« La virilité coûte 100 milliards d’euros par an à la société française »

Publié le 12/05/2021

Les faits sont là, implacables et dérangeants : les hommes sont responsables de l’écrasante majorité des comportements asociaux. « En France, ils représentent 83 % des 2 millions d’auteurs d’infractions pénales traitées annuellement par les parquets et 90 % des condamnés par la justice, 86 % des mis en cause pour meurtres, 99 % des auteurs de viols, 84 % des auteurs présumés d’accidents de la route ».

C’est par ces mots que l’historienne, Lucile Peytavin, introduit son livre-essai puissant :  Le coût de la virilité. Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, publié aux editions Armand Collin. En chaussant les lunettes du genre, elle propose une plongée passionnante et érudite dans les rouages de la virilité toxique. Celle qui, au lieu de servir la cause des hommes, ne fait que les pousser à revendiquer la force comme étendard identitaire, à exercer une domination sur les femmes ou les hommes qui ne rentrent pas dans les critères de cette masculinité délétère, et celle qui, au lieu de les pousser à exprimer leurs sentiments, les pousse dans les méfaits des addictions.

Si la recette d’une société plus égalitaire n’est pas miraculeuse, la prise de conscience que l’immense majorité de la population carcérale est masculine devrait pousser à agir car, en matière d’éducation, c’est dès le plus jeune âge que les choses doivent évoluer. Le mythe de la testostérone est bel et bien révolu : bonne nouvelle, les hommes ne sont pas condamnés à être violents. Dès lors, ne faudrait-il pas se comporter comme… les femmes ? Ce faisant, Lucile Peytavin espère que ce coût élevé de la virilité, qu’elle chiffre à presque 100 milliards d’euros par an, permettra à une société plus pacifique et égalitaire de voir le jour.

Les Petites Affiches : Comment est né ce travail inédit ?

Lucile Peytavin : De par mon parcours associatif, professionnel ou universitaire, j’ai toujours accordé une grande importance aux différences entre les hommes et les femmes au niveau de la société. Je suis tombée, en creusant sur le sujet, sur ce chiffre qui m’a interloquée : la population carcérale est à 96 % masculine. Je me suis demandée comment il était possible que je ne le sache pas, qu’on n’en parle pas, et surtout qu’est-ce que cela voulait dire de la violence, de la délinquance, de la criminalité chez les hommes ? Je suis allée voir les statistiques disponibles, et je me suis rendue compte qu’ils étaient surreprésentés dans tous les types d’infractions, et notamment les plus graves (homicides, viols, etc.). Tout cela n’a jamais été calculé.

L’idée a mûri en moi quelque temps. Dans la rue, dès que j’assistais à une intervention des forces de police, je me disais « c’est très probablement un homme qui est mis en cause ». Si l’on résume, ce coût se traduit par plusieurs faits : les services de police sollicités, une enquête, les éventuels services de secours pour les victimes, et si celles-ci ont des séquelles à vie, des soins, éventuellement une procédure pénale, la prison, etc. J’ai donc séparé les coûts en deux branches : un coût direct supporté par l’État (pour les forces de l’ordre, services de justice et de santé) et un coût indirect supporté par la société, qui se traduit par la souffrance des victimes, qu’elles soient psychologiques ou physiques et qu’on peut estimer financièrement, la perte de productivité des auteurs comme des victimes, et les destructions de biens. C’est comme cela que j’ai construit mon plan pour évaluer le coût. Je me suis bien évidemment posé la question de l’origine de cette violence.

LPA : Justement, tout votre propos explique, à grand renforts d’études tout à fait édifiantes, que la violence est une construction sociale et non une donnée biologique. Pourriez-vous revenir dessus ?

L.P. : Je prends en effet la peine d’expliquer que tout cela ne vient pas de la nature des hommes, mais que c’est bien le résultat d’une éducation. Grâce à mon parcours universitaire, cela fait longtemps que j’avais déconstruit tout cela. La première partie consistait à déconstruire toutes ces idées reçues sur la violence des hommes.

LPA : Pourquoi est-ce si important de montrer que la violence est une construction sociale ? Sans doute serait-il dangereux de croire qu’on ne peut rien faire…

L.P. : Bien souvent on m’avance l’argument de la testostérone. Mais si les hommes étaient naturellement violents, cela veut dire que l’on ne pourrait rien faire. Cela veut dire également que si l’on voulait économiser ce coût, on se demanderait que faire des hommes. Les sciences sont très claires à ce sujet, les hommes ne sont pas violents par nature. Ce n’est pas la faute de la testostérone, ce n’est pas le cerveau. Cela n’a pas toujours été comme cela dans l’histoire. Donc heureusement que c’est une construction sociale, cela veut dire qu’on peut le déconstruire. C’est très important !

