Emmanuelle Chevreau : « Le droit est une réalité mouvante qui ne se cristallise pas dans une ordonnance ou une loi » !

Publié le 13/10/2023

L’université Paris Panthéon-Assas héberge l’Institut d’histoire du droit Jean Gaudemet. Un organisme de recherche qui se penche sur l’histoire des droits antiques et du Moyen-Âge, du droit privé dans une perspective européenne ou encore des sciences. Entretien avec sa directrice Emmanuelle Chevreau, professeure en histoire du droit, spécialiste du droit romain.

Actu-Juridique : Comment est né l’Institut d’histoire du droit Jean Gaudemet ?

Emmanuelle Chevreau : Dans les années soixante, trois centres se sont créés dans notre université : le centre de documentation des droits antiques avec la collaboration du CNRS, le centre de l’histoire du droit et d’études juridiques (situé aux archives), également en collaboration avec le CNRS et le centre d’histoire du droit universitaire. Suite au mouvement impulsé par le CNRS, en 2001, les trois centres ont fusionné pour devenir une UMR (unité mixte de recherche). Afin de nous distinguer d’autres centres, nous l’avons appelé Institut d’histoire du droit Jean Gaudemer, en hommage au fondateur du centre des droits antiques tout comme à une équipe précurseure en bases de données qui n’existaient pas jusque dans les années soixante-dix.

A-J : Combien de chercheurs compte l’Institut ?

Emmanuelle Chevreau : Nous comptons 26 membres permanents, des enseignants-chercheurs de l’université rattachés au centre et quelques chercheurs du CNRS, des personnels d’appui à la recherche CNRS qui s’occupent des bases de données, facilitent la recherche et sont en charge de toutes les questions informatiques, des personnels administratifs et une centaine de doctorants rattachés. À cela s’ajoutent, en tant que membre temporaire, un post-doctorant japonais et un chercheur suisse présent pour quatre ans.

A-J : Quels sont vos axes de recherche ?

Emmanuelle Chevreau : Notre centre de recherche compte des spécialistes de toutes les époques, de la Mésopotamie à l’époque contemporaine et de toutes les spécialités du droit, de la propriété intellectuelle aux libertés publiques ! Nous avons donc dû récemment repenser les objets de nos recherches, qui se concentrent désormais sur quatre axes.

Le premier s’intitule : « Exploration et valorisation des sources », nous comptons en effet treize bases de données, notamment une sur les droits de l’Antiquité, les autres portant sur la jurisprudence civile et criminelle du Parlement de Paris sous l’Ancien Régime, ainsi qu’une base de données bibliographiques. À côté, en ce qui concerne la Rome, la Grèce antique et le Moyen-Âge, nous sommes engagés dans un processus d’édition et de traduction de sources juridiques difficiles d’accès, tant du point de vue géographique que linguistique. Ce sont des éléments du patrimoine littéraire et juridique européen, et en cela nous sommes inscrits dans un mouvement européen, au sens géographique du terme, avec des partenaires en Italie, Allemagne, Royaume-Uni, où s’est lancé un mouvement de mise à disposition de sources antiques inaccessibles jusqu’alors mais importantes pour comprendre le droit juridique contemporain. L’idée est de les ouvrir à un public plus large que la seule communauté des juristes (NDLR : Toutes les bases de données du centre sont accessibles, librement, gratuitement sur le site).

A-J : Les changements apportés à la définition des axes ont-ils été bénéfiques ?

Emmanuelle Chevreau : Trois ans après ces modifications, le bilan est positif. Cela a permis à des chercheurs qui auraient été enfermés dans une thématique de recherche et dans un centre ou une unité particulière de faire une publication sur un axe ou un autre ; cela leur a donné une certaine agilité et stimulé la recherche collective.

A-J : Comment coller à l’actualité des découvertes archéologiques ?

Emmanuelle Chevreau : En ce qui concerne l’Antiquité, par exemple, nous travaillons avec l’École française de Rome. Nous avons des projets de recherche ensemble, nous envoyons des étudiants là-bas. Nous avons également des liens avec des partenaires, des historiens, nous sommes abonnés à des revues, nous connaissons donc quelles sont les découvertes les plus actuelles. Par ailleurs, j’organise 8 conférences par an, avec des spécialistes de l’Orient méditerranéen ancien, la Grèce, l’Égypte, Rome, et des juristes qui font du droit romain dans une perspective de droit européen. De cette manière, nous permettons à nos doctorants et à notre public d’avoir une vision de ce qui se fait en Europe et quelles sont les tendances de la recherche.

A-J : Quelles difficultés pouvez-vous rencontrer concernant le déchiffrage des sources ?

