Vaccination contre l’hépatite B : la Cour de justice livre sa conception de l’articulation de la science et du droit

Publié le 05/01/2018

La Cour de justice a jugé compatible avec la directive produits défectueux la possibilité offerte au demandeur à l’action en responsabilité contre le laboratoire fabricant du vaccin contre l’hépatite B d’établir, faute de preuve scientifique certaine, par présomptions de fait, le défaut du produit et son lien avec la maladie. Empreint de nuances, sinon de contradictions, le raisonnement révèle une conception plus mesurée qu’il ne peut paraître, de prime abord, des relations du droit et de la science.

CJUE, 21 juin 2017, no C-621/15

En réponse à la question préjudicielle que lui avait posée la Cour de cassation1, la Cour de justice a statué, le 21 juin dernier2, sur la compatibilité des facilités probatoires offertes par le droit français au demandeur à l’action en responsabilité contre le laboratoire fabricant du vaccin contre l’hépatite B avec l’article 4 de la directive produits défectueux3, qui fait peser sur la victime la charge de prouver son dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre ces deux premières conditions de responsabilité.

Le contexte de cette décision très attendue est bien connu4. Alors que le vaccin est recommandé par les autorités sanitaires françaises et même obligatoire pour certains personnels de santé, un important contentieux s’est formé, porté par des patients ayant développé, peu de temps après la triple injection prescrite, une maladie démyélinisante, principalement la sclérose en plaques. Dans ce cadre, la difficulté tient à ce que, pour reprendre la formule de la Cour de justice, la recherche médicale ne permet « ni d’établir, ni d’infirmer »5 cette apparence de lien entre la survenance de la maladie et l’administration du vaccin. Cette difficulté, la Cour de cassation l’a surmontée en interdisant au juge du fond, après avoir un temps retenu la solution contraire6, de rejeter les prétentions de la victime au motif de l’absence de certitude scientifique et en obligeant celui-ci à user du pouvoir souverain que lui confère l’article 1382 du Code civil (C. civ., art. 1353 anc.) pour apprécier l’existence de « présomptions graves précises et concordantes »7, de nature à faire la preuve, non seulement de la causalité stricto sensu, mais encore de la défectuosité du vaccin8.

Non sans nuance, l’arrêt rendu par la Cour de justice autorise le maintien pur et simple de cette jurisprudence, pourtant très discutée. Pour en apprécier la portée, on l’envisagera plus particulièrement sous l’angle de la relation nuancée qu’elle révèle de la Cour de justice à la science.

À cet égard, on peut se réjouir que, faisant prévaloir, une fois n’est pas coutume, la dimension protectrice de la directive sur la logique « marché intérieur » du texte, la Cour de justice ait refusé d’interpréter l’article 4 comme signifiant que la victime soit toujours tenue d’apporter la « preuve certaine issue de la recherche médicale » de l’imputabilité de sa maladie au vaccin et ait ainsi exclu que l’incertitude scientifique puisse constituer un obstacle définitif à la mise en jeu de la responsabilité du producteur9.

Il y a là une conception assez saine des rapports qu’entretiennent la science et le droit. Assignés à des finalités distinctes, la science et le droit n’ont pas le même rapport au doute : le doute scientifique ne doit pas empêcher le juriste d’aboutir à une solution certaine, guidée par des critères de justice10.

Il serait toutefois faux d’en conclure que la Cour de justice se fait ici le chantre d’une indépendance radicale du droit par rapport à la science11. Au contraire, une lecture attentive de la décision indique qu’elle fait preuve, comme dans d’autres contentieux, de déférence vis-à-vis « des recherches scientifiques pertinentes12 ».

Ici, cette déférence se traduit, techniquement, par une autorisation du recours aux présomptions uniquement sous cette forme minimale que l’on appelle en France « présomptions judiciaires », selon l’expression du Code civil, ou, selon l’expression doctrinale, « de fait », par opposition aux présomptions dites « de droit ». Dans la lignée de certains auteurs qui refusent aux premières les « traits distinctifs » d’une authentique présomption13, la Cour de justice parle ici d’une simple « méthode indiciaire »14. À ce titre, elle admet que, dans l’impossibilité pour la victime d’administrer − en l’état actuel de la recherche médicale − la preuve directe du lien entre le vaccin et la survenance de la maladie, celle-ci puisse s’acquitter de sa charge probatoire par une offre de preuve seulement indirecte, constituée d’un « faisceau d’indices »15 tels qu’ils permettent « raisonnablement »16, « avec un degré suffisamment élevé de probabilité »17, de tenir l’existence de ce lien pour avérée dans le cas concret.

