Travail Abonnés

La responsabilité de l’employeur pour absence d’institution représentative du personnel : application conforme ou transformation profonde de l’article 1240 du Code civil ?

Publié le 11/01/2024
La responsabilité de l’employeur pour absence d’institution représentative du personnel : application conforme ou transformation profonde de l’article 1240 du Code civil ?
iracosma/AdobeStock

Il résulte, de l’application combinée de l’article L. 2313-1 du Code du travail, dans sa rédaction applicable en la cause, de l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, de l’article 1382, devenu 1240, du Code civil et de l’article 8, § 1, de la directive n° 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, que l’employeur qui n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts.

Cass. soc., 28 juin 2023, no 22-11699

L’article 1240 du Code civil dispose que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». C’est ainsi que se trouve posé, en droit civil, le principe de responsabilité du fait personnel. Ce principe de responsabilité pour faute, où la faute est à la fois condition technique de la responsabilité, puisqu’elle en constitue le fait générateur, mais aussi le fondement de la responsabilité, suppose (nécessairement) un préjudice subi par la victime. Toutefois, le droit du travail renferme des exceptions au sein desquelles le salarié n’a pas à prouver un préjudice pour que la responsabilité de l’employeur soit retenue. Cette singularité est confirmée par un arrêt du 28 juin 2023 rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation.

L’affaire était relativement classique. Un salarié avait été embauché en qualité de serveur. Le 9 octobre 2015, il a demandé l’organisation d’élections professionnelles. Il a été convoqué à un entretien préalable à un licenciement le 5 novembre 2015, avec mise à pied conservatoire. Il a été licencié pour faute grave quatre jours plus tard.

Le salarié invoque l’existence d’une discrimination syndicale et conteste le bien-fondé de son licenciement. Pour ce faire, il a saisi le conseil de prud’hommes aux fins notamment d’annulation du licenciement, de réintégration et de paiement de rappels de salaires et de diverses indemnités.

La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 2 juin 2021, le déboute de ses demandes. D’une part, elle estime que le salarié ne faisait état d’aucun élément de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination syndicale. D’autre part, elle rejette la demande de réparation du salarié fondée sur l’absence d’institution représentative du personnel au motif que ce dernier ne justifiait, dans ses conclusions, d’aucun préjudice consécutif à cette carence de l’employeur. La solution des juges du fond est doublement censurée par la haute juridiction. En premier lieu, « alors qu’elle retenait que le licenciement prononcé n’était pas justifié par l’existence d’une cause réelle et sérieuse, qu’il résultait de ses constatations que le salarié avait demandé l’organisation des élections professionnelles le 9 octobre 2015, qu’il avait été mis à pied à titre conservatoire et convoqué à un entretien préalable au licenciement fixé au 5 novembre 2015 et licencié pour faute grave le 9 novembre 2015, et que le salarié soutenait dans ses conclusions que la procédure de licenciement avait été engagée le 14 octobre 2015, date à laquelle l’employeur avait reçu sa demande d’organisation des élections des délégués du personnel, de sorte qu’il appartenait à l’employeur de démontrer l’absence de lien entre la demande du salarié d’organiser les élections professionnelles et le licenciement prononcé », la cour d’appel a violé les articles L. 1132-1 et L. 2141-5 du Code du travail (dans leur rédaction applicable en la cause). Autrement dit, la solution est cassée car les juges du second degré font peser la charge de la preuve du lien entre le licenciement et l’organisation des élections professionnelles sur le salarié. Or, lorsque les faits invoqués dans la lettre de rupture ne caractérisent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement, il s’opère, au niveau de la charge de la preuve, un renversement : c’est à l’employeur de prouver que le licenciement ne constitue pas « une mesure de rétorsion » à la demande du salarié d’organiser les élections professionnelles dans l’entreprise. En second lieu, la solution de la cour d’appel est censurée au nom de la théorie du « préjudice nécessaire ». C’est ce second versant qui retiendra notre attention.

Comme chacun sait, en 2016, la chambre sociale de la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence, en décidant qu’une violation par l’employeur d’une obligation légale ou conventionnelle ne causait plus « nécessairement » un préjudice devant être réparé : « L’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond »1. Ce principe fut plusieurs fois confirmé depuis2. Tout en réaffirmant le principe, la Cour de cassation réserve, cependant, quelques exceptions au profit du préjudice nécessaire3. L’absence de mise en place d’institution représentative du personnel constitue l’un de ces tempéraments aux règles de la responsabilité civile : « L’employeur qui n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts ». De cet énoncé, il faut prendre l’exacte mesure au prisme de l’article 1240 du Code civil.

