Le phénomène des reconversions professionnelles, boosté par la crise sanitaire

Après une crise sanitaire et économique planétaire, le monde du travail est en pleine mutation. De nombreux franciliens quittent la région Ile-de-France et notamment la Défense dans les Hauts-de-Seine (92). L’un des phénomènes majeurs observés est la recrudescence des reconversions professionnelles. Dans un univers qui évolue très vite, mieux vaut être armé, conseillent les expertes Clara Délétraz, co-fondatrice de Switch Collective, un programme innovant destiné aux actifs en quête de sens, et Nicole Degbo, fondatrice de La Cabrik, une fabrique de gouvernance humaine qui réinvente la valeur travail.
Il y a six ans, quand Clara Délétraz avec Béatrice Moulin, lance Swith Collective, elle a le sentiment d’aller à contre-courant. Ses amis et son entourage sont dubitatifs quant à son projet. Accompagner des reconversions professionnelles ? Encourager des actifs à prendre un véritable tournant de carrière voire oser un changement total de domaine ? Chercher le sens de ce que l’on fait au travail ? Aujourd’hui, ces questions ne sont plus taboues mais à l’époque, « on en parlait encore assez peu », se rappelle-t-elle. Les deux jeunes femmes ayant elles-mêmes changé de voie professionnelle étaient perçues comme « des paumées qui se posaient trop de questions ». Mais elles suivent leur instinct et imaginent une autre manière, plus innovante, moderne et collective, de penser les bilans de compétences classiques. « Nous voulions rendre ces questionnements plus détendus, conviviaux et inspirant, aussi », détaille-t-elle.
En tout état de cause, la fréquence des reconversions professionnelles s’est renforcée au cours des cinq dernières années. La crise sanitaire a été un catalyseur incroyable. Alors, peut-on parler de revanche des indécis ? « De nos jours, on sent une tendance très forte, quasiment à l’inverse d’avant : si l’on n’a pas fait sa reconversion professionnelle avant 40 ans, on a presque raté sa vie ! », plaisante-t-elle.
Nicole Degbo estime elle aussi que la question du bonheur au travail n’est pas nouvelle. Forte de ses vingt ans d’expérience acquise au sein de deux grands groupes américains (notamment le Groupe Korn Ferry) dans le domaine de la gouvernance, elle « a toujours été témoin de problématiques liées au travail. Quand j’ai lancé La Cabrik, c’est parce que ce que je voyais me hérissait le poil. Je demandais à des salariés : où sont passés vos rêves ? Quelle est votre ambition ? Et beaucoup d’entre eux séchaient, ne se projetaient même pas dans ces questions. Très peu associaient la notion de bonheur au travail », se rappelle-t-elle. Ce temps-là est-il révolu et la quête de sens est-elle en train de se démocratiser ?
L’accélération du confinement
Ce n’est un secret pour personne : l’expérience du confinement a rebattu de nombreuses cartes, économiques, sociales et culturelles. Dont celle de la reconversion professionnelle. Nicole Degbo confirme : « Ce phénomène ne constitue pas une nouveauté, mais plutôt une accélération, notamment celle de se tourner vers un projet professionnel qui fait plaisir ». Selon Jean Viard, sociologue des territoires, 15 % des Français envisageraient une reconversion, « ce qui est énorme », estime l’experte. « Passés les deux premiers mois de sidération, les inscriptions à nos programmes ont augmenté de 70 % ! Nous avons dû même faire face à une énorme problématique de capacité de réponse », confie Clara Délétraz. Depuis, les sessions n’ont pas désemplies. « Au-delà de l’expérience du confinement, je pense qu’on est quand même sur une tendance lourde, qui ne va pas faiblir. Actuellement, le chômage partiel a constitué un filet de sécurité qui permet de se lancer alors qu’ils n’auraient pas forcément imaginé le faire auparavant ». Nicole Degbo pense aussi que le monde du travail est en pleine transformation. Actuellement, mais encore plus dans les années à venir. « Avec la démocratisation des connaissances possibles par internet, les diplômes n’auront plus la même valeur ». Ce qui prendra le relais ? « La débrouillardise, l’agilité, les soft skills », avance la spécialiste des RH. Ce qui sera d’autant plus nécessaire lorsque l’intelligence artificielle, elle en est convaincue, remplacera d’ici dix ans de nombreux travailleurs par des robots. Plus que jamais, elle conseille de réfléchir à la notion d’employabilité des salariés et à la plus-value que constituent les singularités d’un parcours.
Les principales motivations
L’équipe de Switch Collective réalise régulièrement des études pour mesurer l’évolution des demandes, des profils et des motivations de ses clients. Les derniers résultats faisaient état d’une moyenne d’âge de 36 ans des personnes suivies : en détails, 15 % de moins de 30 ans, 45 % de 30-38 ans, 20 % de 38-45 ans et 20 % de plus de 45 ans. 80 % étaient en activité, et 20 % en transition ou en recherche d’emploi. Les femmes étaient majoritaires (entre 60 et 70 %) bien que la newsletter soit reçue par 400 000 personnes, dont autant d’hommes que de femmes. « Les questions en tant que telles ne sont pas genrées, mais il est encore moins bien accepté de se poser ces questions de reconversion pour un homme et d’entamer les démarches », analyse Clara Délétraz.
