favorables sur le principe à la création d’un nouvel hôpital, nombre de personnels redoutent que le nouveau projet, derrière des bâtiments flambant neufs, diminue en réalité l’offre de soin, dans un territoire où celle-ci est déjà insuffisante. D’après un récent article du Parisien, le journaliste constatait qu’à Saint-Ouen on ne compterait que 4,5 médecins généralistes libéraux pour 10 000 habitants, contre 14,3 dans le XVIe arrondissement de Paris. Deux pédiatres libéraux y seraient installés, contre 32 à Boulogne !

Le cardiologue, Olivier Milleron, est arrivé à l’hôpital Bichat il y a une dizaine d’années. « Le projet de nouvel hôpital était déjà dans les tuyaux, on nous a demandé d’aller dans des commissions dire ce que nous voulions », explique ce médecin, porte-parole du Collectif Inter-hôpitaux. « On s’est rendu compte que c’était déjà verrouillé. Le but était de fermer 400 lits. Il n’y avait aucune explication rationnelle à cela. C’était un choix idéologique. À l’époque, quand on construisait un hôpital, il fallait fermer des lits. C’était ça qui était moderne. ». Le projet de Grand hôpital est reconnu d’intérêt général par un arrêté préfectoral le 7 juin 2019. Mais de nombreux médecins s’y opposent. En 2020, en pleine épidémie de Covid, plus de 200 praticiens, dont une vingtaine de chefs de service hospitaliers, signent une lettre ouverte dans le quotidien Le Monde. « Nous ne sommes en aucun cas opposés à la construction d’une nouvelle structure hospitalo-universitaire à Saint-Ouen et nous sommes partie prenante dans ce projet qui devra répondre à notre double mission de soins de proximité et de recours, mais nous refusons, de « réduire le capacitaire », écrivent-ils alors. Les signataires estiment alors que 30 % des lits d’hospitalisation complète devraient disparaître. Malgré ces protestations, une enquête publique préalable unique est organisée du 13 septembre au 15 octobre 2021. Le préfet de la Seine-Saint-Denis, signe l’arrêté de déclaration d’utilité publique du projet de réalisation du Campus Hospitalo-Universitaire Grand Paris-Nord en mars 2022. Deux mois plus tard, le syndicat Sud Santé Solidaires des personnels de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, l’association Collectif Inter-Hôpitaux, l’association Collectif Inter-Urgences forment un recours devant le tribunal administratif de Montreuil en vue d’annuler l’arrêté déclarant le projet d’utilité publique signé par le préfet de Seine-Saint-Denis.

François Benech, avocat à la cour, représente ce collectif de plaignants. « Les collectifs d’usagers et de personnels soignants voulaient que soit maintenue une capacité de soins au moins équivalente à celle existante dans les deux hôpitaux qui seront fermés, et qui, d’après eux, était déjà insuffisante. On a analysé la teneur du nouveau projet : en nombre de lits et de places, il était nettement inférieur aux besoins actuels et à ceux à venir dans les prochaines années sur un territoire souffrant déjà de précarité sanitaire. Il nous a semblé que ce nouvel hôpital serait très vite embolisé ». L’AP-HP justifie cette diminution apparente du nombre de places par « le virage ambulatoire » : autrement dit, l’amélioration des techniques de prise en charge, qui permettrait de garder les patients moins longtemps dans les murs de l’hôpital. « Si la réduction du nombre de lits hospitaliers peut s’expliquer par l’amélioration des techniques de gestion et de prise en charge des patients, cela implique une augmentation du nombre de places en ambulatoire (à la journée). Or dans les versions du projet présentées dans la déclaration d’utilité publique, nous observons une réduction très importante du nombre de lits et une stagnation du nombre de places. Nous avons de surcroît perçu une minoration par l’administration du nombre de lits et de places existants et une majoration un peu artificielle des capacités réelles du nouveau bâtiment. Quand nous avons réalisé cela, les alarmes ont commencé à sonner : c’était un projet moins-disant au regard du nombre de lits et de places », restitue François Benech. L’AP-HP, pour sa part, rappelle dans un communiqué de presse que « le projet de Grand Hôpital Nord n’a, en rien, pour effet de réduire l’offre de soins sur le territoire mais, au contraire, de garantir la prise en charge d’un nombre plus important de patients et dans de bien meilleures conditions que dans les bâtiments vétustes et obsolètes des deux sites actuels ».

Que dit précisément le projet sur le nombre de places et de lits ? Le savoir relève, d’après Me François Benech, du parcours du combattant. « Dans un dossier d’enquête publique, vous avez une pluralité de documents. Parmi ceux fournis par l’AP-HP, il n’y en a pas deux qui disent exactement la même chose sur l’offre existante », résume François Benech, avant de passer en revue les différents chiffres avancés par l’AP-HP. « Les statistiques du ministère de la Santé estiment en 2021 le nombre total de lits pour Bichat et Beaujon à 1 460. Mais l’administration prétend, dans son étude d’impact, qu’il y en a 1 281. Dans un autre document encore, elle en compte 1 171, et dans le rapport annexé à la déclaration d’utilité publique, elle en décompte 1 183. Il y a déjà un souci méthodologique : l’AP-HP a manifestement beaucoup de mal à décompter le nombre de lits et de places dans ses établissements. Dans la dernière version du projet déclaré d’utilité publique, il est question de 941 lits et de 173 places. En ce qui concerne le nombre de lits, si nous comparons les 1 460 lits actuels (selon les statistiques du ministère de la Santé) aux 941 lits proposés dans le projet, on voit que ça baisse. En ce qui concerne le nombre de places, si nous comparons le nombre de 170 places actuelles au nombre de 173 futures places mentionnées par la déclaration d’utilité publique, on voit que ça stagne. Il y a donc une diminution du nombre de lits et une stagnation du nombre de places ».