Cette décision, à la portée normative limitée, nous rappelle que la carence de l’employeur dans la mise en place d’un processus électoral constitue une faute qui cause nécessairement un préjudice aux salariés. Mais est-ce réellement le cas ? La réponse se trouve dans les canons de la responsabilité civile. Voilà qui nous invite à porter le regard dans une double direction. Du côté des conditions de la responsabilité (I), puis du côté de la mise en œuvre de la responsabilité (II). Une fois n’est pas coutume, c’est l’analyse d’un travailliste sur un mécanisme civiliste qui fera l’objet du présent commentaire. Dans ce contentieux électoral, la jurisprudence sociale applique-t-elle conformément ou transforme-t-elle profondément l’article 1240 du Code civil ? C’est à voir.

I – Les conditions de la responsabilité

Pour que la responsabilité du fait personnel puisse être engagée, trois conditions doivent être cumulativement réunies : une faute commise par l’employeur (A), un préjudice subi par le salarié (B) et un lien de causalité entre les deux.

A – L’exigence d’une faute commise par l’employeur

Il est évidemment admis que la responsabilité civile délictuelle suppose un fait personnel. L’on ne saurait accepter d’enclencher une telle responsabilité sans exiger au préalable « un fait de l’homme », pour reprendre les termes de l’article 1240 du Code civil. Cela débouche sur une question : quel comportement l’employeur a-t-il adopté, dans l’affaire commentée, pour que celui-ci soit qualifié de fautif ? La Cour de cassation y répond nécessairement lorsqu’elle décide que « l’employeur qui n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel (…) commet une faute ». Il faut croire que la définition de la faute est strictement appliquée : alors que, conformément aux prévisions de l’article L. 2313-1 du Code du travail, l’employeur est tenu de prendre l’initiative d’organiser les élections professionnelles dès lors que le seuil de 11 salariés est franchi dans l’entreprise, celui-ci commet un manquement en restant inactif. Plus encore, il se propulse, consciemment, en position de « fautif » lorsque, à la suite de son omission, la demande d’engager le processus électoral provient d’une organisation syndicale ou d’un salarié, en l’espèce. En présence d’une telle demande, l’employeur doit organiser les élections dans le mois suivant la réception de cette requête4. Si, en dépit de celle-ci, l’employeur ne fait rien, il viole les prescriptions légales. Le comportement de l’employeur est alors constitutif d’une faute d’abstention.

Il y a là comme une évidence qui, de longue date, oriente l’analyse de la chambre sociale de la Cour de cassation, s’agissant de l’absence de mise en place d’institutions représentatives du personnel. L’on songe entre autres à cet arrêt rendu il y a plus de 10 ans, dans lequel la haute juridiction, après avoir visé « l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, ensemble l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les articles L. 2323-1 et L. 2324-5 du Code du travail et 1382 du Code civil, l’article 8, § 1, de la directive n° 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne », cassait la solution de la cour d’appel au motif « qu’il résulte de l’application combinée de ces textes que l’employeur qui, bien qu’il y soit légalement tenu, n’accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute (…) »5. La même idée inspirait l’important arrêt rendu le 17 octobre 2018, à propos d’un licenciement collectif pour motif économique, dans lequel elle s’y trouvait exprimée de façon explicite : « Vu l’article L. 1235-15 du Code du travail, ensemble l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article [1382], devenu 1240, du Code civil et l’article 8, § 1, de la directive n° 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne ; Attendu qu’il résulte de l’application combinée de ces textes que l’employeur qui met en œuvre une procédure de licenciement économique, alors qu’il n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel et sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute (…) »6. Dans toutes ces décisions, la faute est considérée comme caractérisée par la chambre sociale de la Cour de cassation.

