Hauts-de-Seine (92)

Sylvie Landriève : « En Île-de-France, une personne sur deux peut télétravailler » !

Publié le 06/09/2022
Télétravail
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Comment les Franciliens vivent-ils le télétravail qui s’est installé peu à peu pendant les longs mois de crise sanitaire ? Pour le savoir, l’institut Forum Vies mobiles, Think thank s’interrogeant sur la mobilité, a posé la question à un millier d’entre eux en avril dernier. Les résultats montrent que 68 % de la population d’île-de-France est désormais favorable au télétravail. Sylvie Landriève, directrice de l’institut de recherches, en détaille les résultats.

Actu-Juridique : Qu’est-ce que le Forum Vies Mobiles, l’institut à l’origine de cette étude ?

Sylvie Landriève : Le Forum Vies Mobiles est un institut de recherche sur les questions de mobilité qui existe depuis dix ans grâce au mécénat de la SNCF. Indépendant sur le plan scientifique, il interroge la place des déplacements dans le mode de vie des Français. Comment organisent-ils leurs vies ? Comment vivent-ils cela ? Les réponses à ces questions dépendent de l’âge que l’on a, de l’endroit où l’on vit… Nous menons des recherches en France mais aussi à l’international, notamment aux États-Unis, au Canada, en Inde, en Chine. Nous nous inscrivons dans une perspective économique et sociale, avec l’idée qu’au XXIe siècle, les modes de vies seront sans doute assez différents de ceux qui ont prévalu jusqu’à aujourd’hui. Nous prenons position en espérant contribuer au passage vers une société que l’on espère plus écologique.

AJ : Quel est le point de départ de votre étude ?

Sylvie Landriève: Nous avions en tête la question de la taxe carbone qui a provoqué un grand mouvement social à l’hiver 2018-2019. Pourquoi ? Indolore pour les personnes aisées, l’augmentation du prix des kilomètres parcourus en voiture est problématique et paraît injuste à ceux qui n’ont pas d’autres possibilités de transport pour aller au travail. Nous constatons par ailleurs dans nos enquêtes que les sondés ont plutôt envie de s’émanciper des contraintes concernant le rythme de travail et les déplacements pour s’y rendre. Ils aimeraient au quotidien vivre en plus grande proximité. Satisfaire ce désir contribuerait à diminuer les émissions de CO2. Pour cette raison, il nous semble important de mettre sur la table des propositions qui contribuent à faire évoluer les politiques publiques dans le sens de ce que veulent les habitants et qui convergent avec les impératifs écologiques.

AJ : Pourquoi avoir centré votre étude sur la région Île-de-France ?

Sylvie Landriève : Nous avions fait, il y a 4 ans, une enquête internationale aux États-Unis, en France, au Japon, en Allemagne et en Espagne. Les résultats montraient que les habitants aspiraient à un rythme de vie plus tranquille et plus en proximité. Les sondés manifestaient également en général le désir de vivre à l’endroit où ils vivaient déjà. À l’exception, en France, des habitants de l’Île-de-France dont la moitié des résidents espère la quitter. Cette aspiration se traduit déjà dans les chiffres. Le solde migratoire de l’Île-de-France est négatif. Il y a un plus grand nombre de personnes à quitter la région francilienne qu’à s’y installer. La population se maintient néanmoins grâce aux naissances d’habitants qui y sont assignés par l’emploi, comme dans les Hauts-de-Seine (92) par exemple. Les habitants de l’Île-de-France y vivent tant qu’ils sont actifs, soit entre 25 et 50 ans. Avec cette nouvelle enquête, nous avons cherché à mesurer l’impact éventuel du télétravail, qui s’est développé depuis le confinement, sur les départs. Ce mouvement migratoire serait intéressant car on sait que l’Île-de-France n’est pas du tout résiliente. Tout événement perturbateur est vite problématique, comme une grosse tempête de neige qui peut empêcher en très peu de temps l’approvisionnement des supermarchés. Notre sujet est d’identifier la bonne taille d’organisation pour que les gens se sentent bien.

AJ : Comment avez-vous procédé ?