Le manque de lits et de places n’est pas la seule chose dénoncée par les opposants. Une autre critique tout aussi importante concerne la croissance démographique, non anticipée par le projet.  « il y a pourtant une croissance démographique considérable de la zone de patientèle, de l’ordre de 1 % par an. Cela signifie plus 10 % en 2030. Or cette augmentation, d’après les chiffres, n’est pas prise en compte. », estime François Benech. Olivier Youinou complète : « Le projet a été lancé en 2013 par François Hollande. Les expertises concernant le nombre de places ont été faites en 2016. À l’époque, il n’était pas question que Paris accueille les Jeux olympiques en 2024. La population du département va changer. Les besoins de santé de ces populations peuvent changer également. Il faudrait des géographes, des sociologues, pour analyser les conséquences de ces changements sur la patientèle des hôpitaux ».

En juillet 2023, le tribunal administratif de Montreuil doit se prononcer sur ce conflit opposant le collectif composé du syndicat SUD Santé AP-HP, du collectif Inter-Hôpitaux, du collectif Inter-Urgences à l’APHP et au ministère de la Recherche. Les juges se montrent très sensibles aux arguments des requérants et annulent la déclaration d’utilité publique du projet. « Le projet de CHUGPN conduit à une diminution du nombre de lits, y compris en maternité, et de places en ambulatoire. L’offre de soins existante sur le territoire concerné est déjà inférieure à la moyenne nationale, alors que les taux de mortalité prématurée et de natalité y sont élevés. Le projet litigieux diminue l’offre de soins hospitaliers proposés à la population du bassin de patientèle concerné sans prévoir ou justifier les complémentarités, les alternatives ou la diminution des besoins invoquées en défense », motivent les juges, qui estiment même qu’un tel projet « porte atteinte au droit fondamental à la protection de la santé, garanti par le 11e alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ».

« Cette décision de première instance a été une énorme surprise », affirme Olivier Milleron. « Les juges ont cassé une décision d’utilité publique d’un projet d’hôpital estimé à plus d’un milliard d’euros. Notre avocat n’en revenait pas » ! « C’est en effet une décision extrêmement audacieuse », souligne Me François Benech. « Juger qu’un nouvel hôpital est d’utilité publique insuffisante est une décision inédite ». L’APHP et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche font appel. Début octobre, une nouvelle audience se tient devant la cour administrative d’appel de Paris. Cette fois, les juges refusent de rentrer dans les batailles de chiffre. Ils écrivent « qu’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier l’opportunité du projet de réalisation du CHUGPN au regard d’autres projets possibles, non plus que d’apprécier le dimensionnement exact de chacune des activités de soins. » « Ils n’ont pas souhaité rentrer dans une analyse approfondie des capacités et de faits, infiniment techniques. Ils sont restés à un contrôle de l’utilité publique beaucoup plus général que celui auquel le tribunal administratif avait osé se livrer », estime Me François Benech. Sur son site internet, l’AP-HP se félicite de la décision de la cour administrative d’appel. « la décision rendue par la cour administrative d’appel (nous) donne satisfaction sur le fond et permet la poursuite du projet », écrit-elle.

Mais d’après les requérants, cette décision de la cour administrative d’appel, certes moins favorable que celle de première instance, n’est pas si mauvaise pour eux. Car elle leur donne raison sur un point important. La cour reconnaît un défaut d’information lors de l’enquête d’utilité publique. « On avait soulevé un vice de procédure. Une contre-expertise obligatoire, réalisée sous l’égide du CIG, commissariat général à l’investissement, avait été réalisée en 2016. L’AP-HP ne l’a pas produite dans l’enquête publique. Or cette expertise de 60 pages pointait les limites du dimensionnement capacitaire du projet et disait, dans un langage très feutré, que le projet n’était pas réaliste. En l’absence de cette contre-expertise, il y a eu un défaut d’information du public. Or c’est l’objet même d’une enquête publique que d’informer le public d’une part, et de lui permettre d’émettre des observations, d’autre part », commente Me François Benech. « la cour nous invite à organiser une nouvelle consultation dans un délai de 6 mois », reconnaît l’AP-HP, qui affirme qu’il s’agit d’un simple « vice de forme », et promet d’engager les démarches nécessaires à la régularisation « sans délai ». Depuis la décision de la cour administrative d’appel, des rencontres ont eu lieu entre l’AP-HP et les collectifs de soignants. Ces derniers espèrent que ces six mois leur permettent d’arriver à un projet qui mette tout le monde d’accord. « Le fond de ce combat c’est de rétablir un service public hospitalier de qualité », conclut Me François Benech.

Plan
X