Cette dernière prend soin d’ailleurs de viser des textes constitutionnels et européens, comme l’alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946 qui fait référence au droit de tout travailleur de participer, « par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » ou l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatif à l’information et à la consultation des travailleurs dans la communauté européenne. Au regard des données positives du droit, la problématique de la carence dans la mise en place des institutions représentatives du personnel ne se présente peut-être pas dans les mêmes termes qu’un autre contentieux. L’immixtion, dans ce contentieux, de textes fondamentaux illustre l’influence grandissante du droit international sur le droit du travail français. Ce qui pourrait sembler signifier que la faute commise par l’employeur est d’une particulière gravité. Or, n’est-ce pas là une entorse aux conditions traditionnelles de la responsabilité civile extracontractuelle ? Si les textes précités devaient venir au soutien de la faute commise par l’employeur, la chambre sociale de la Cour de cassation serait assurément en rupture avec le droit commun, qui refuse de faire peser sur la victime la preuve de la particulière gravité du comportement fautif de l’auteur du préjudice pour obtenir indemnisation. Décidément, l’application de la notion de faute, au sens de l’article 1240 du Code civil, en droit du travail pose question. Mais que dire alors du préjudice, dont il résulte qu’il est nécessairement subi par le salarié… sans même preuve de celui-ci !

B – L’existence d’un préjudice subi par le salarié

Parce qu’elle affirme que l’employeur a commis une faute en s’abstenant d’accomplir les diligences nécessaires à la mise en place des institutions représentatives du personnel, la Cour de cassation en infère que le salarié a subi un préjudice qu’il convient de réparer. Autrement dit, le préjudice subi par le salarié est déduit de la faute commise par l’employeur. Une telle analyse apparaît-elle cependant fondée juridiquement ?

Si l’on s’en tient aux principes civilistes, pour être réparable, le préjudice doit être certain et actuel, direct et personnel, juridique et légitime. La preuve de l’existence d’un tel dommage pèse, en principe, sur celui qui sollicite la réparation du préjudice. Pourtant, la chambre sociale dispense, en l’espèce, le salarié de faire la preuve du préjudice effectivement subi. L’objectif poursuivi par la Cour de cassation à travers cette « théorie du préjudice nécessaire » s’identifie sans peine : il s’agit d’indemniser le salarié. « Débarrassé de ces tracas probatoires, le salarié est assuré d’une indemnisation que justifie, en soi, sa qualité de victime d’un fait illicite de l’employeur »7. Une interrogation ne manquera pas de surgir : en s’affranchissant ainsi de l’orthodoxie juridique, la chambre sociale de la Cour de cassation ne réécrit-elle pas, d’une certaine manière, la loi ? Ou, selon une variante : la haute juridiction respecte-t-elle la loi, en faisant dériver l’existence du préjudice de la constatation de la faute ? Bref, s’affranchit-elle des conditions de l’article 1240 du Code civil ? À notre avis, non – trois fois non.

Dans cet arrêt, la Cour de cassation n’évince pas la condition du préjudice. Le préjudice n’est pas inexistant. Le préjudice est moral. En l’espèce, la Cour de cassation affirme sans ambages que le préjudice consiste en la privation « d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts ». La représentation du personnel est un moyen de pression destiné à permettre l’application effective des règles du droit du travail. Par exemple, lors de la procédure de licenciement pour motif économique, l’employeur doit réunir et consulter les représentants du personnel. Il doit adresser au comité social et économique tous renseignements utiles sur le projet de licenciement collectif. Ce cadre procédural est propice à la défense des intérêts des salariés, notamment ceux menacés de licenciement économique. Or l’absence fautive d’institutions représentatives du personnel les prive d’une chance de voir défendre leur droit à l’emploi. Le préjudice est donc constitué dès lors qu’une consultation des représentants du personnel n’a pas pu avoir lieu en raison du manquement de l’employeur qui n’a pas organisé les élections professionnelles. Ce raisonnement ne paraît toutefois pas avoir vocation à être transposé aux licenciements pour motif personnel. Dans cette matière, le licenciement du salarié n’a pas à faire l’objet d’une consultation des représentants du personnel, de sorte que l’existence d’un préjudice est beaucoup moins évidente. Surtout, le salarié privé fautivement de représentants peut toujours se faire assister, lors de l’entretien préalable, par un conseiller extérieur à l’entreprise. Dans ces conditions, n’aurait-il pas fallu que la Cour de cassation consacre de façon très comparable à son arrêt rendu en 2011 que « l’employeur qui, bien qu’il y soit légalement tenu, n’accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause nécessairement un préjudice aux salariés, privés ainsi d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts » (nous soulignons) ? Là aussi, les hauts magistrats faisaient référence à la doctrine du préjudice nécessaire, mais compte tenu de sa date, l’arrêt faisait alors expressément référence à cette théorie.