Sylvie Landriève: Nous avons interrogé 1 000 Franciliens. En Île-de-France, comme souvent dans les mégalopoles, les logements sont petits et chers et les habitants n’ont pas accès aisément à des espaces naturels comme dans les Hauts-de-Seine par exemple. En plus de tout cela, ils passent plus de temps qu’ailleurs à se déplacer, même si c’est pour faire très peu de kilomètres. Pendant le premier confinement, de nombreux articles ont mis en avant des gens qui quittaient la région et s’installaient ailleurs. Nous avons voulu savoir qui étaient ces télétravailleurs, s’ils partaient vraiment et vers où. Cela nous intriguait car, avant le confinement, beaucoup de monde était contre le télétravail – les salariés ne le réclamaient pas, les syndicat, attachés au collectif de travail, y étaient opposés, tout comme les entreprises qui aimaient pratiquer le contrôle visuel. Les politiques publiques ne s’en souciaient pas. Entre 2 % et 7 % de la population télétravaillait, seulement à raison d’un jour ou deux jours par semaine au maximum. Pendant le confinement, ce taux est passé à 30 % de la population, cinq jours sur cinq. En Île-de-France, dans les Hauts-de-Seine par exemple, du fait de la concentration d’emplois tertiaires et de bureaux, le télétravail atteignait les 50 %. C’était une raison de plus de s’intéresser à la région… En Île-de-France, une personne sur deux peut télétravailler. Pourquoi alors être assigné à résidence dans un lieu non choisi ? Il nous a semblé que quelque chose d’extraordinaire pouvait se passer en l’absence de toute politique publique sur le sujet. Le télétravail mis en place pendant le confinement n’était pas une politique d’organisation du travail, mais seulement une politique provisoire adoptée pour des raisons sanitaires.

AJ : Qui sont les télétravailleurs ?

SylvieLandriève : On imaginait que les télétravailleurs seraient surtout des CSP +. Ils sont en effet majoritaires, mais ne représentent que  53 % de cette population. En revanche, les télétravailleurs sont massivement diplômés de l’enseignement supérieur, à hauteur de 70 %. Il y a parmi eux un peu plus de femmes que d’hommes. Cela correspond aux caractéristiques de l’emploi tertiaire. Les femmes sont plus nombreuses dans les bureaux. Une petite moitié des emplois télétravaillés sont tenus par des non-cadres, la plupart ayant fait des études supérieures. Il y a énormément de fonctions que vous pouvez faire à distance, y compris si vous êtes à l’exécution. Un comptable, un responsable des achats, un chargé de communication peuvent travailler à distance. Le télétravail ne fait cependant pas l’unanimité. Certaines catégories, comme les jeunes qui démarrent leur vie professionnelle, ne le demandent pas toujours !

AJ : Quelles sont les modalités d’exercice du télétravail ?

Sylvie Landriève : Pendant le confinement, le télétravail était généralisé sur les cinq jours de la semaine. Désormais, la nouvelle norme est de télétravailler 2 à 3 jours par semaine. Cette volonté de couper la poire en deux revient à ne pas réfléchir au télétravail.

Il serait plus pertinent de penser le télétravail selon les fonctions occupées. Il y a des moments dans la vie d’une entreprise où il faut être là, d’autres ou c’est moins nécessaire. Quand un stagiaire ou jeune salarié est recruté, il faut être présent. Un professeur de premier cycle à l’université a peut-être plus besoin d’être physiquement auprès des élèves qui quittent le lycée, que son collègue qui enseigne dans les cycles suivants. Il faut réfléchir le télétravail en fonction du métier, du moment de la carrière, de l’intégration. La manière d’appréhender le télétravail varie d’un pays à l’autre. Aux États-Unis et en Angleterre, il n’y a pas de politique de retour des employés au bureau. Les salariés qui ont quitté Londres n’ont pas, comme les Parisiens, l’obligation d’être présents physiquement 2 ou 3 jours sur 5. Les entreprises se sont organisées autour de cette nouvelle donne.

AJ : Est-ce que le télétravail a un impact sur le logement ?

Sylvie Landriève : La France compte 3 millions de résidences secondaires. Cela signifie que près de 10 % des actifs français en bénéficient. En Île-de-France, pourtant, un tiers des télétravailleurs ont accès à une résidence secondaire. Elle n’est pas forcément la leur et peut appartenir à quelqu’un d’autre. Notre étude montre aussi que 19 % des salariés franciliens ne dorment pas chez eux quand ils vont physiquement au travail. On ne s’attendait pas à cela ! Nous pensions que les travailleurs mobiles étaient surtout des ouvriers. Certains, sur le chantier du Grand Paris par exemple, doivent avoir une mobilité résidentielle ou quotidienne très importante. Beaucoup ne sont pas Franciliens et prennent des chambres dans des foyers ou en Formule 1, le temps que dure leur contrat à durée limitée. Ils ne dorment pas chez eux plusieurs nuits par semaine. Nous n’imaginions pas que les télétravailleurs pouvaient également dormir régulièrement ailleurs que chez eux.

AJ : Pensez-vous que le télétravail va continuer à se développer ?

