Insolite : quand une entreprise tente de licencier le « beauf » du service

Publié le 13/04/2023

Ah, comme il est pesant celui qu’on nomme « le beauf » dans l’univers professionnel. Si lourd que parfois son entreprise est tentée de le licencier. Avec plus ou moins de succès, comme nous l’explique notre chroniqueur spécialisé dans l’insolite, Raphaël Costa. 

Insolite : quand une entreprise tente de licencier le "beauf" du service
Photo : ©AdobeStock/alfa27

Si vous avez croisé au moins une fois dans le monde du travail ce que la sagesse populaire nomme communément « un beauf », vous avez mesuré que, tel les éléments chimiques les plus sensibles, les réactions déclenchées par les « beaufs » dans l’univers professionnel peuvent s’avérer explosives !

Commençons par observer la situation du beauf en jurisprudence. Il en ressort que s’il peut se révéler pesant au quotidien, il lui arrive aussi d’être une victime. Et plus souvent qu’on ne croit.

« Tu portes des chaussures de tafiole » 

À ce propos, qualifier de façon répétée un salarié de « vieux, vieux con et vieux beauf » est constitutif d’un harcèlement moral. Surtout si on ajoute à l’attention dudit collègue un compliment vestimentaire du type : tu portes des « chaussures de tafiole » [1].

De même, la salariée qui s’estime victime de harcèlement par sa hiérarchie en ce qu’elle refuse de lui permettre de travailler avec « l’autre beauf de Michel » verra son licenciement confirmé plusieurs fois [2]. Ce qui peut surprendre car même la Cour de cassation, en 1990 [3], n’hésitait pas à reprendre ce terme afin de désigner un justiciable : « l’arrêt attaqué a déclaré Louis Q… dit le beauf coupable… ».

En outre, si une salariée s’estime victime de la beauferie d’un collègue, encore faut-il qu’elle le démontre. La Cour de cassation, en 2012 [4], a validé le licenciement de celle qui rapporte que ses collègues se comportaient souvent en beaufs, n’hésitant pas à se qualifier mutuellement de : « connasse, beauf, connard, bon à rien, enculé, je te vomis ». Problème : elle était la seule à avoir assisté à ces épisodes, qu’elle a rapportés dans des déclarations contradictoires, les autres salariés disculpant leurs collègues…

Mais que se passerait-il si, au hasard des aléas de la vie en open space, la salariée plaignante n’était pas la seule à entendre des propos de cet acabit ? La cour d’appel de Grenoble [5] vient de donner la réponse dans un arrêt de février 2023, et celle-ci s’avère plus que surprenante. Tout commence en 2016 lorsqu’un scientifique du Commissariat à l’énergie atomique se fait licencier au motif qu’il a tenu « des propos inappropriés à connotation sexuelle à l’égard de certaines de ses collègues de sexe féminin ». Les propos en question, rapportés dans l’arrêt, permettent sans doute possible de qualifier ce salarié de beauf sphérique, c’est-à-dire qu’il est un beauf, peu importe l’angle sous lequel on le regarde. Sa collègue raconte, entre autres anecdotes : « Un de mes collaborateurs qui avait été invité par [le salarié licencié] me rapporte qu’il avait dit de moi que j’étais une partouzeuse, que j’avais une belle chatte ». Le licenciement du beauf du/de service fut validé par le conseil de prud’hommes.

« Sa hiérarchie était au courant de son humour « franchouillard »‘

Mais la cour d’appel va porter un autre regard sur ce licenciement qui semble davantage opportuniste que sincère. Car malgré tous leurs défauts, nos beaufs sont attachants. Pensez à celui qui compose votre équipe de travail, vous l’aimez sans doute quand même… Lisez plutôt : « Il ressort des attestations que [le beauf] avait tenu, par le passé, des propos similaires, à connotation sexuelle, insultants et dégradants, commence par relever la cour. Puis elle constate que « sa hiérarchie était au courant de son « humour franchouillard » ou « provocateur, maniant souvent le second degré ». Pire, selon un témoin « j’ai plutôt le souvenir de managers enclins à en rigoler, et j’ose espérer que si l’une d’elles était vraiment limite, ils auraient immédiatement réagi ». La cour en déduit que : « l’employeur était au courant qu’il tenait des propos inappropriés à l’égard de certaines de ses collègues auprès de son équipe et d’autres équipes et qu’il n’a pas été sanctionné. Dès lors le licenciement apparaît disproportionné. Par conséquent, il convient, de prononcer le licenciement [du beauf] sans cause réelle et sérieuse. »[6]

Oui. Vous avez bien lu : la jurisprudence française considère à présent que, dès lors que l’employeur a identifié son beauf de service et qu’il apprécie son « humour » et son « second degré », il ne peut ensuite utiliser ces qualités pour se défaire de sa recrue.

Attention cependant, quand le beauf se fait trop lourd, il change de nom et devient un harceleur. La jurisprudence regorge de ses tristes exploits, dirigés la plupart du temps contre ses collègues féminines. Ainsi en est-il [7] de ce beauf d’animalerie licencié pour avoir trop taquiné sa jeune stagiaire en lui disant que les poissons en vente étaient sans doute morts car elle se les était mis « dans la chatte »

Bonsoir !

[1] Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 12 septembre 2013, n°11/18369.

[2] Cour d’appel de Reims, 17 juin 2015, n°14/00687.

[3] Cour de cassation, chambre criminelle, 23 janvier 1990, n°88-84.981.

[4] Cour de cassation, chambre sociale, 23 mai 2012, n°11-14.748.

[5] Cour d’appel de Grenoble, 2 février 2023, n°21/01247.

[6] Citation coupée et légèrement modifiée pour rendre le sens général plus accessible.

[7] Cour d’appel de Bordeaux, 24 septembre 2015, n°14/05358.

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