Emmanuelle Chevreau : Certaines sources sont numérisées, mais pas toutes. Il faut donc parfois aller les voir sur place, au British Museum ou à la Bibliothèque vaticane. Pour faire « parler les manuscrits », les Italiens utilisent les méthodes de la NASA afin de lire en transparence les documents, pour voir s’il y a eu des couches d’inscriptions préalables. De l’extérieur, on a l’impression que tout cela est figé; mais non, c’est en constante évolution. Le droit est une « realia » comme disaient les Romains, une réalité mouvante qui ne se cristallise pas dans une ordonnance ou une loi. Et je ne vous parle pas des milliers d’inscriptions découvertes tous les ans dans toutes les anciennes provinces de l’Empire romain. À cela s’ajoute qu’un chercheur du XIXe siècle ne se pose pas non plus les mêmes questions qu’un chercheur du XXIe. Donc il y a un perpétuel renouvellement. On le voit comme une dynamique.

Je précise que nous n’avons accès aux sources qu’une fois éditées. Car quand vous êtes devant une source brute, il faut être spécialiste de la paléographie des langues anciennes pour déchiffrer ce qu’il y a sur la stèle ! Parfois, c’est une vraie révélation. Parfois aussi, une source existe et une nouvelle découverte vient en préciser ou modifier complètement le sens. Ce mouvement perpétuel est très intéressant.

A-J : Quel est vote second axe ?

Emmanuelle Chevreau : Intitulé :« Commerce juridique et règlement des conflits », il est davantage en lien avec la formation du droit privé européen, également conçu dans une perspective européenne. Nous travaillons sur des institutions du droit privé, les contrats, la propriété, les litiges, les modes alternatifs de règlement des conflits, toujours dans des projets en collaboration avec des collègues européens. Car nous constatons un mouvement d’harmonisation qui n’en finit pas, alors que nous sommes tous censés partir du même point de départ, puisque le droit privé découle du droit romain. La question est : à partir de quand la réception d’un pays va changer ? Comment en arrive-t-on à une philosophie contractuelle différente de la nôtre ? Cela nous permet de comprendre pourquoi, sur tel ou tel point, il n’est pas possible de trouver un accord, une solution qui convienne à tous.

On finance ces recherches par des contrats très spécifiques. À la Villa Vigoni, nous avons une collaboration avec l’Allemagne, l’Italie et la France. Sur un thème donné, chacun prend son équipe et travaille sur le lac de Côme une semaine par an, puis cela donne lieu à une publication. On discute d’une institution de sa naissance jusqu’à la période contemporaine, c’est passionnant.

Nous avons également créé le projet Phedra, pour une histoire européenne du droit des affaires, avec l’autre UMR du Centre d’histoire juridique de Lille, un groupe de travail qui implique 8 pays. Nous réfléchissons sur le droit des affaires dans une perspective historique, diachronique, culturelle… Nous venons d’ailleurs d’obtenir du CNRS le label « International Research Network », avec un budget spécifique qui nous permet d’organiser des rencontres deux fois par an, une université d’été et de publier des ouvrages supplémentaires.

A-J : Est-ce nécessaire de trouver d’autres financements ?

Emmanuelle Chevreau : Je fais actuellement ma demande de moyens annuels pour le CNRS, et chaque centime compte ! Ces budgets supplémentaires sont donc les bienvenus. Par ailleurs, le CNRS nous pousse pour trouver des fonds propres. Mais en tant que vice-présidente de l’université, je suis habituée à faire face à des priorités, et donc à renoncer à des choses. Ce qui est sûr, c’est que nous avons compris que nous ne pouvons plus faire de la recherche dans notre coin et qu’il faut aller chercher l’argent…

A-J : En quoi consiste votre troisième axe ?

Emmanuelle Chevreau : Il porte sur le droit public et s’appelle : « Normativité et gouvernance ». Il réunit les travaux sur le Parlement de Paris. Il y a également un gros travail mené sur l’humanisme juridique. Les travaux sur ces archives nous ont amenés à nous spécialiser sur l’histoire de la magistrature en France et nous avons organisé des colloques sur ce thème.

A-J : Enfin le dernier axe ?

Emmanuelle Chevreau : Notre dernier axe correspond à une envie d’ouvrir davantage à des questions différentes ces recherches, qui correspondent à des évolutions de la société. Nous essayons de lancer l’axe : « histoire juridique des sciences ». Nous avions fait un test avec l’Académie de médecine, l’Inserm et le CNRS, à propos d’un colloque sur la déontologie, l’éthique et le droit, qui avait connu un beau succès. Cela nous a donné envie de le développer cet axe. Nous voulons aussi créer un séminaire interdisciplinaire : sur des thèmes définis, nous réunirons un médecin, un juriste, un historien de la médecine ou des sciences, pour que chacun apporte son point de vue.

A-J : Quels sont vos projets ?