On le sait, cependant, la frontière entre présomptions de fait et présomptions de droit est poreuse et tient davantage à une différence de degré de systématisation que de nature18. Or systématisés, les indices factuels invoqués par les demandeurs à l’action en responsabilité du fait du vaccin contre l’hépatite B le sont en pratique : il s’agit toujours, et la Cour de justice reconnaît d’ailleurs expressément la pertinence a priori de ces indices19, de la proximité temporelle entre l’administration du vaccin et la survenance de la maladie, conjuguée à l’absence d’antécédents personnels et familiaux20.

Dans ces conditions, apparaît fragile la distinction opérée par la Cour de justice entre la « méthode indiciaire », qui est jugée eurocompatible, et ce à quoi elle réserve la qualification de « présomption », qui consiste, selon la définition qu’elle en retient, à déduire « d’emblée et automatiquement »21 des éléments de fait (« prédéterminés », donc22) invoqués par le demandeur l’existence d’un lien de causalité, ce que la directive interdirait absolument, même si la possibilité était offerte au défendeur d’apporter la preuve contraire23.

À cet égard, le juge européen prolonge une hésitation déjà présente dans la jurisprudence de la Cour de cassation. En rendant obligatoire, sous la menace d’une censure, le recours aux présomptions de fait, tout en se retranchant derrière le pouvoir souverain traditionnellement reconnu au juge du fond pour apprécier leur caractère « grave, précis et concordant »24, la Cour de cassation accorde à ce dernier une liberté qui, compte tenu du caractère sériel du contentieux, va bien au-delà de l’appréciation casuistique de la force probante des éléments produits. Elle leur laisse en réalité plein pouvoir pour décider, de façon toute normative, de la valeur de principe du type d’indices utilisés. C’est bien cela qui choque dans la contradiction de solutions qu’a immanquablement suscitée cette jurisprudence25 : l’absence de contrôle ne peut ici se justifier par la distinction entre fait et droit qui fonde classiquement la limitation de l’office du juge de cassation et le dispense de descendre dans la matérialité des circonstances de l’espèce. Bien plus probablement, elle s’explique par la réticence de la Cour de cassation à prendre officiellement position sans le renfort d’un argument scientifique.

La Cour de justice fait dégénérer l’hésitation en contradiction, en renforçant la politique de faveur à la victime déjà décelable dans la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, non seulement la Cour de justice paraît bien suggérer que, dans la « juste répartition des risques inhérents à la production technique » qu’entend opérer la directive26, le risque de l’incertitude scientifique doit, dès lors que la victime s’est acquittée de son obligation de preuve indirecte, être mis à la charge du producteur. Mieux, le juge européen incite la haute juridiction française à assumer la part de responsabilité qui lui revient dans la mise en œuvre de cette politique juridique, en l’invitant de manière pressante (sans pouvoir l’y contraindre, principe d’autonomie procédurale et institutionnelle oblige) à exercer sa mission d’uniformisation de la jurisprudence par un contrôle des indices de causalité retenus par les juges du fond27. Il y a là une prise de position en faveur d’un office normatif difficilement compatible avec la portée strictement casuelle que la Cour de justice accepte de reconnaître au recours à la « méthode indiciaire ».

Sans pouvoir être dépassée, cette contradiction se comprend si l’on suppose que, dans l’esprit du juge européen, le recours aux présomptions de fait n’est qu’un remède temporaire, dans l’attente d’un progrès des connaissances scientifiques. L’hypothèse permet, en particulier, d’expliquer l’insistance de la Cour de justice à vouloir préserver la « liberté d’appréciation » du juge national, sommé de conserver un esprit vierge de toute opinion « jusqu’au moment où, ayant pris connaissance de l’ensemble des éléments produits par les deux parties et des arguments échangés », il pourra, seulement, entrer dans le processus d’élaboration d’une « conviction définitive »28. Certes, on ne saurait sérieusement contester au producteur le droit de discuter la pertinence des indices invoqués par la victime. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de voir dans ce séquençage quelque peu ingénu du raisonnement judiciaire29, la marque de l’importance que la Cour accorde aux arguments « par exemple d’ordre scientifique »30, que celui-ci pourrait articuler. À cet égard, la décision commentée paraît au moins aussi soucieuse de préserver les intérêts de la victime, qu’irriguée par la conviction de la capacité de la science, et d’elle seule, à se prononcer un jour « de manière certaine31 » sur le lien entre vaccin et maladie.