Sylvie Landriève : La population souhaite plutôt faire plus de télétravail que ce qui est permis. Quand une PME recrute, le fait que le poste soit compatible avec du télétravail devient un critère pour les postulants. Nous disons qu’il faudrait se saisir de ce potentiel. Je prends, à titre de comparaison, l’exemple des maisons individuelles : le ministère est contre mais les gens les préfèrent. Il serait plus intéressant d’essayer de comprendre les raisons de cette envie d’habitat individuel et de prendre des mesures pour éviter que les constructions se fassent de manière anarchique.

De même, il faudrait mener une réflexion globale sur le télétravail. Avant le télétravail, il y avait des problèmes d’heure de pointe. Les transports étaient systématiquement engorgés entre 8 h et 9 h le matin, ainsi qu’en fin d’après-midi, entre 17 h et 19 h. Pour y remédier, il y avait eu des tentatives de faire démarrer les entreprises à des heures différentes. Les horaires des travailleurs avaient été assouplis. Malgré cela, les heures de pointe perduraient car tout le monde amène ses enfants à l’école à la même heure, ou déjeune à la même heure. La désynchronisation était difficile. Aujourd’hui, la plupart des salariés télétravaillent les mêmes jours : les lundis, mercredis et vendredis. Le mardi et le jeudi, les pointes dans les transports ont non seulement perduré mais elles sont encore plus importantes qu’avant la crise sanitaire. S’il y avait une réflexion collective, on pourrait par exemple régler le problème des heures de pointe en décidant que certaines entreprises vont avoir recours au télétravail en début de semaine et d’autres fins de semaine. Les aménagements qu’on n’avait pas pu faire à l’échelle d’une journée pourraient être faits à la semaine.

AJ : Quelles sont vos recommandations ?

Sylvie Landriève : Cela nous semble une opportunité formidable que, du fait de la crise sanitaire, énormément de gens se soient mis à télétravailler du jour au lendemain. Cela correspond en plus à une aspiration d’une partie de la population. Avant le confinement, ce désir ne s’était pas exprimé. Les salariés n’avaient pas les outils, redoutaient la solitude. L’expérience a montré qu’un changement était possible. Maintenant que le télétravail est entré dans les mœurs, va-t-on laisser chacun s’en débrouiller ? Va-t-on généraliser le télétravail pour désengorger l’Île-de-France ? Cela n’est pas à l’ordre du jour mais pourrait le devenir après une nouvelle canicule…

Va-t-on au contraire revenir à marche forcée à la situation précédente. Cela semble peu probable, particulièrement en Île-de-France, région où les entreprises ont un intérêt immobilier au télétravail. Les grandes entreprises de la région sont en train de revoir l’organisation de leurs bureaux et passent au « flex office » pour diminuer leur surface de bureau d’un tiers en vue de faire des économies. Cela pourrait avoir pour conséquence d’inciter encore davantage au télétravail ceux qui n’aiment pas travailler dans des espaces ouverts… L’expérience réussie du télétravail pendant le Covid, la réduction des coûts immobiliers pour les entreprises, et la possibilité d’éviter les heures de pointe dans les transports sont trois raisons majeures de réfléchir au déploiement du télétravail.

AJ : Le télétravail va-t-il engendrer une vague de départ en Île-de-France ?

Sylvie Landriève : C’est un peu tôt pour voir dans les chiffres un mouvement réel de départ de la région Île-de-France. En revanche, des personnes déclarent que la possibilité de télétravailler est un motif pour déménager. Cela va se jouer dans les 5 ans qui viennent. Tant que deux jours de travail seront requis, il semble difficile que les salariés quittent la région. De même que pour l’immobilier d’entreprises, les entreprises vont prendre un peu de temps pour se réorganiser et libérer des immeubles.

AJ : Quels sont les freins au développement du télétravail ?

Sylvie Landriève : On entend parfois que tout le monde ne peut pas télétravailler. Mais certains travaillent la nuit et d’autres pas, certains travaillent dehors et d’autres dedans, sans que cela fasse débat. Le télétravail peut faire partie des conditions d’exercice d’un métier. Par ailleurs, que certains se mettent à télétravailler est profitable à tous. Quand on sera moins nombreux dans les transports, cela sera plus facile de circuler pour ceux qui ne peuvent pas télétravailler. Et si le télétravail est vécu comme un avantage, il faudra en faire une politique salariale. Revaloriser le salaire de ceux qui ne peuvent pas télétravailler plutôt que d’empêcher ceux qui le peuvent de le pratiquer. En se gardant de le généraliser sans limite, le potentiel de déploiement du télétravail est énorme !

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