Représentativité syndicale, interprétation contra legem et QPC
L’exigence, par la Cour de cassation, de transparence financière non prévue expressément par la loi pour permettre aux syndicats non représentatifs d’exercer des prérogatives dans l’entreprise, est une interprétation contra legem qui conduit à une QPC.
Cass. soc., 29 janv. 2020, no 19-40034, PB
L’union des syndicats anti-précarité (USAP) a informé la société Transdev ÎIe-de-France de la désignation de M. L. en qualité de représentant de section syndicale au sein de l’établissement de Montesson les Rabaux. La société, considérant notamment que le syndicat ne remplissait pas le critère de transparence financière, a saisi le tribunal d’instance d’une demande d’annulation de cette désignation.
M. L. et l’USAP ont déposé une question prioritaire de constitutionnalité. Le dossier adressé au ministère public a été retourné au greffe du tribunal d’instance sans avis.
Le tribunal d’instance de Saint-Germain-en-Laye a transmis à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité fondée sur le fait que, selon les demandeurs à cette QPC, « l’interprétation par la Cour de cassation des articles relatifs à la représentativité syndicale à ses critères et à leur mise en œuvre1 ajoute une condition qui n’est pas dans la loi » et qu’une telle interprétation contra legem de la Cour méconnaît le principe de liberté syndicale, le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail, le principe d’égalité devant la loi et le principe de séparation des pouvoirs. Les demandeurs à cette QPC souhaitaient faire valoir que si l’article du Code du travail relatif aux critères de représentativité des syndicats2 a déjà été déclaré conforme à la constitution3, depuis cette décision est intervenu un changement de circonstance de droit résultant d’un arrêt de la Cour de cassation4, ce qui confère une portée nouvelle à cette disposition.
Pour la Cour de cassation, la question posée présente un caractère sérieux car elle estime que tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, sous réserve que cette jurisprudence ait été soumise à la cour suprême compétente. Mentionnant qu’il existe une interprétation jurisprudentielle constante du texte relatif à la représentativité des syndicats5, relative au critère de transparence financière6, et que la disposition légale ainsi interprétée pourrait être regardée, s’agissant des syndicats non représentatifs, comme portant atteinte au principe de liberté syndicale, la haute juridiction a décidé qu’il y avait lieu renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel.
La question était donc de savoir, si face à l’interprétation judiciaire d’un texte qui, selon les demandeurs, ajoute à un texte déjà jugé conforme à la constitution un élément non conforme à cette dernière rend recevable une QPC.
Un bref rappel des critères de représentativité des syndicats (I) permet ensuite de poser la question du critère spécifique de la transparence financière (II) et de son application jurisprudentielle qui ont mené jusqu’à une QPC.
I – Critères de représentativité des syndicats
Compte tenu du pluralisme syndical, les organisations concernées ne sont pas toutes également aptes à servir de porte-parole aux travailleurs. Un syndicat squelettique avec peu d’adhérents et encore moins de militants, même avec une très forte assise financière, dont la provenance est alors une question pouvant devenir centrale7, ne pourra pas parler avec le même poids qu’un syndicat qui regroupe la quasi-totalité ou au moins une forte proportion des salariés d’une entreprise ou d’une profession8. Pour limiter les effets les plus négatifs de cette situation, certaines prérogatives ont été réservées aux syndicats représentatifs9. Jusqu’à la loi réformant cette question, la représentativité10 permettait aux syndicats l’exercice de certaines de leurs prérogatives : droit de créer une section syndicale, de désigner des délégués syndicaux, de présenter des candidats aux élections professionnelles, de négocier et signer des conventions collectives et accords collectifs. Désormais, des syndicats qui ne sont pas encore représentatifs mais aspirent à le devenir peuvent, sous certaines conditions, prétendre à l’exercice, dans l’entreprise, de certaines de ces prérogatives, notamment, comme dans la présente espèce, en matière de désignation de représentants de la section syndicale11. Néanmoins, l’établissement de la représentativité des syndicats conserve un certain intérêt car, selon qu’ils sont ou non représentatifs, les syndicats n’auront pas les mêmes possibilités d’action dans l’entreprise.
A – Critères de représentativité exigés par la loi
Le système antérieur, d’une présomption irréfragable de représentativité au bénéfice de certains syndicats, est maintenant remplacé, pour tous, par un principe de représentativité prouvée12, basée sur des critères fixés par la loi13 :
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1° Le respect des valeurs républicaines ;
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2° L’indépendance ;
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3° La transparence financière ;
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4° Une ancienneté minimale de deux ans dans le champ professionnel et géographique couvrant le niveau de négociation. Cette ancienneté s’apprécie à compter de la date de dépôt légal des statuts ;
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5° L’audience établie selon les niveaux de négociation14 ;
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6° L’influence, prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience ;
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7° Les effectifs d’adhérents et les cotisations.