En tout état de cause, affirmer que le préjudice subi par le salarié consiste en la privation d’une possibilité de représentation et de défense de ses intérêts revient à affirmer que le préjudice existe bel et bien, qu’il est consistant et que la théorie du préjudice nécessaire n’a qu’une fonction purement probatoire8. Rapporter la preuve de l’existence du préjudice en l’espèce est particulièrement complexe, car il s’agit d’un préjudice moral9. C’est pourquoi la Cour de cassation aménage la charge de la preuve en la matière. À ce jour, le préjudice nécessaire est présumé de manière irréfragable. L’arrêt commenté semble néanmoins admettre une cause d’exonération. Mais, c’est déjà là évoquer la mise en œuvre de la responsabilité.

II – La mise en œuvre de la responsabilité

Lorsque les conditions de la responsabilité sont réunies, le salarié a droit à une réparation intégrale pour le préjudice subi (B), à moins que l’employeur ne s’exonère de sa responsabilité par l’invocation d’une cause d’exonération (A).

A – La responsabilité de l’employeur écartée en cas de cause d’exonération

Tranchée et tranchante, la formule produit l’effet d’un couperet : « L’employeur qui n’a pas accompli, bien qu’il y soit légalement tenu, les diligences nécessaires à la mise en place d’institutions représentatives du personnel, sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause un préjudice aux salariés ». Point d’équivoque à ce stade. La haute juridiction confirme avec force, et de manière assez prévisible, que le fait de ne pas organiser les élections professionnelles, bien qu’il y soit tenu, cause nécessairement un préjudice aux salariés de l’entreprise que l’employeur doit réparer. Toutefois, ce n’est que l’une des dimensions que l’on pense pouvoir déchiffrer sous la surface de cet arrêt. En l’espèce, règne l’implicite. La précision selon laquelle « sans qu’un procès-verbal de carence ait été établi » constitue à notre avis le marqueur, au sens linguistique, d’un contenu implicite qu’il faut décrypter.

Quelle est – quelles sont – la ou les fonctions du procès-verbal de carence en matière de responsabilité de l’employeur ? Une certaine interprétation de l’arrêt pourrait laisser croire à un début de renversement de présomption. Nous avons vu que la responsabilité de l’employeur était encourue dès lors que, en n’accomplissant pas ses obligations en matière d’élections professionnelles, il commet une faute d’une particulière gravité au regard des textes internationaux, qui cause un préjudice nécessaire aux salariés, privés d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts. Toutefois, en matière de responsabilité civile, le responsable peut éventuellement s’exonérer de sa responsabilité s’il prouve l’existence d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée. Le procès-verbal de carence pourrait-il constituer une cause d’exonération totale de responsabilité ? Assurément oui. En effet, l’absence d’une instance de représentation du personnel au sein d’une entreprise qui devrait pourtant en être dotée peut tenir au fait que l’employeur a accompli toutes les démarches nécessaires afin que soit mise en place ou renouvelée l’instance mais en vain, faute de candidats. Cette absence de candidats, à la fois au premier et au second tour, doit être consignée dans un procès-verbal10. Ainsi, au procès-verbal, l’on attache « un effet d’exonération »11. En d’autres termes, la présence d’un procès-verbal de carence exonère l’employeur du reproche de n’avoir pas accompli les diligences pour la mise en place du CSE aujourd’hui. Elle lui ouvre également la voie d’opérations qu’il pourra conduire sans avoir à se préoccuper de l’informer ou de recueillir son avis. Ainsi, si l’absence de mise en place du CSE cause un préjudice nécessaire aux salariés, nulle faute ne saurait être reprochée à l’employeur. En tant que cause d’exonération totale, le procès-verbal permet d’établir que la carence de l’employeur n’est pas cause du préjudice des salariés. Le préjudice n’est pas imputable à l’employeur.

Cette analyse de la solution de la Cour de cassation peut être rapprochée de l’office du procès-verbal de désaccord en matière de négociation collective. En effet, dans ce domaine, les parties doivent faire preuve de loyauté. Cette exigence de loyauté n’est pas qu’un instrument pour contrôler l’acte juridique collectif. Elle peut également « prendre les allures d’une sentinelle de désaccord légitime, c’est-à-dire de celui dans lequel on ne reconnaît aucun abus dans l’usage de la liberté de ne pas conclure l’accord collectif »12. Or l’élaboration d’un procès-verbal de désaccord contribue à renforcer la figure de l’échec loyal de la négociation. En cela, il « contribue à démontrer que le désaccord intervenu a pris appui sur un échange vertueux et loyal »13. Le procès-verbal de désaccord évite notamment l’annulation de l’acte unilatéral adopté à l’issue de la négociation, dès lors qu’il est en quelque sorte révélateur de la loyauté dans le processus de conclusion de l’accord collectif.