LPA : La clé du changement réside sans doute dans l’éducation, même si vous montrez en conclusion que ce n’est pas une solution miracle non plus…

L.P. : Dans les pays du nord, une éducation neutre a été mise en place dans le système scolaire depuis les années 90. Donc ce n’est pas si vieux que cela, sans compter qu’il y a eu des résistances, cela n’a pas été simple. Il est vrai que sur la question des violences, on voit que cela ne porte pas ses fruits, puisqu’au Danemark, en Finlande et Suède, 30 % des femmes ont été victimes de violences quand la moyenne est de 22 % en Europe. Mais finalement, quelques heures d’éducation neutre ne suffisent pas à enrayer les schémas culturels qui apparaissent avant même que l’enfant naisse. Les parents projettent énormément de choses sur les enfants, on ne les construit pas de la même manière, filles et garçons reçoivent une éducation différenciée qui les conduit à cette culture de la virilité. Cela les pousse à se comporter davantage de façon délictuelle que les filles. Mais si l’on prend l’exemple de la France, on constate que les femmes, qui forment 50 % de la population, ont des comportements beaucoup plus pacifiques, en adéquation avec la société de droit dans laquelle on vit (elles ne représentent que 10 % des mis en cause par la justice). Donc cela veut bien dire que l’éducation qu’on leur donne, qui repose peu ou pas sur ces valeurs viriles, est la solution. C’est ce que je propose : d’éduquer les garçons comme les filles, qu’ils jouent davantage avec des poupons pour développer la capacité à s’occuper d’autrui, qu’ils deviennent plus empathiques, qu’on leur apprennent à respecter les filles, tout ce que l’on ne fait pas assez avec les garçons.

LPA : Les hommes représentent donc 90 % des condamnés par la justice. Ils sont auteurs à 99 % des viols, à 96 % des violences au sein du couple et à 95 % des vols avec arme notamment. Existe-t-il d’autres facteurs, socio-économiques par exemple, qui peuvent favoriser la violence ?

L.P. : Il y a d’autres facteurs, mais le premier critère qui définit les délinquants et les criminels, c’est le sexe. Même dans les milieux pauvres, il existe un gouffre statistique entre les hommes et les femmes. Même dans ces milieux-là, ce sont les hommes, dans l’immense majorité, qui commettent les actes, quel que soit l’âge, le milieu, le niveau d’éducation, etc. Le premier critère est le sexe masculin, et tous les autres critères sont secondaires. Ce constat pose des questions sur les politiques publiques de lutte contre la délinquance, puisque, effectivement on voit qu’elles ciblent d’abord des zones géographiques ou des tranches d’âge, alors qu’en fait ce n’est pas le premier critère qu’il faudrait cibler.

LPA : Cela ne serait-il pas politiquement incorrect ?

L.P. : J’ai eu beaucoup de mal à trouver des documents ventilés par sexe, que ce soit dans les documents du ministère de la Justice ou de l’Intérieur. Dans mon livre, je parle d’un exemple : le ministère de l’Intérieur avait fait une étude sur la délinquance au moment des matchs de football, mais à aucun moment ils ne parlaient du sexe des individus, qui doivent être à 99 % masculins. Il y a un vrai manque. C’est un vrai impensé statistique.

LPA : Vous expliquez bien ne pas viser les hommes en tant que tels mais un système. Pourriez-vous détailler ce point ?

L.P. : Pendant l’écriture de mon essai, je me suis aperçue que je ne pouvais pas faire l’économie de préciser que je ne m’en prenais pas aux hommes mais à la virilité, à un système. Mon levier, c’est l’éducation. Je propose de travailler sur la prévention, en amont. Alors certes, il existe des progrès, comme avec le mouvement #MeeToo, qui a permis une certaine prise de conscience des comportements agressifs d’hommes vis-à-vis des femmes. Mais je prends souvent cet exemple : on ne peut toujours pas offrir un t-shirt rose à un petit garçon en 2021. C’est révélateur des résistances autour de cette question, qu’un homme doit être viril et pas autre chose, et en même temps, une dévalorisation de tout ce qui est féminin. Effectivement ce mécanisme induit, par la suite, des comportements sexistes.