À ce stade, la question qui ne peut manquer de se poser est celle du seuil marquant le passage du doute scientifique, qui emporte l’applicabilité des facilités probatoires offertes à la victime, à l’émergence d’une vérité médicale susceptible d’être consacrée en droit. La Cour de justice ne prend pas explicitement parti sur ce point, sauf à relever qu’elle reste (significativement) sourde aux débats existant dans l’ordre interne sur la pertinence scientifique des indices de causalité habituellement utilisés32. Il y a là une attitude de retrait que peut expliquer la difficulté pour le juge, qui n’est pas homme de l’art, à dire la science. La comparaison avec le très sensible contentieux de la brevetabilité des inventions biotechnologiques est, à ce titre, éclairante. On se souvient en effet qu’à peine plus de 3 ans après avoir énoncé en grande pompe une définition de l’embryon humain frappant d’illicéité tout brevet impliquant l’utilisation d’« ovule humain non fécondé induit à se développer par voie de parthénogénèse »33, la Cour de justice a dû rectifier le tir, lorsqu’une nouvelle affaire a fait apparaître que cette première définition n’avait malheureusement été délivrée qu’au vu d’une présentation « inexacte du cadre scientifique et technique relatif à la parthénogenèse »34. Elle est alors revenue à plus de prudence, en confiant au juge national le soin de vérifier « à la lumière des connaissances suffisamment éprouvées et validées par la science médicale internationale » si ces fameux parthénotes avaient bien « la capacité intrinsèque de se développer en être humain35 ».

