La CNCDH alerte sur les « non-recours », menace pour le contrat social

Publié le 09/06/2022

En France, 30 % des bénéficiaires du RSA n’en font pas la demande. Contrairement aux idées reçues, nombre de personnes ne font pas valoir leurs droits. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) s’est penchée sur ces non-recours. Elle alerte sur leur coût économique et social. La professeure agrégée de droit Soraya Amrani-Mekki, co-rapporteure de cet avis, explique pourquoi il est urgent de repenser les systèmes administratifs.

Actu-Juridique : Pourquoi faut-il s’intéresser aux non-recours ?

Soraya Amrani-Mekki : Ce rapport porte sur les non-recours, terme que nous sommes contraints d’utiliser car c’est celui des chercheurs et sociologues qui se sont penchés sur le sujet et ont traduit l’expression anglaise « non take-off ». La CNCDH a néanmoins veillé à prendre ses distances avec ce terme. L’expression « non-recours » fait peser la responsabilité sur la personne bénéficiaire de prestations, qui ne les a pas demandés. Il laisse entendre que le problème vient de ces intéressés qui ne veulent, ne savent ou ne peuvent faire valoir leurs droits. Or et c’est le plus important à retenir de cet avis, nous estimons à la CNCDH que le problème ne vient pas d’eux, mais des pouvoirs publics, qui doivent mettre en place des dispositifs en pensant à l’utilisateur. Cet avis de la CNCDH a été adopté à l’unanimité. Il a par ailleurs été publié au Journal officiel et envoyé à tous les députés, sénateurs, présidents des conseils régionaux, au Conseil d’État, à la Cour des comptes.

Actu-Juridique : Quelle est la cause de ces non-recours ?

Soraya Amrani-Mekki : Pour comprendre ce phénomène, il faut sortir d’une logique binaire qui voudrait que la personne ait ou non fait une demande. Parfois, elle en fait une et n’obtient pas de réponse. Parfois, on lui a demandé tellement de pièces qu’elle n’a pas réussi à constituer le dossier – de nombreuses administrations demandent des pièces qui ne sont pas nécessaires. Ou alors elle y est arrivée mais au bout d’un an et la prestation n’est pas rétroactive. Toutes ces formes de non-recours existent. Moi-même, qui suis pourtant agrégée des facultés de droit, il m’arrive de renoncer à des demandes car la procédure est trop complexe. La première cause de non-recours est donc systémique : les systèmes sont pensés sans prendre en compte l’utilisateur final. Quand une demande de prestation ne peut être faite que sur internet, cela suppose que vous ayez un ordinateur, que vous ne soyez pas dans une zone blanche, que vous ne soyez pas atteint d’illectronisme. Autre point de vocabulaire, le terme d’usager est réducteur, administratif et déshumanisé. Nous pensons au contraire qu’il faut réhumaniser et nous parlons pour cela dans l’avis de « personnes » et de « sujets de droit ». Le rôle des pouvoirs publics est de faire en sorte que ces droits fondamentaux soient effectifs.

Actu-Juridique : Quelle est la proportion de non-recours ?

Soraya Amrani-Mekki : Les non-recours à avoir fait l’objet d’analyse sont principalement les non-recours aux prestations sociales. On sait ainsi que depuis plusieurs années, 30 % des bénéficiaires du RSA ne le recouvrent pas. Il faudrait analyser le non-recours à l’éducation, par exemple, qui peut se produire si l’inscription d’un enfant à l’école est refusée sur des fondements illégaux, des pièces requises bien que non obligatoires. On a également du mal à calculer les non-recours aux soins. Faire des statistiques est difficile par principe : puisque vous n’avez pas recouru, les données manquent. La CNCDH milite pour la création d’indicateurs de non-recours. Nous pensons même qu’il serait intéressant d’avoir un indicateur fondé sur la lutte contre les non-recours, de nature à stimuler des pratiques vertueuses.

Actu-Juridique : Que doivent faire les pouvoirs publics ?

