La surveillance des salariés à leur insu en France est-elle possible ?

Publié le 20/12/2019

Les caméras de vidéosurveillance font de plus en plus partie de notre quotidien, notamment aux abords ou sur notre lieu de travail. La Cour européenne des droits de l’Homme vient récemment de valider la vidéosurveillance secrète de caissières par leur employeur. Virginie Devos, avocat associé chez August Debouzy, revient pour les Petites Affiches sur cette décision. L’occasion de faire le point sur les obligations de l’employeur en France en la matière.

LPA

Quel est l’apport de la décision de la CEDH ?

Virginie Devos

Face à des vols répétés s’inscrivant dans la durée, représentant un montant important, un supermarché espagnol décide de mettre en place une vidéosurveillance de ses caisses sans en avertir ses salariés. La surveillance durera une dizaine de jours. Sur la base de cette vidéosurveillance, 14 employés sont licenciés pour faute grave. Contestant leur licenciement au motif de la violation de leur vie privée et de l’absence d’information préalable de l’existence de cette vidéosurveillance comme la loi locale le prévoit, ils saisissent les juridictions espagnoles. Leurs demandes seront rejetées par les juridictions espagnoles qui confirment le bien-fondé du licenciement. La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) est alors saisie sur le fondement de la violation de la vie privée et du droit à un procès équitable. Plus spécifiquement, il est évoqué la dissimulation de la vidéosurveillance dont les bandes ont été utilisées aux fins de licencier les salariés. La CEDH déboutera les requérants considérant que les juridictions espagnoles n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation (CEDH, 17 oct. 2019, n°s 1874/13 et 8567/13).

Le dispositif de vidéosurveillance reposait sur un motif légitime attaché à la nécessité de trouver les responsables de la perte des produits en raison de l’existence de soupçons raisonnables d’une action concertée de plusieurs salariés et de l’ampleur des manquements constatés, aucune autre mesure n’aurait permis d’atteindre le but poursuivi, la surveillance a été limitée aux caisses et a été de faible durée, peu de personnes ont été destinataires des enregistrements.

L’absence de notification préalable de la vidéosurveillance aux salariés alors même que le droit local le prévoit impose alors de s’assurer avec plus d’acuité que les autres garanties tirées de la protection de la vie privée étaient respectées. Enfin, les salariés n’avaient pas utilisé les facultés offertes par la loi de saisir l’agence de protection des données.

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Si ces faits s’étaient déroulés en France, quelle aurait été la position des juridictions françaises ?

V.D.

La surveillance des salariés est encadrée respectivement par le Code du travail et la loi informatique et libertés (L. n° 2018-493, 20 juin 2018, promulguée le 21 juin 2018 aux fins de se mettre en conformité avec le règlement général de protection des données issu du Règl. UE 2016/679 du Parlement européen ayant modifié la L. n° 78-17, 6 janv. 1978) en raison du fait que la mise en place d’un outil de surveillance peut impliquer la collecte de données à caractère personnel.

L’article L. 1121-1 du Code du travail rappelle que toute restriction apportée aux libertés fondamentales par l’employeur doit respecter deux principes que sont la nécessité de justifier d’une telle restriction et du caractère proportionné des moyens mis en œuvre pour atteindre l’objectif recherché. Il s’agit ici de concilier le droit au respect de la vie privée qui perdure même sur le lieu de travail avec le droit de la société d’assurer la protection des biens et des personnes. La loi informatique et liberté reprend également ce principe en rappelant notamment que la collecte de données personnelles doit être légitime, adéquate et pertinente. 

Cette formulation peut s’avérer relativement absconse pour l’entreprise qui souhaite surveiller ses salariés. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de contester le droit de l’employeur à surveiller ses salariés sur leur lieu de travail et pendant leur temps de travail, ce droit faisant partie intégrante de ses prérogatives d’employeur. De même, tout salarié à qui il est donné un pouvoir hiérarchique (Cass. soc., 19 juin 2013, n° 12-14246, Cass. soc., 23 juin 2010, n° 09-41607) a  le droit de surveiller les personnes sous son autorité.

En revanche, dès lors que la surveillance suppose de recourir à des procédés et outils, les principes ci-dessus évoqués doivent être pris en compte lorsqu’il s’agit de contrôler l’activité des salariés.  Est-ce que les raisons de recourir à ces outils ou procédés de surveillance sont justifiées ? N’apportent-ils pas une atteinte trop importante au respect de la vie privée du salarié ?  Il est important de rappeler que la réalisation d’un audit (Cass. soc., 26 janv. 2016, n° 14-19002) ou d’une mission interne effectuée par un service dont c’est la mission ne constituent pas en soi une surveillance des salariés (Cass. soc., 5 nov. 2014, n° 13-18427).