Il est permis de retenir de cette comparaison le haut degré d’exigence du standard formulé : la vérité scientifique susceptible, s’il en est, d’être consacrée en droit doit procéder d’un consensus scientifique fort, à la fois en intensité et en ampleur. Ramenée au contentieux de la vaccination contre l’hépatite B, la formule invite à considérer que, tant que « des connaissances suffisamment éprouvées et validées par la science médicale internationale » n’auront pas affirmé l’innocuité du vaccin, doit être censurée toute décision du juge du fond qui aurait rejeté les prétentions de la victime sur le seul constat de discussions au sein de la communauté scientifique36.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. 1re civ., 12 nov. 2015, n° 14-18118, PBI : D. 2016, p. 2602, note Borghetti J.-S. ; JCP G 2016, 8, note Viney G. ; Resp. civ. et assur. 2016, comm. 60, note Hoquet-Berg S. ; adde : les contributions consacrées au lien de causalité, publiées dans le dossier « Responsabilité du fait des produits défectueux, trente ans après la directive », Resp. civ. et assur. 2017, dossier 11.
  • 2.
    CJUE, 2e ch., 21 juin 2017, n° C-621/15, N. W. e. a. c/ Sanofi Pasteur e. a. : JCP G 2017, 777, obs. Berlin D. ; JCP G 2017, 908, note Viney G. ; JCP E  2017, 1419, note Grynbaum L. ; D. 2017, p. 1807, note Borghetti J.-S.
  • 3.
    Dir. n° 85/374/CEE du Conseil, 25 juill. 1985 : JOCE L 210, 7 mai 1985, p. 29.
  • 4.
    Pour un rappel des termes du débat, v., outre les publications citées aux notes précédentes : Terré F., Lequette Y. et Chénedé F., Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 2, 13e éd., 2015, Dalloz, nos 236-237.
  • 5.
    Pt. 31.
  • 6.
    Cass. 1re civ., 23 sept. 2003, n° 01-13063 : Bull. civ. I, n° 188 – Cass. 1re civ., 27 févr. 2007, n° 06-10063.
  • 7.
    Cass. 1re civ., 22 mai 2008, nos 05-20317 et 06-10967 : Bull. civ. I, nos 148 et 149 – adde : Cass. 1re civ., 25 juin 2009, n° 08-12781 : Bull. civ. I, n° 141.
  • 8.
    Cass. 1re civ., 26 sept. 2012, n° 11-17738 : Bull. civ. I, n° 187 – Cass. 1re civ., 10 juill. 2013, n° 12-21314 : Bull. civ. I, n° 157.
  • 9.
    V. les pts 30-32 de l’arrêt.
  • 10.
    Sur cette idée, v. généralement : Supiot A., « L’autorité de la science. Vérité scientifique et vérité légale », in Rosanvallon P. (dir.), Science et démocratie, 2014, Odile Jacob, coll. Collège de France, p. 81 ; et en matière de responsabilité civile : Brun P., « Causalité juridique et causalité scientifique », RLDC 2007, suppl. au no 40, p. 15.
  • 11.
    V. pourtant les réactions virulentes que l’arrêt a immédiatement suscitées dans la presse généraliste anglo-américaine : Senthilingam M., « EU court : Vaccines can be blamed for illness without scientific evidence », diffusé sur le site de CNN, le jour même de la publication de l’arrêt ; Knapton S., « European Court of Justice ruling could open floodgates for spurious vaccination claims », publié sur le site du Telegraph, dès le lendemain.
  • 12.
    Pour reprendre une formule récemment utilisée dans le cadre de la libre circulation des médicaments en Europe : CJUE, 1re ch., n° C-148/15, 19 oct. 2016, Deutsche Parkinson Vereinigung, pt. 42.
  • 13.
    Vergès E., Vial G. et Leclerc O., Droit de la preuve, 2015, PUF, Thémis, spéc. n° 245.
  • 14.
    Pt. 30.
  • 15.
    Pt. 28.
  • 16.
    Pt. 37.
  • 17.
    Pt. 28.
  • 18.
    Dernièrement, v. Pailler L., « Les présomptions dans l’ordonnance du 10 février 2016 », JCP G 2016, 1030, qui relativise à ce titre l’incidence de l’éclatement de l’ancienne section III du Code civil, auquel a procédé la récente réforme du droit des obligations.
  • 19.
    V. le pt. 41 de l’arrêt.
  • 20.
    Dans le cadre du contentieux de la vaccination obligatoire des personnels de santé porté devant le juge administratif, ces indices obligent d’ailleurs l’administration, lorsqu’ils se trouvent vérifiés, à reconnaître l’imputabilité de la maladie au service : CE, 9 mars 2007, nos 285288 et 283067.
  • 21.
    Pt. 36.
  • 22.
    Selon l’expression utilisée au pt. 47 de l’arrêt. Le pt. 54 évoque encore des « faits pré-identifiés par le législateur ou par la juridiction suprême nationale ».
  • 23.
    Pt. 54.
  • 24.
    V. Cass. 1re civ., 22 mai 2008, nos 06-18848 et 05-10593 (deux arrêts) ; Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, n° 07-16449 : Bull. civ. I, n° 11 – Cass. 1re civ., 9 juill. 2009, n° 08-11073 : Bull. civ. I, n° 176 – Cass. 1re civ., 24 sept. 2009, n° 08-16097 : Bull. civ. I, n° 185 – Cass. 1re civ., 25 nov. 2010, n° 09-16556 : Bull. civ. I, n° 245 – Cass. 1re civ., 28 avr. 2011, n° 10-15289 ; Cass. 1re civ., 28 juin 2012, n° 11-14287 ; Cass. 1re civ., 29 mai 2013, n° 12-20903 : Bull. civ. I, n° 116 – Cass. 1re civ., 10 juill. 2013, préc.
  • 25.
    Comp., de manière emblématique : Cass. 1re civ., 9 juill. 2009, préc. et Cass. 1re civ., 25 nov. 2010, préc.
  • 26.
    V. les cons. nos 2 e7 du texte, cités au pt. 32 de l’arrêt.
  • 27.
    V. les pts. 50-51 de l’arrêt.
  • 28.
    V. par excellence le pt. 38 de l’arrêt.
  • 29.
    Apparaissant encore aux pts. 36 et 54 de l’arrêt, pour condamner le recours aux présomptions de droit, fussent-elles réfragables.
  • 30.
    Glisse-t-elle au détour du pt. 53 de l’arrêt.
  • 31.
    Pt. 53.
  • 32.
    Débats qu’elle n’ignore pas, puisque son exposé du litige (pt. 16) fait la relation très détaillée de la motivation de l’arrêt attaqué de la cour d’appel de Paris, qui a écarté les indices de proximité temporelle et d’absence d’antécédents invoqués sur la base d’études produites par le laboratoire appelant.
  • 33.
    V. CJUE, gde ch., n° C-34/10, 18 nov. 2011, Brüstle, et la note critique du professeur Hennette-Vauchez S. : RTD eur. 2012, p. 355.
  • 34.
    CJUE, gde ch., n° C-364/13, 18 déc. 2014, International Stem Cell.
  • 35.
    International Stem Cell, pt. 36.
  • 36.
    Comp. la décision rendue, alors que ce commentaire était sous presse, par la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 18 oct. 2017, no 14-18.118, PBI), qui rejette finalement le pourvoi formé contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris, au bénéfice du caractère souverain de l’appréciation des indices de causalité.
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