Soraya Amrani-Mekki : L’originalité de l’avis est qu’il ne demande pas une nouvelle réglementation, au contraire ! Nous estimons qu’il faut repenser totalement la manière de mettre en œuvre les politiques publiques pour rendre effectifs les droits que l’on proclame. Il faut écouter les personnes et créer avec elles et pour elles les procédures adéquates. Un exemple m’a marquée. Pendant le confinement, les adultes handicapés avaient le droit à bénéficier d‘un ordinateur. La démarche est utile et profitable sauf que pour faire la demande, il fallait avoir un ordinateur et pouvoir scanner des documents…

Actu-Juridique : Comment avez-vous travaillé sur ce sujet ?

Soraya Amrani-Mekki : Nous avons travaillé avec des associations telles que le Secours catholique ou ATD Quart monde, mais nous nous sommes également appuyés sur une série de rapports institutionnels, provenant du Conseil d’État, de la Cour des comptes, ou du Défenseur des droits. C’est très intéressant de voir que toutes ces institutions pointent le problème. Le rapport du Conseil d’État montre bien qu’il y a tant d’aides, à l’échelon local, régional, national, que les agents eux-mêmes peinent à s’y retrouver. Ces derniers ne savent parfois pas à quoi ont droit ceux qui les consultent. Ils ont en outre très peu de temps à consacrer à chaque personne, travaillent sous la pression du temps maximal à consacrer à chaque entretien, comme s’il s’agissait d’un speed dating. Et les entretiens n’ont pas toujours lieu en présentiel…

Actu-Juridique : Pourquoi vous êtes-vous autant intéressés aux agents administratifs ?

Soraya Amrani-Mekki : À la CNCDH, nous avons voulu insister sur le fait que ces non-recours ne sont pas imputables aux agents administratifs, souvent eux aussi dans une situation de détresse. Ce n’est pas agréable pour eux de ne pas pouvoir aider, d’être pris dans des contraintes de rendement. Dans beaucoup d’administrations, à peine avez-vous poussé la porte que vous êtes accueillis par des pancartes vous mettant en garde avec des messages comme : « Si vous m’insultez, c’est une infraction pénale » ! Pour les agents, ce n’est pas valorisant. Ils aimeraient pouvoir présenter clairement les différentes options. Une de nos recommandations, très importante, est de ne pas laisser les gens sur le carreau. Si un agent reçoit une demande à laquelle il ne peut répondre, il faut qu’il réoriente et si possible qu’il transfère directement le dossier de l’intéressé.

Actu-Juridique : L’accueil dans les administrations est au cœur de vos recommandations…

Soraya Amrani-Mekki : Les personnes qui viennent voir les agents peuvent avoir des problèmes de communication. Pour pouvoir décrypter les choses, il faut discuter avec elles. Il faut qu’elles soient en confiance pour s’exprimer. Certains ne parlent pas français, d’autres sont en situation de handicap. D’autres encore sont tétanisés par l’administration parce qu’ils sont déjà venus plusieurs fois avec leurs documents dans un sac plastique sans que l’on prenne le temps de leur expliquer quoi que ce soit. Ils ont parfois déjà déposé des dossiers et ont dû attendre longtemps avant de savoir que ce n’était pas le bon dossier ou pas la bonne demande. C’est un parcours du combattant. Que les personnes ne réclament pas des prestations auxquelles elles ont le droit est un échec retentissant des politiques publiques. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de penser les administrations pour qu’elles soient efficaces.

Actu-Juridique : Qu’est-ce qui vous a le plus surprise, dans votre travail de recherche ?

Soraya Amrani-Mekki : Ce qui m’a marquée, c’est le stress de l’indu. Des personnes craignent, si elles reçoivent de petites prestations, de devoir les rembourser un jour. Du coup, elles préfèrent parfois y renoncer. Parce que d’elles ne savent pas exactement à quoi elles ont le droit. Mais comment pourraient-elles le savoir, quand même le Conseil d’État estime que le calcul des prestations est peu clair et transparent ? Et si elles devaient restituer l’indu, ce qui n’a pas été pensé, elles savent qu’elles devront lutter pour avoir un rééchelonnement.

Actu-Juridique : Quelles sont les pistes d’amélioration de la CNCDH ?