Les trois secteurs les plus concernés par les changements professionnels étaient les médias, la publicité et la communication, puis l’industrie et enfin, l’informatique et les nouvelles technologies. En miroir, les domaines de reconversion envisagés étaient « l’économie sociale et solidaire, l’environnement, l’artisanat et la création, l’art, enfin l’alimentation et le bien-être ». Des secteurs dynamiques mais non miraculeux, qui nécessitent d’être bien appréhendés pour y percer.
Nicole Degbo confirme que « la principale motivation des personnes voulant ou ayant enclenché un « switch » est la quête de sens et d’utilité », un « alignement avec ses valeurs ». Derrière, les questions de conditions de vie et de travail, de charge de travail, de lieu de travail s’avèrent d’autant plus pertinentes après le confinement qui a modifié notre rapport à notre lieu d’habitation. Les gens s’interrogent aussi sur les possibilités de comment concilier vie professionnelle et personnelle, avec l’envie de quitter Paris et les grandes villes ». D’ailleurs, 40 % des suivis vivent hors de Paris et cette proportion continue de croître, car « globalement, ces questionnements concernent des problématiques qui visent les urbains, dans les grandes villes, soumis à un grand stress ».
Éviter le switch radical
Devant l’engouement suscité par la perspective d’une nouvelle vie, Clara Délétraz mettrait presque en garde contre la tentation du « switch radical ». « On ne veut pas avoir un discours qui glorifie absolument le changement », assure-t-elle. « Il y a ces gens qui se lancent sans se poser les bonnes questions et ils font face à de grosses désillusions. Il faut toujours garder le contre-pied des injonctions à l’américaine du « just do it ». Ce n’est pas si simple que cela. Derrière, on a tous des freins et des peurs, il faut apprendre à faire le tri dans son parcours précédent. Peut-être y a t-il des leçons à retenir, tout n’est pas forcément à mettre à la poubelle. Plutôt que les changements radicaux, je suis pour la méthode des petits pas. Cela fait moins peur et permet d’enclencher un vrai changement, et autorise aussi, si on se plante, de se planter moins fort. Notre logique, en somme, c’est de ne pas “surpromettre” ».
Nicole Degbo partage complètement ce point de vue. « Les gens sont à la recherche d’un équilibre pas forcément radical, plus d’une vocation, au sens où l’on cherche à donner du sens au quotidien. Mais attention : devenir entrepreneur ne signifie pas avoir une charge moindre de travail ! Ce ne sera pas non plus moins stressant ou intense. Mais, au moins, c’est un choix et on accepte mieux la charge de travail quand la souffrance est consentie ». Elle pointe ainsi les différences culturelles entre la France et la culture anglo-saxonne, surtout américaine. « Dans la culture anglo-saxonne, la notion de réinvention de soi est une injonction », reconnaît Nicole Degbo. Là-bas, c’est une nécessité car le système se résume à “Marche ou crève”, le monde du travail est assez brutal. Mais, au moins, la notion d’échec est normalisée ». En France, au contraire, pas un expert pour omettre de rappeler l’étymologie de travail – trepalium, soit torture en latin…
Savoir se poser les bonnes questions
« Beaucoup ont l’envie de changer de métier mais ne savent pas comment déclencher la faisabilité de leurs désirs », nuance Nicole Degbo. Quoi qu’il en soit, elle pointe une série de questions qui peuvent être utiles pour mieux s’y retrouver : en a-t-on assez de son travail ou cherche-t-on simplement autre chose ? Aime-t-on encore son travail ? S’y sent-on utile ? Si non, est-ce à cause d’un manque de moyens ou est-ce une question de fond ? Ses missions dans son entreprise ont-elles du sens ? Sa courbe d’apprentissage est-elle encore dynamique ? « Si vous ressentez que vous n’apprenez plus rien au sein de votre poste, je conseille d’opter pour une évolution en interne ou, si rien n’est possible, de se tourner vers l’externe », oriente Nicole Degbo.
« Quel que soit le pivot du changement, il faut bien se renseigner, se rapprocher par exemple des gens qui ont concrétisé leur reconversion dans le domaine en question. Il n’y a rien de pire que de réaliser, après coup, que l’on n’est pas fait ou qu’on n’aime pas le métier envisagé », conseille-t-elle encore. Pour lutter contre le risque de l’impréparation, de nombreuses structures – dont il faut bien vérifier la légitimité et l’efficacité – existent. Bien sûr, l’utilisation du CPF devrait constituer une base solide pour financer une formation dans le cadre d’une reconversion, mais son recours n’est pas toujours simple. « Changer de métier est une préoccupation de riches », ironise un peu Nicole Degbo. En effet, les plus précaires n’ont pas nécessairement le temps ni les ressources financières, car « plus les fonctions sont basses, moins le CPF est doté », regrette-t-elle.
Référence : AJU002c4