Autre cause d’exonération : les élections partielles. Bien que cette limite à la théorie du préjudice nécessaire ne soit pas invoquée dans l’arrêt commenté, il est important de la rappeler. L’on se souvient que, dans un arrêt du 4 novembre 2020, la Cour de cassation avait jugé « qu’il appartient au salarié de démontrer l’existence d’un préjudice lorsque, l’institution représentative du personnel ayant été mise en place, des élections partielles doivent être organisées du fait de la réduction du nombre des membres élus de l’institution représentative du personnel, les salariés n’étant pas dans cette situation privés d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts »14. Dit autrement, la haute juridiction considère que la présomption irréfragable de préjudice nécessaire doit être écartée en cas d’élections partielles. Ainsi, si l’employeur ne procède pas à ces élections alors qu’il y est légalement tenu, la faute commise ne donnera lieu à indemnisation que si le salarié rapporte la preuve du préjudice qu’elle lui a causé. Nous pensons, en réalité, qu’il ne s’agit pas d’une cause d’exonération, au sens des principes généraux de la responsabilité civile, mais seulement d’une atténuation à la théorie du préjudice nécessaire dans le contentieux des élections professionnelles, dès lors qu’ici le salarié n’est pas privé de toute possibilité de représentation et de défense de ses intérêts. Si préjudice il y a, il doit donner lieu à une réparation intégrale.

B – La réparation intégrale du préjudice nécessairement subi par le salarié

En droit commun de la responsabilité civile, la réparation du préjudice est soumise au principe de la réparation intégrale selon lequel le responsable est tenu de compenser l’intégralité du préjudice causé à la victime. Comme cela est rappelé régulièrement en jurisprudence, « le propre de la responsabilité civile est de rétablir, aussi exactement que possible, l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu »15. Dit autrement, les dommages-intérêts alloués à la victime « doivent réparer le préjudice subi sans qu’il en résulte pour elle ni perte ni profit »16. Contrairement au contentieux portant sur la perte d’emploi injustifiée, les juges n’ont pas à appliquer un barème préétabli ici.

Il résulte de ces constats que les juges du fond ont un pouvoir souverain d’appréciation quant au préjudice subi par la victime. Plus spécifiquement, l’appréciation souveraine des juges du fond porte tant sur l’existence que sur l’ampleur du préjudice ainsi que sur les modalités de sa réparation. Ainsi, il semble que les salariés privés « d’une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts » doivent bénéficier de dommages-intérêts dont les juges du fond évaluent souverainement le montant. De même, ils demeurent souverains pour constater l’absence de préjudice. Cela étant, alors que les juges du fond constatent l’absence d’institutions représentatives du personnel dont il résulte nécessairement un préjudice pour les salariés, obligation leur est faîte de l’évaluer : en déboutant le salarié de sa demande de dommages-intérêts pour absence d’institutions représentatives du personnel, « la cour d’appel a violé les textes susvisés ». Cette formule marque un contrôle normatif. En d’autres termes, la Cour de cassation considère que les juges du fond ont manqué aux exigences posées par l’article L. 2313-1 du Code du travail, dans sa rédaction applicable en la cause, l’alinéa 8 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 1382, devenu 1240, du Code civil et l’article 8, § 1, de la directive n° 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne. Ils n’ont pas statué dans le bon sens.

Pour finir, nous rappellerons que l’indemnisation allouée par les juges du fond en cas de manquement de l’employeur aux prescriptions légales comporte une double nature, « à la fois indemnisation du salarié victime et sanction de l’employeur coupable »17. Cette indemnité constitue non seulement un moyen de compenser le préjudice moral subi par le salarié, mais aussi un instrument de correction de la conduite fautive de l’employeur.