B – Appréciation
Selon le texte applicable, ces critères sont cumulatifs15. La jurisprudence en fait une lecture très compréhensive. Pour elle, si tous les critères doivent être réunis pour établir la représentativité d’un syndicat et si ceux relatifs aux valeurs républicaines, à l’indépendance et à la transparence financière doivent être satisfaits de manière autonome, les autres peuvent faire l’objet d’une appréciation globale16.
II – La transparence financière, critère de représentativité syndicale
La transparence financière comme critère de représentativité syndicale fait l’objet d’une application jurisprudentielle spécifique, qui ajoute au texte une condition qu’il ne prévoit pas expressément17, même si elle peut se comprendre au regard de la recherche d’une vraie représentativité des syndicats : il s’agit très clairement d’une interprétation contra legem18.
La transparence financière comme critère de représentativité syndicale a été vue par les juges comme une condition d’exercice des droits des syndicats dans l’entreprise y compris par des syndicats non représentatifs (A). Une appréciation jurisprudentielle qui est si éloignée du texte de la loi qu’elle a conduit à une QPC (B).
Pour pouvoir être considérés comme représentatifs, les syndicats doivent remplir, entre autres, le critère de la transparence financière19, qui n’est pas sans lien avec l’indépendance, dès lors qu’il permet de s’assurer qu’un syndicat n’est pas sous la dépendance d’un bailleur de fonds.
Le texte relatif aux critères de représentativité des syndicats20 ne dit rien des syndicats non représentatifs ; la transparence financière n’est exigée formellement que pour les syndicats représentatifs.
A – La transparence financière érigée par les juges en condition d’exercice des droits dans l’entreprise des syndicats non représentatifs
L’entrée de la transparence dans le vocabulaire juridique est récente, son usage est devenu très important. La transparence s’oppose ainsi à l’opacité dont le droit du travail se méfie beaucoup, et plus encore lorsqu’il s’agit des syndicats.
Pour les syndicats représentatifs, l’exigence de transparence financière, appréciée souverainement par les juges du fonds21, et qui doit être satisfaite de manière autonome et permanente22, est formellement érigée en critère de la représentativité syndicale23. Les juges font preuve d’une certaine souplesse en ce qui concerne sa preuve24, en admettant que le défaut des documents exigés par les textes peut être suppléé par d’autres documents produits par le syndicat25, même si les textes applicables à cette question semblent être beaucoup plus stricts que la jurisprudence26, qui cependant refuse la représentativité en cas d’absence de publicité des comptes27.
B – Transparence financière et syndicats non représentatifs
La transparence financière a une importance telle que la Cour de cassation a décidé qu’elle était nécessaire à tout syndicat, même non représentatif, pour pouvoir exercer des prérogatives dans l’entreprise – par exemple pour désigner un représentant de la section syndicale, il convient de satisfaire ce critère28 de transparence financière29 – bien que non requis formellement les textes30 – pour accéder à la représentativité31.
Il a été jugé que le syndicat qui désigne un RSS doit remplir le critère de transparence financière32, ainsi, pour pouvoir exercer des prérogatives dans l’entreprise, satisfaire au critère de transparence financière.
C – Question prioritaire de constitutionnalité
Ce faisant, par une interprétation contra legem, la cour régulatrice ajoute à la loi33 une condition qui aura vocation à être exigée des syndicats non représentatifs habilités à constituer une section syndicale, ou encore à négocier un protocole d’accord préélectoral et à présenter des candidats aux élections professionnelles. Cette juridiction fonde cette solution sur un motif qui est loin d’être frappé d’évidence : la liberté syndicale34 reconnue à tout salarié35. Les juges de la chambre sociale semblent considérer que certains des critères nécessaires pour établir la représentativité des syndicats sont davantage que cela, en ce qu’ils seraient indispensables pour permettre à tout syndicat d’exercer des prérogatives dans l’entreprise. Aux critères de respect des valeurs républicaines, d’indépendance et d’ancienneté, devraient ainsi être ajouté à cette fin celui de transparence financière. Pour certains, cette solution réparerait une incohérence législative36, ce qui amène à la présente QPC37.
Notes de bas de pages
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1.
C. trav., art. L. 2121-1, C. trav., art. L. 2141-1 et C. trav., art. L. 2141-1-1.
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2.
C. trav., art. L. 2121-1.
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3.
Cons. const., 12 nov. 2010, n° 2010-63/64/65 QPC.
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4.
Cass. soc., 22 févr. 2017, n° 16-60123 : Bull. civ. V, n° 29.
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5.
C. trav., art. L. 2121-1.
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6.
Cass. soc., 22 févr. 2017, n° 16-60123 : Bull. civ. V, n° 29 – Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 18-60030.
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7.
David A.-S. et Brognard B., Syndicats filous, salariés floués, 2012, éd. Max Milo.
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8.
Arseguel A., La représentativité syndicale, thèse Toulouse, 1976 ; Gauriau B., La représentation collective : les notions fondamentales du droit du travail, 2009, éd. Panthéon-Assas, p. 61.