Emmanuelle Chevreau : En ce moment, nous avons besoin de moderniser les banques de données pour en faire des bases participatives. Dans le but de trouver de l’argent, nous sommes en train de déposer un projet ANR (Agence nationale de recherche) pour créer une plateforme sur les droits de l’Antiquité, demander à d’autres banques de données si elles acceptent d’être hébergées par nous, faire un blog, des mooc… Et on va permettre aux utilisateurs de rentrer ou de compléter des notices bibliographiques, dans une idée d’interaction.

Nous travaillons aussi dans le cadre de l’humanisme juridique, à un gros colloque, organisé par le Collège de France, en octobre. Le sujet sera : « Voie et voix de la philologie classique : éditer les textes anciens, comment et pour quel public ? », un événement sous la houlette de Dario Montovani, spécialiste du droit romain, en charge de la chaire de droit, culture et société de la Rome antique au Collège de France, et de nombreux autres chercheurs. Notre deuxième projet ANR a pour objectif de refaire toutes les bases liées au Parlement de Paris, et de les ouvrir à d’autres bases européennes.

A-J : Une modernisation de vos outils est donc indispensable ?

Emmanuelle Chevreau : Le numérique a un impact relativement clair, ce que l’on voit beaucoup auprès des doctorants. Ils utilisent les ressources électroniques, ils demandent à acheter des abonnements relativement chers pour avoir accès à certaines données en ligne. Quand ils sont en France, ils travaillent à la bibliothèque et aiment le contact avec les livres papiers, mais quand ils sont à l’étranger, ils font automatiquement appel à des sources numériques. Ceux qui écrivent leur thèse réalisent de plus en plus souvent leur propre source de données, ce qui ne se faisait absolument pas avant. C’est très pratique pour analyser les informations. Bien sûr, cela concerne tous les autres outils numériques : quand vous avez une source numérique de plusieurs centaines de page, une recherche par mots-clés facilite grandement la tâche.

A-J : Quel regard portez-vous sur ces avancées ?

Emmanuelle Chevreau : C’est la conséquence des évolutions technologiques. Si j’avais eu ces moyens pour ma thèse, j’aurais pu exploiter beaucoup plus de sources numériques ! Mais à mon époque, nous ne disposions que de la fonction qui isolait les radicaux d’un même mot… et c’était déjà bienvenu.

A-J : Quels autres sujets de recherche sont-ils étudiés ?

Emmanuelle Chevreau : Les doctorants vont organiser un colloque en décembre sur le sujet : « Continuité et discontinuité de la notion de naturel au XVIe et au XXe siècle », avec des doctorants juristes et philosophes de Bordeaux et Clermont-Ferrand. Une doctorante travaille sur la place des animaux en droit romain, et c’est extrêmement intéressant puisqu’on est surpris de voir qu’on n’est pas dans un système des animaux-machines à la Descartes mais que les choses sont beaucoup plus complexes. Une autre travaille sur les prêtresses dans la religion romaine. Ce sont des sujets que l’on n’aurait pas traités il y a 20 ou 30 ans. Mais les questions de société suscitent des questionnements de l’histoire.

J’ai aussi des collègues qui travaillent sur le droit canonique dans la culture juridique européenne (du point de vue économique, de la procédure, des contrats), là encore dans une dimension européenne. Et puis, d’autres approfondissent les travaux sur les Parlements en Europe, ce qui est intéressant car cela pose la question de la place du juge : le judiciaire doit-il être un pouvoir, et quels liens entre judiciaire et législatif et exécutif ? Ce sont des questions qui ont un ancrage très actuel.

A-J : Comment démocratiser vos recherches ?

Emmanuelle Chevreau : Nous avons déjà, adossé au centre, un master 2 en histoire du droit. Ces étudiants ne se destinent pas forcément à une thèse en droit, mais visent plutôt l’ENM ou le concours du barreau. Ce cursus leur donne une préparation au grand oral. Souvent, du point de vue de la réflexion juridique, cela leur ouvre des pistes auxquelles ils n’auraient jamais pensé avant et cela nous rend attractif.

Nous avonségalement un diplôme universitaire sur ce thème, avec beaucoup d’avocats inscrits, sans doute attirés par la réflexion intellectuelle. Cela leur donne l’occasion de reprendre pied avec la réflexion, car les avocats sont finalement souvent dans des actes répétitifs, des questions de délais et procédures. Sur un sujet technique, un avocat qui réfléchit et construit son raisonnement en faisant référence au droit romain peut faire la différence pour gagner une affaire ou pour se réancrer dans le droit, car les avocats ont une application pratique du droit et lisent moins la doctrine que les magistrats.

Enfin, dans notre centre de recherche, parmi les chercheurs CNRS, nous comptons des latinistes et hellénistes. Ils ont accepté de donner gratuitement une fois par semaine pour tous les doctorants ou les étudiants en master, des cours de latin et grec. Ainsi, si quelqu’un n’a pas eu cette opportunité, cela devient possible, même sans embrasser une carrière judiciaire.

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