LPA

Quelles sont en France les obligations de l’employeur ?

V.D.

À partir du moment où le procédé ou l’outil de surveillance implique la collecte d’information telle que la collecte d’images résultant d’une vidéosurveillance, l’article L. 1222-4 du Code du travail introduit l’obligation d’information préalable du salarié (Cass. soc., 20 nov. 1991, n° 88-43120, Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-43866, CEDH, 9 janv. 2018, n° 1874/13). Cette information figure également dans la loi informatique et liberté en imposant au responsable du traitement de fournir un certain nombre d’informations aux personnes dont les données sont collectées.  Cette information préalable a principalement pour objet de permettre aux salariés de s’assurer que l’employeur n’outrepasse pas ses droits tels que déclarés.

Enfin, le comité d’entreprise ou demain le comité social et économique (CSE) doit être consulté préalablement à l’introduction de techniques permettant le contrôle de l’activité des salariés (C. trav.,  art., L. 2323-47 ancien ; C. trav., art. L. 2312-38).

Le non-respect de tout ou partie de ces obligations (Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-43866, pour défaut de consultation du comité d’entreprise) rend illicite les éléments ainsi collectés lorsque la vidéosurveillance a pour objet de contrôler l’activité du salarié. Le licenciement prononcé sur la base de ces éléments illicites est alors considéré sans cause réelle et sérieuse alors même que la matérialité des faits est constatée (Cass. soc., 20 nov. 1991, n° 88-43120, CA Reims, 21 mars 2001, n° 98-1703). Il a ainsi été jugé que la surveillance du salarié au travers d’une vidéosurveillance installée à son insu rend son licenciement sans cause réelle et sérieuse, peu important les aveux obtenus lors de son audition par la police (Cass. soc., 20 sept. 2018, n° 16-26482).

Les juridictions pénales quant à elles ne s’intéressent pas aux moyens selon lesquels les preuves ont été obtenues mais s’attachent à leur seule valeur probante (Cass. crim., 6 avr. 1994, n° 93-82717).

LPA

Pensez-vous que la décision de la CEDH puisse amener les juridictions françaises à davantage de souplesse ?

V.D.

En l’état, il est à craindre que les juridictions civiles françaises soient peu enclines à remettre en cause leur jurisprudence, l’information préalable des salariés étant non seulement violée mais également la consultation du CSE.

Pour autant, la position adoptée par les juridictions espagnoles, confirmée par la CEDH mérite réflexions et mériterait d’avoir une vision plus prospective. En effet, certaines circonstances dans l’entreprise peuvent conduire à ce que les procédés auxquels la société a recours ne soient pas dévoilés afin de permettre d’atteindre le but recherché. La situation de fait soumise aux juridictions espagnoles en est un bon exemple : le vol systématique, organisé et récurrent de marchandises représentant un certain montant dont on n’arrive pas à identifier les auteurs et la façon dont cela est organisé. Il pourrait également en être de même de la dégradation régulière d’outils de production, impactant la production et donc la situation financière de l’entreprise. En effet, l’information des salariés et la consultation du CSE pourront certes faire arrêter un temps les agissements mais il ne peut être exclu que les faits se renouvelleront ou prendront une autre forme.

Or la règle de fond qui traite de la surveillance et du contrôle des salariés est uniquement posée par l’article L. 1121-1 du Code du travail. Seul le respect des conditions posées par ce texte devrait à notre sens être pris en compte et emporter les conséquences financières d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse en cas de violation. L’information préalable du salarié et la consultation du CSE répondent plus à un souci de transparence et de contrôle. Ces manquements devaient faire l’objet d’une réparation distincte et non se traduire par l’illicéité de la preuve qui remet en cause le licenciement alors même que les faits sont avérés. Le non-respect de l’information préalable du salarié devrait lui ouvrir droit à des dommages et intérêts en fonction du préjudice subi. Cette non-information est par ailleurs sanctionnée par la loi informatique et liberté. La non-consultation du CSE relève de l’entrave à son fonctionnement et devrait ouvrir droit seulement à des dommages et intérêts pour le CSE.  

La conciliation de la vie privée du salarié et de la sécurité des biens et des personnes n’en serait pas pour autant bafouée !

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