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9.
Gauriau B., « Variation sur le droit syndical », JCP S 2009, 1109.
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10.
L. n° 2008-789, 20 août 2008 : JO, 21 août 2008.
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11.
C. trav., art. L. 2142-1-1.
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12.
L. n° 2008-789, 20 août 2008 : JO, 21 août 2008.
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13.
C. trav., art. L. 2121-1 ; L. n° 2008-789, 20 août 2008 : JO, 21 août 2008.
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14.
C. trav., art. L. 2122-1, C. trav., art. L. 2122-5, C. trav., art. L. 2122-6 et C. trav., art. L. 2122-9.
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15.
C. trav., art. L. 2121-1 ; L. n° 2008-789, 20 août 2008 : JO, 21 août 2008.
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16.
Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 11-13748 : JCP S 2012, 1168, note Gauriau B.
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17.
C. trav., art. L. 2142-1-1.
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18.
Richevaux M., « Quelques principes relatifs à l’interprétation de la norme de droit », Dr. ouvr. 1991, p. 39.
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19.
C. trav., art. L. 2121-1 3 ; Gauriau B., « La rénovation de la démocratie syndicale », JCP 2008, 1448 ; Morin M.-L., Pécaut-Rivolier L. et Struillou Y., Le guide des élections professionnelles, 3e éd., 2016-2017, Dalloz, § 112.80.
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20.
C. trav., art. L. 2121-1.
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21.
Cass. soc., 8 mars 2017, n° 16-13034, D.
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22.
Cass. soc., 20 sept. 2017, n° 16-10432, D.
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23.
C. trav., art. L. 2121-21 ; CE, 2 mars 2011, n° 313189 : RJS 6/11, n° 537 – CE, 30 déc. 2013, n° 352901 : Lexbase Hebdo, éd. soc., n° 555, note Auzero G. – Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 17-19732 ; Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 11-13748 : Bull. civ. V, n° 83 ; Dr. soc. 2012, p. 528, note Pécaut-Rivolier L. – Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24815, D ; Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24817, D ; Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24814, D ; Cass. soc., 30 janv. 2019, n° 17-19238, D ; Berlaud C., « Les obligations de publicité du syndicat », Gaz. Pal. 20 nov. 2018, n° 335b5, p. 45, obs. sous Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 18-60030, Union des syndicats anti-précarité c/ Sté Val d’Europe Airports, FS-PB .
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24.
Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 11-13748 : Bull. civ. V, n° 83 ; Dr. soc. 2012, p. 528, note Pécaut-Rivolier L. – Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24815, D ; Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24817, D ; Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24814, D ; Cass. soc., 30 janv. 2019, n° 17-19238, D ; Berlaud C., « Les obligations de publicité du syndicat », Gaz. Pal. 20 nov. 2018, n° 335b5, p. 45, obs. sous Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 18-60030, Union des syndicats anti-précarité c/ Sté Val d’Europe Airports, FS-PB.
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25.
Cass. soc., 29 févr. 2012, n° 11-13748 : JCP S 2012, 1168, note Gauriau B.
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26.
C. trav., art. D. 2135-7 ; C. trav., art. D. 2135-8 ; Auzero G., « La preuve de la transparence financière », BJT déc. 2018, n° 110t7, p. 257 ; Cass. soc., 13 juin 2019, n° 18-24817, D.
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27.
CE, 18 juill. 2018, n° 406516.
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28.
Cass. soc., 25 oct. 2017, n° 16-24188, D ; Cass. soc., 28 sept. 2017, nos 16-17173 et 16-60290, D ; Cass. soc., 27 sept. 2017, n° 16-60238.
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29.
Cass. soc., 22 févr. 2017, n° 16-69123 :JCP S 2017, 1108, note Pagnerre Y.
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30.
C. trav., art. L. 2121-1.
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31.
Cass. soc., 22 févr. 2017, n° 16-60123 : JCP S 2017, 1108, note Pagnerre Y.
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32.
C. trav., art. L. 2142-1-1 : Canut F., « Le syndicat qui désigne un RSS doit remplir le critère de transparence financière », obs. sous Cass. soc., 22 févr. 2017, n° 16-60123, FS-PB : Cah. soc. avr. 2017, n° 120q3, p. 194.
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33.
Teyssié B., « Les syndicats, le législateur et le juge », JCP S 2012, 1232.
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34.
Petit F., « La protection de la liberté syndicale par la constitution », Dr. soc. 2014, p. 340.
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35.
C. trav., art. L. 2141-1.
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36.
FRS Lefebvre, 17 mars 2017, p. 8 ; Canut F., « Le syndicat qui désigne un RSS doit remplir le critère de transparence financière », Cah. soc. avr. 2017, n° 120q3, p. 194.
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37.
Gauriau B., « Droit syndical et question prioritaire de constitutionalité », JCP S 2010, 1354.