LPA : Quel a été l’accueil fait à votre livre ?

L.P. : On peut faire deux catégories : la première, composée des hommes qui n’ont pas lu le livre. Il arrive en effet que les hommes se vexent et se sentent visés, mais cela serait dommage qu’ils ne lisent pas le livre. Certains sont allés jusqu’à me dire que j’aurais pu remplacer le mot « homme » par le mot « juif » et que ça leur rappelait les heures les plus sombres de notre histoire… D’autres affirment que « la testostérone, on n’y peut rien, on est comme cela ». Ce que je déplore c’est que ces critiques viennent de ceux qui n’ont pas lu l’ouvrage. Face à ces personnes, je reste très factuelle. Mais j’ai eu aussi de très bons retours de l’immense majorité des lectrices, comme si elles avaient ressenti une claque, avec l’impression d’avoir eu quelque chose sous les yeux mais tout à la fois invisible.

LPA : Cette virilité toxique ne fait vraiment de bien à personne…

L.P. : Oui ! Je dis bien dans le livre que la virilité, on en est tous victimes ! Les femmes par les violences systémiques que l’on subit, mais les hommes aussi, qui ont tout intérêt à sortir de ces schémas aussi toxiques pour eux, en témoignent les chiffres sur la santé, les prises de risque… et tous les hommes qui ne répondent pas aux injonctions virilistes.

LPA : Son coût est majoritairement porté par la justice… Que pourrait-on faire avec ces presque 100 milliards d’euros annuellement économisés ?

L.P. : Le jour où l’on éduquera nos fils comme nos filles, on pourra réaliser des économies colossales : à la fois financières, car tous ces coûts importants pour l’État pourraient être réinjectés dans des politiques ambitieuses (exemple, la lutte contre la grande pauvreté est estimé à 7 milliards d’euros seulement !) et dans le quotidien des citoyens et citoyennes : le coût humain serait économisé. Je pense à toutes les victimes qui seraient épargnées par ces comportements. Et également au quotidien, on vivrait dans une société plus apaisée, sans peur de rentrer seule chez soi, on se sentirait beaucoup plus libres.

LPA : Vous mettez vos lunettes du genre. Les décideurs publics pourraient avoir le courage de les chausser aussi. Votre propos serait-il trop incompris ?

L.P. : Vu les réactions, peut-être ! Mais l’intérêt, c’est qu’on a un coût sur lequel s’appuyer, largement sous-évalué, parce qu’il y a plein d’infractions où je n’ai pas de données ventilées par sexe, comme avec toutes les infractions qui ne font pas l’objet d’une procédure pénale : les agressions verbales, les incivilités, les dégradations. J’espère que cela peut convaincre de prendre le risque de poser la question avec les lunettes du genre. J’ai envoyé mon livre en haut lieu, on verra bien quelles sont les réactions !

LPA : En miroir, que dire de la surreprésentation des femmes criminelles dans la littérature ? Est-elle le fruit d’une société misogyne ?

L.P. : Je pense qu’il y a quelque chose qui relève un peu de la curiosité. On se dit que la violence physique est contre-nature chez les femmes. Quand il y a violence physique, on a d’autant plus d’appétence pour essayer de comprendre ou d’en savoir plus. Il y a beaucoup plus de littérature : dans les journaux ou dans la littérature académique, c’est un sujet souvent traité. Mais ce n’est pas parce qu’on met une loupe dessus qu’elles sont nombreuses, car les femmes ne sont qu’une infirme partie des mis en cause. Et l’autre aspect est misogyne : on entend « peut-être qu’elles ne commettent pas beaucoup de violences physiques, mais en revanche, les violences psychologiques, les perverses, les manipulatrices, c’est cela leur domaine » ! À cela, je réponds que des études sur ces questions concernant les couples montrent qu’en 2018, 217 femmes ont été poussées au suicide par leur conjoint. Finalement, les femmes sont également victimes de violence psychologique. Il y a beaucoup de choses à déconstruire autour de la violence des femmes.

LPA : Vous sortez d’une pure position d’historienne pour devenir essayiste. Comment faire le lien entre ces deux positionnements ?

L.P. : Ma formation d’historienne m’a permis de trouver ma méthodologie de travail. Quand je cherche de la littérature académique, je cherche des données fiables, produites par des laboratoires de recherche accrédités. Mais en ce qui concerne la sortie de ma zone de confort, notamment pour les chiffres et les calculs, j’ai travaillé avec un statisticien.

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