Soraya Amrani-Mekki : C’est un avis important car il part du concret. La CNCDH a fait des recommandations très « terre à terre ». Nous recommandons de faire un « monitoring » pour informer et interdire aux agents de demander des pièces inutiles. Souvent, quand vous faites une demande, on vous met toute une liste de pièces à fournir, et quand vous regardez les textes, vous comprenez qu’elles ne sont pas obligatoires. Mais cela continue, car l’habitude a été prise. Une autre recommandation importante : adapter les sites à un usage sur smartphone. Les sites internet sont aujourd’hui pensés pour un usage sur ordinateur. Or les gens ont plus souvent un téléphone qu’un d’ordinateur. Avec un téléphone portable, on peut photographier des pièces sans avoir à la scanner. Si elle était prise en compte, cette recommandation très concrète permettrait de gagner beaucoup en termes d’accès au droit et d’effectivité des droits. On parle sans cesse du numérique. J’y suis personnellement très favorable, mais il faut savoir comment c’est fait. Pourquoi ne pas imaginer un pot commun dans lequel on déposerait les pièces une fois, et que les administrations pourraient consulter ? Les sujets de droits n’auraient qu’à déposer en plus les pièces spécifiques pour un type particulier de demande…

Actu-Juridique : Pourquoi ces non-recours ne mobilisent pas plus les autorités ?

Soraya Amrani-Mekki : Nous avons pris soin de relayer des données très référencées et des rapports institutionnels. Nous ne sommes pas là pour mettre en cause qui que ce soit. Nous pouvons néanmoins affirmer que ces non-recours sont connus, à tel point qu’ils font parfois l’objet d’une traduction budgétaire. Nous constatons que cela ne suffit pas à remettre en cause la conception des systèmes d’aide. Je pense que nous avons en France une tradition légicentriste qui nous joue des tours. Quand une difficulté se présente, la réponse est de produire un texte de loi. Cela donne l’illusion d’agir. Aujourd’hui, il ne faut pas de nouvelles lois mais faire un travail sur les organisations. Par ailleurs, s’intéresser à ces non-recours, aller chercher les populations éloignées des droits est un choix politique, qui demande du temps et de repenser les organisations. Ce n’est pas le choix qui est fait actuellement. Les administrations sont surbookées, elles sont dans des logiques de gestion de flux. C’est donc contre intuitif d’aller rechercher les non-recours.

Actu-Juridique : Comment faire pour rendre ces droits effectifs ?

Soraya Amrani-Mekki : Il n’appartient pas à la CNCDH de rentrer dans le détail des modus operandi. Dans l’avis précédent sur l’approche par les droits, nous utilisions le terme onusien de « panel ». Nous pensons qu’il faut associer les personnes aux dispositifs. Il ne suffit pas de faire des effets d’annonces en disant qu’on écoute et qu’on fait participer les gens. Il faut les former, les considérer comme des personnes disposant d’un savoir. Des gens en situation d’extrême pauvreté qui parlent mal français ont un savoir qui vient justement du fait de vivre ces situations. Le croisement des savoirs, c’est un échange. Cela ne s’improvise pas deux semaines avant de faire un dispositif mais vraiment en amont pour penser avec ces personnes. Par exemple, si vous faites des panels de personnes pour tester un formulaire électronique de saisine en ligne de juridiction, et que vous mettez les termes « demandeurs », « objet de la demande », vous vous rendrez compte que vous perdez tout le monde. Alors que si vous dites « qui êtes-vous ? », « que demandez-vous ? », cela change tout. Faire intervenir signifie : écouter, former, tester les systèmes avec les intéressés, faire un suivi.

Actu-Juridique : Vous pointez dans l’avis que ces « non-recours » ont un coût social économique…

Soraya Amrani-Mekki : C’est Esther Duflo, prix Nobel d’économie, qui le dit ! C’est en fait logique. Si vous vivez dans un désert médical, et que vous ne trouvez pas de rendez-vous avec un dermatologue sur Doctolib, votre problème de grain de beauté risque de se transformer en cancer. Cela coûtera plus cher… Ne pas tendre la main a un coût économique car les situations s’aggravent, mais il y a surtout un coût social qui s’appelle la fracture sociale. À force d’éloigner les gens des droits, on ne fait plus société. Si on vous met dans une situation d’infériorité en vous faisant comprendre que vous n’avez pas compris, que vous ne savez pas, si on ne reconnaît pas vos droits, vous ne voudrez plus faire partie de cette société. Cette fracture sociale peut conduire à une rupture du contrat social. C’est très grave.

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