En conclusion, nul n’imaginait que le contentieux du processus électoral, fut-ce dans des circonstances aussi singulières que celles de l’espèce, puisse de la sorte relever de l’étude du droit commun de la responsabilité civile. L’embarras que suscite la décision prononcée procède du préjudice nécessaire subi par le salarié, mais se nourrit aussi des considérations relatives à la faute (d’une particulière gravité) commise par l’employeur… Cette transformation des conditions de l’article 1240 du Code civil ne doit pas cacher une évolution majeure, qui est en train de s’opérer : celle de l’admission de causes d’exonération en application parfaite avec le régime de la responsabilité civile.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. soc., 13 avr. 2016, n° 14-28293 : Bull. civ. V, n° 72, D. 2016, p. 900 ; D. 2016, p. 1588, chron. P. Flores, E. Wurtz et a. ; D. 2016, p. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; D. 2017, p. 840, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 650, étude S. Tournaux ; SSL, n° 1721, p. 12, interview P. Florès ; GPL 14 juin 2016, n° GPL267q4, note P. Bailly ; JS Lamy 2016, n° 411-2, note A. Dejean de La Bâtie.
  • 2.
    V. not. Cass. soc., 25 mai 2016, n° 14-20578, B : RDT 2016, p. 557, note L. Bento de Carvalho ; Cah. soc. nov. 2016, n° 119m0, p. 364, note J. Icard ; JCP S 2016, p. 1271, note G. Duchange.
  • 3.
    Par exemple, en matière de dépassement de la durée du travail, Cass. soc., 26 janv. 2022, n° 20-21636, B : D. 2022, p. 219 ; D. 2022, p. 1280, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2022, n° 665, p. 38, étude P. Fadeuilhe ; JA 2022, n° 663, p. 39, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2022, p. 369, obs. J. Mouly ; Dr. soc. 2022, p. 647, étude M. Véricel ; SSL, n° 1991, p. 4, note P. Bailly ; JS Lamy 2022, n° 537-3, note J.-P. Lhernould ; JCP S 2022, 1049, note M. Morand ; Dalloz actualité, 2 mars 2022, note J. Cortot ; BJT mars 2022, n° BJT201c1, note S. Ranc – Cass. soc., 14 déc. 2022, n° 21-21411 : SSL 2023, n° 2031, p. 13, note F. Champeaux.
  • 4.
    C. trav., art. L. 2314-8.
  • 5.
    Cass. soc., 17 mai 2011, n° 10-12852 : Bull. civ. V, n° 108 ; D. 2011, p. 1424 ; D. 2012, p. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta.
  • 6.
    Cass. soc., 17 oct. 2018, n° 17-14392, B : D. 2018, p. 2142 ; D. 2018, p. 963, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2019, p. 88, obs. J. Mouly ; Dr. soc. 2019, p. 250, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2018, p. 862, obs. V. Ilieva ; JCP S 2018, 1394, note G. François ; Dalloz actualité, 26 nov. 2018, note H. Ciray.
  • 7.
    G. Loiseau et A. Martinon, « Le préjudice nécessairement causé », Cah. soc. nov. 2015, n° 117g2, p. 553.
  • 8.
    S. Ranc, « En faveur d’une approche pragmatique du préjudice nécessaire », Dr. soc. 2023, p. 309.
  • 9.
    V. en ce sens J. Icard, « Le préjudice nécessaire en droit du travail », inLes évolutions contemporaines du préjudice, 2019, L’Harmattan, p. 227, spéc. p. 245.
  • 10.
    C. trav., art. L. 2314-9 : « Lorsque le comité social et économique n’a pas été mis en place ou renouvelé, un procès-verbal de carence est établi par l’employeur. L’employeur porte à la connaissance des salariés par tout moyen permettant de donner date certaine à cette information, le procès-verbal dans l’entreprise et le transmet dans les 15 jours, par tout moyen permettant de conférer date certaine à l’agent de contrôle de l’inspection du travail mentionné à l’article L. 8112-1. Ce dernier communique une copie du procès-verbal de carence aux organisations syndicales de salariés du département concerné ».
  • 11.
    L. Dauxerre, « Le procès-verbal de carence », JCP S 2021, 1242.
  • 12.
    C. Mariano, « L’échec des négociations : quel traitement juridique ? », BJT juill. 2022, n° BJT201n8.
  • 13.
    C. Mariano, « L’échec des négociations : quel traitement juridique ? », BJT juill. 2022, n° BJT201n8.
  • 14.
    Cass. soc., 4 nov. 2020, n° 19-12775, B : D. 2020, p. 2174 ; D. 2021, p. 370, chron. S. Ala, M.-P. Lanoue et A. Prache ; D. 2021, p. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2021, obs. P. Adam.
  • 15.
    V. par ex. Cass. crim., 12 avr. 1994, n° 93-82579.
  • 16.
    Cass. 2e civ., 23 janv. 2003, n° 01-00200.
  • 17.
    J. Mouly, « L’abandon de la théorie du dommage nécessaire, l’exception du licenciement sans cause réelle et sérieuse », Dr. soc. 2017, p. 1074.
Plan
X